Made in Congo
par Sandrine Meslet
Pour Léa,
Fidèle au testament de Bismarck, Congo Inc. fut plus récemment désigné comme le pourvoyeur attitré de la mondialisation, chargé de livrer les minerais stratégiques pour la conquête de l’espace, la fabrication d’armements sophistiqués, l’industrie pétrolière, la production de matériel de télé communication high-tech1.
Quel pays parvient aujourd’hui à réunir toutes les contradictions du monde actuel ? À cette question, In Koli Jean Bofane répond avec son beau, et néanmoins percutant, roman intitulé Congo. Inc. L’ouvrage, publié en 2014, témoigne de l’acuité du regard que le romancier pose sur la République Démocratique du Congo (RDC), il y décrit avec lucidité les forces, et même les intérêts, en présence qui déchirent ce territoire depuis plus d’un siècle. Le sous-titre « Le testament de Bismarck » invite à repenser l’histoire de la RDC dans le temps long, du début de la colonisation au moment où le territoire se transforme en un inépuisable gisement de ressources dont se gavent les belligérants.
La langue vient alors servir avec élégance des personnages en quête de sens, l’ironie mordante les prend pour cible car, de cette république, rien ni personne ne sort indemne. Entrés dans la grande fabrique sans en connaître les codes, les personnages construisent les leurs et sombrent, à leur tour, dans ses méandres. Amis lecteurs, réjouissons-nous la littérature est puissante, en témoigne un des ses derniers uppercut.
Destins croisés à Kinshasa
Rien ne peut justifier la souffrance infligée, on ne légitime pas le désastre2.
Le roman s’ouvre sur un jeune homme homme, du nom d’Isookanga, issu de la minorité ethnique Ekonda, sur laquelle tous les personnages du roman s’accordent pour porter un regard condescendant. La petite taille du personnage sera pourtant un élément central de l’intrigue puisqu’elle le conduira à être tour à tour accepté, manipulé, sous-estimé par les autres personnages du roman.
En attendant de réaliser son rêve, celui de vivre enfin au coeur de la mondialisation, Isookanga laisse défiler sur son écran d’ordinateur, qu’il a subtilisé à une jeune ethnologue de passage, des jeux de guerre. Il rejette les traditions batwa que veut lui inculquer son oncle et imagine déjà la vie qu’il pourrait mener à Kinshasa. Et, il est vrai que la capitale s’apparente bien au lieu mondialisé imaginé par le jeune homme, où l’on croise les acteurs d’un pillage international, mais aussi de nombreux shégués, enfants des rues, dont il va se rapprocher jusqu’à devenir leur représentant. Ils sont ainsi décrits de façon collective, leurs corps portent les mêmes stigmates et leurs traits renvoient aux mêmes souffrances :
Leur physique était remarquable. La précarité avait asséché leurs muscles, les rendant aussi durs et noueux que la corde. Il n’y avait pas d’enfants replets parmi eux. Ils vivaient au jour le jour, s’accrochaient à la vie et au bitume avec les griffes, avec les dents3.
Les shégués survivent grâce à leur acharnement, à leur instinct de vie quasi sauvage, auquel renvoie le mot « griffes ». Plus loin dans le roman, les shégués se révolteront et apparaitront, à nouveau, comme une totalité dans une mise en scène, digne d’une chorégraphie, qui dénonce la violence de leur condition : « Les enfants gesticulaient et dansaient en mouvements désordonnés, balançant les bras et les jambes dans toutes les directions, les visages agressifs ou au contraire hilares, la bouche grande ouverte, pour mettre en lumière la dérision de ce monde4. »
Comme eux, Isookanga est livré à la rue et à ses trafics, au cœur de cette communauté d’enfants en marge, qui ne se protège que grâce à son nombre, il découvre l’importance du lien qui permet de se résister au monde extérieur, ici incarné par les adultes. Il fait aussi la connaissance de Zhang Xia, un jeune chinois, avec lequel il décide de se lancer dans la mondialisation en vendant de l’eau-pire, eau sensée rappeler à ceux qui la boivent la région d’origine d’Isookanga.
À plusieurs reprises, l’analepse rejoue le parcours cruel qui condamne ses enfants aux menus larcins et à la prostitution. La mort d’Omari Double-Lame permet de découvrir son embrigadement en tant qu’enfant-soldat, et met en scène sa révélation à la vue d’un jouet sur l’étalage d’un marchand.
Au Grand Marché, il était tombé en arrêt devant le pistolet à eau. Il était resté en arrière du peloton et avait fait demi-tour pour revoir l’objet et peut-être l’acquérir. Le vendeur avait accepté un prix moindre. Omari avait immédiatement rempli l’arme en menaçant un vendeur d’eau pire. Quand il avait pressé la détente, une irrésistible envie, vite réprimée, de rire lui était venue. Il l’avait à nouveau pressé, et avait ri à n’en plus pouvoir5.
Dans l’extrait, l’innocence n’est pas perdue, elle existe encore sous les traits de la curiosité, de fait, Omari revient sur ses pas et en oublie de suivre le groupe de militaires. Le jouet qu’il manipule le ramène alors à l’enfance, tout en conservant une force symbolique indéniable car il s’agit de la réplique d’une arme. Par la biais de ce jouet, il renoue avec le rire et s’invente un nouveau destin. Mais c’est aussi le cas de Shasha la Jactance, chef des shégués, contrainte de fuir avec ses deux jeunes frères après le massacre de sa famille. Chaque enfant porte en lui un drame qui rappelle tous ceux qui hantent la mémoire du pays.
Là où les enfants tentent de survivre dans les étalages du marché, d’autres s’enrichissent sans scrupules et ce au nom de Dieu. L’apparition du sapeur Jonas Monkaya, prêtre de sa condition, évoque à elle-seule le tournant marketing de la religion, devenue source de profit.
Jonas Monkaya avait alors racheté au fin fond de Ndjili une boîte de nuit désaffectée qu’il avait retapée et ouverte sous la dénomination : Église de la Multiplication divine. Mais si l’homme avait un certain sens du marketing, il avait surtout du bagout, il savait comment baratiner Dieu6.
Le sapeur divin, à la débordante garde-robe, se moque bien de ses brebis. Ce qui lui importe, c’est l’argent qu’il ne cesse d’amasser à chacune des ses « représentations ». Le personnage ne semble pas craindre la colère divine car il n’hésite pas à « baratine[r] » Dieu « avec bagout ». Il use de cette colère, qu’il se plaît à incarner avec excès auprès de ses fidèles pour mieux les contraindre à l’apaiser avec des billets.
Dommages collatéraux
Et ce fut la plus vaste cacophonie qu’on ait entendue depuis Babel, sauf peut-être aux assemblées de l’ONU juste avant le vote d’une résolution sur la Palestine7.
Les circonstances historiques évoquées par le roman sont l’occasion de revenir sur l’instabilité politique du pays liée à la mainmise internationale. Un personnage, venu du Kivu, de l’est du pays, nouvellement nommé à Kinshasa, sert de prétexte à cette digression politique. Kiro Bizimungu est un Rwandais tutsi qui a échappé au génocide et combattu pour le Front Patriotique Rwandais. Resté en lien avec le nouveau gouvernement rwandais, le personnage se charge d’approvisionner son ancienne patrie en matières premières congolaises.
Des cargaisons étaient cheminées sans relâche de l’autre côté de la frontière, au Rwanda, devenu subitement la plaque tournante patentée des minéraux stratégiques. Tout se traitait là-bas. Le business était bien rôdé, une bourse des matières premières tournait à plein régime. La guerre au Congo avait débuté en 1996 au Kivu et Kiro y avait pris part comme beaucoup de Tutsis établis dans la région, suite à la récurrence des pogroms chez eux, au Rwanda8.
L’importance du trafic est visible au travers des mots et expressions « sans relâche », « la plaque tournante », « le business », « à plein régime ». Il s’agit, en fait, d’un véritable pillage dont la population va être cruellement victime. Kiro Bizimungu, dit « commandant Kobra Zulu » devient un mercenaire dont le groupe pille, viole et terrorise la population du Kivu. Le personnage ne s’appréhende en tant qu’homme qu’au travers de la peur et de l’effroi qu’il suscite.
Dans ses tenues de bête de guerre, il avait senti les regard qu’on portait sur lui. Quand il apparaissait avec ces hommes, c’était le diable en personne à l’époque où il était le commandant rebelle Kobra Zulu. Au temps où il se parfumait encore à la fragrance du coup de feu et s’enivrait du parfum du sang, son sexe gonflait et durcissait à lui faire mal9.
Le retour à la vie civile est regrettable à plus d’un titre pour Kiro, abreuvé de violence, fantasmant son pouvoir, il se retrouve bien démuni, sexuellement parlant, loin de son « terrain d’actions ». Son épouse, qui n’est autre qu’une jeune rescapée d’un village livré à sa vindicte, incarne, par son silence, le destin qui va se retourner contre celui qui pensait si bien le maîtriser.
La scène de dépeçage du chef de village, autre analepse du récit, illustre cet impossible retour en arrière, la danse et les chants qu’entament les miliciens sous les ordres de Kiro montrent le profond détachement de ces derniers, incapables de réaliser la portée de leurs actes. L’horreur s’y trouve être parfaitement banalisée « Et en poussant l’effort un peu plus loin, si on parvenait à éradiquer sa population le plus silencieusement possible, on pourrait atteindre le stade de maître parmi les maîtres du monde10. »
Dans le roman, aucune place n’est accordée à la rédemption car les personnages ne sont pas dans le regret. Le système est fait de telle sorte que leur seule raison d’être est le profit.
C’est pourquoi ni les procès ni les condamnations n’aboutissent dans le roman, la justice ne peut rien contre de tels bourreaux car elle est lente et souvent minée par la corruption. Mais, face à elle, se dresse la vindicte populaire, tout aussi sauvage mais néanmoins efficace. La foule lynche le corps de Kiro avec le même enthousiasme, la même frénésie, faisant ainsi écho aux propres exactions passées du personnage, toutefois sa violence n’est présentée comme une solution pour sortir du marasme.
Les hommes des Nations Unies sont eux-aussi réduits à collaborer avec les bourreaux pour s’enrichir, à leur tour, sur le dos de la population, c’est Shasha la Jactance qui incarne cette fois la vengeance du peuple. En acceptant de se prostituer pour un commandant des casques bleus, elle l’empoisonne à petits feux et parvient à ses fins avant qu’il ne soit rattrapé par la justice internationale « Il y a beaucoup trop d’intérêt au Congo, Célio. Tout le monde veut s’y remplir les poches. Les rebellions ne servent qu’à cela, tous nos rapports le prouvent. Nos casques bleus font comme tout le monde, c’est aussi simple11. »
Dans le roman, les personnages se rencontrent, s’entre-aident sans rien savoir les uns des autres, seul le lecteur est invité, par le biais du narrateur et de son ironie mordante, à prendre de la distance et à sortir de toute forme d’urgence. Roman des parcours croisés, In Koli Jean Bofane signe une œuvre mystérieuse et désabusée sur les forces ambivalentes qui sont présentes en RDC. Personne ne s’y trouve épargné et tout intérêt porté au pays est minutieusement observé, puis tourné en dérision, jusqu’à ce qu’apparaissent les intentions cachées qui trahissent la voracité sans fond des personnages.
1 In Koli Jean Bofane, Congo Inc., Actes sud, 2014, p. 272.
2 Ibid., p. 223.
3 Ibid., p. 84.
4 Ibid., p. 113.
5 Ibid., p. 124.
6 Ibid., p. 145.
7 Ibid., p. 107.
8 Ibid., p. 78-79.
9 Ibid., p. 82.
10 Ibid., p. 133.
11 Ibid., p. 231.
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