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7ème édition du festival Plumes d’Afrique, Activités de nos partenaires, Bande dessinée francophone, Comptes-rendus de lecture

Didier Kassaï, Tempête sur Bangui

Un refuge contre la peur

par Victoria Famin

 

KassaïAvec le soutien d’Amnesty International, Didier Kassaï publie en octobre 2015 Tempête sur Bangui, chez La Boîte à Bulles. Il s’agit de son deuxième album personnel, après L’Odyssée de Mongou, paru en 2008 aux éditions Les Rapides et réédité en 2014 chez L’Harmattan BD. L’œuvre de cet auteur centrafricain est vaste et il a reçu plusieurs prix, dont celui de « Vues d’Afriques » du festival d’Angoulême de 2006 et le prix « Africa e Mediterraneo » de Bologne.

Tempête sur Bangui présente un témoignage sur le conflit politique et social que connaît la République Centrafricaine en 2012 et 2013. S’adressant au lectorat français et européen, l’auteur prépare dans un texte préliminaire quelques informations qui permettent de comprendre le contexte dans lequel éclatent les tensions qui vont bouleverser la vie des Centrafricains. Après la réélection du président François Bozizé, des rumeurs concernant la possibilité d’une réforme de la constitution du pays dans le but de lui permettre de s’éterniser au pouvoir commencent à circuler. Suite à ces soupçons naît la Séléka, une alliance de différents secteurs qui cherchent le départ du président. En décembre 2012 les tensions éclatent au nord du pays et les rebelles, qui occupent une à une les villes centrafricaines, font route sur Bangui, annonçant une tempête de violence qui s’abattra sur la population.

Se positionnant lui-même comme témoin, Didier Kassaï tente de partager dans cet album son regard sur les événements qui se sont produits à l’époque, tout en exposant son expérience la plus intime. Pour ce faire, il conçoit pour son album une introduction, deux parties et un épilogue.

Une véritable tempête, tous azimut

Après avoir décrit dans l’introduction une situation de tension croissante due au conflit politique, la tempête s’annonce comme une menace inévitable. Cette tempête est multiple, car elle n’évoque pas seulement l’arrivée des rebelles dans la ville de Bangui, mais aussi les événements que cette invasion peut entraîner. La violence de la guerre et l’exode des habitants constituent des moments de souffrance qui s’annoncent dans cette année 2012.

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En ce sens, les planches de Didier Kassaï cherchent à évoquer deux mondes parallèles : celui de la vie quotidienne des centrafricains, qui se déroule à ciel ouvert, dans une profusion de petits étales, de buvettes et de points de rencontre, et celui des affrontements militaires, caractérisé par de constantes explosions, des apparitions militaires inattendues et une vitesse violente qui vient bouleverser le rythme de la vie des habitants du pays. Les scènes où la population civile se voit confrontée à l’arrivée des milices sont marquées par des mouvements centrifuges qui expulsent les citoyens hors de l’espace urbain.

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L’exil, qui s’impose comme seul échappatoire à la population exposée aux violences et aux exactions des hommes de la Séléka, est illustré sur des planches complètes, ce qui souligne le caractère massif du phénomène.

Pourtant, un élément peut troubler la lecture de cet album : le fait de ne pas distinguer les membres de la Séléka et ceux des milices Balaka, qui soutiennent le président Bozizé. En effet, les traits des visages sont tous semblables et, par ailleurs, ne se distinguent en rien avec ceux des populations civiles. Cette décision de l’illustrateur peut répondre à la volonté de montrer la complexité de ce conflit qui oppose les concitoyens.

Le besoin de témoigner

Tempête sur Bangui est aussi un témoignage personnel, intime, que Didier Kassaï décide de présenter au lecteur. Il apparaît lui-même dans l’album, dans son rôle d’auteur et en même temps dans celui d’un habitant de la capitale centrafricaine. Si dans un premier temps il présente sa situation comme étant difficile mais prometteuse, le début du conflit va secouer sa vie d’artiste. Il voit ses projets tomber à l’eau, comme la première étape d’une descente en enfer qu’il va vivre en tant que simple citoyen et père de famille. Cette situation l’oblige à quitter son rôle d’intellectuel pour devenir un homme qui tente de sauver sa vie.

Pourtant, dans ce contexte d’extrême violence, le dessin fonctionne comme une thérapie contre la peur, non seulement pour lui-même mais aussi et surtout pour ses enfants, à qui il conseille de se mettre à dessiner. Pour tromper la faim, pour éloigner la mort, les crayons se mettent à l’ouvrage et s’opposent ainsi aux kalachnikovs des rebelles.

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Dans l’épilogue, cette réflexion sur la fonction de l’art et le rôle de l’auteur en temps de guerre est développée de façon explicite. Cette démarche est évoquée dans des vignettes au fond mauve, ce qui détache la planche du reste de l’album, comme une parenthèse métalittéraire. Le personnage-auteur rappelle alors comment est né le projet de Tempête sur Bangui. Les planches de cet album sont alors présentées comme un « refuge face à la peur et à l’incertitude du lendemain »[1]. L’art fonctionne comme un moyen pour se reconstruire après l’expérience dévastatrice de la guerre.

Le devoir de dénonciation

Tempête sur Bangui présente plusieurs histoires qui montrent les différents aspects du conflit qui a secoué la République Centrafricaine en 2012 et 2013. Cette multiplicité de fils que l’auteur développe dans l’album permet aussi d’exposer un regard critique sur les raisons du conflit, les agissements des acteurs principaux, leurs raisons et les conséquences de la guerre. C’est ainsi que Didier Kassaï assume son devoir de dénonciation face aux exactions commises par les rebelles. Tout au long de l’album l’impact du conflit sur le quotidien des habitants de Bangui est évoqué, de façon assez explicite. Les scènes de fuite, d’explosions et de torture sont nombreuses, mais l’auteur tient aussi à dénoncer la violence sexuelle subie par les femmes centrafricaines. Les pillages survenus lors de la prise de Bangui représentent aussi l’occasion de dénoncer le caractère mercenaire des rebelles, qui mènent ces vols massifs conçus comme une juste rétribution des services rendus.

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Si la population réagit comme elle peut face à cette tempête de violence, sans comprendre réellement les intérêts qui la provoquent, Didier Kassaï vers la fin de l’album tient à dénoncer le projet qui sous-tend le conflit : celui de la création d’un état islamique. L’islamisation de la République Centrafricaine est pointée du doigt par les jeunes de Bangui, réunis au Palabre, un lieu de réflexion à Bangui. En effet, le texte qui accompagne l’album, écrit par les responsables d’Amnesty International, évoque la question de la dérive interconfessionnelle du conflit.

Malgré les dangers et les violences qui menacent sa vie, Didier Kassaï présente cet album fait dans l’urgence de la dénonciation. L’auteur conçoit ainsi son rôle : il doit montrer au monde ce qui se passe à Bangui, mais il doit alerter aussi la communauté internationale sur la menace de l’islamisation qui plane sur la République Centrafricaine. Son projet se construit alors en pleine conscience du pouvoir de son crayon et de la nécessité d’assumer son rôle d’artiste en temps de guerre.

[1] Didier Kassaï, Tempête sur Bangui, Saint-Avertin, La Boïte à Bulles, 2015, p. 147.

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