« À défaut de prendre les armes – je ne suis pas un militaire – j’ai écrit un livre[1] »
par Virginie Brinker
Ousmane Diarra était en train d’écrire un roman qui explorait la tradition bambara à travers l’histoire d’un « petit mari » de 8 ans qui s’amourachait d’une adolescente quand la terreur djihadiste s’est emparée de son pays, le Mali, début 2013. Il n’a pu continuer, n’en dormait plus. « Mon histoire, la culture de mon pays étaient menacés de morts, c’était l’humiliation. À défaut de prendre les armes – je ne suis pas un militaire – j’ai écrit un livre » ; son troisième roman, Route des Clameurs[2].
L’opposition de l’auteur aux extrémistes était déjà perceptible dans Vieux Lézard[3] et Pagne de femme[4] dans lequel il narrait « le coup d’état qui allait créer le chaos et précipiter la chute des trois régions dans les mains des islamistes », mais celle-ci est au cœur de ce troisième ouvrage. Le père du narrateur, un artiste, « le plus grand peintre et sculpteur du pays[5] », choisit de résister avec opiniâtreté à « l’invasion des gamins imams des nouvelles mosquées[6] » et à la « horde de barbares de Morbidonnes[7] ». Une voie intenable, quasi suicidaire, qui l’éloigne des siens et de tous, sauf de son jeune fils, qui à l’instar de l’aîné, finira paradoxalement par s’engager dans le djihad pour protéger les siens.
« Nous sommes redevenus ces « sauvages » à civiliser au sabre[8] ! »
« Il ne s’agit pas d’islam mais d’une nouvelle entreprise coloniale qui ne dit pas son nom, d’une invasion impérialiste sous le couvert de l’islam, doublé d’un mépris souverain pour tous nos oulémas, pour tous nos cadis, pour tous nos imams, ceux présents comme ceux du passé. Une négation de tout ce que nos ancêtres ont fait pour que nous soyons aujourd’hui là, avec des pays, avec des civilisations[9]. »
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le roman s’ouvre sur la perte du nom, symbole de l’identité : « Un : ne vous attendez pas à connaître mon nom. Parce qu’à force d’ajouts et de rallonges à n’en plus finir, il était devenu trop long à porter dans ma seule tête de gamin[10] ». On apprendra en effet au fil du roman que le jeune narrateur est devenu, pensant ainsi pouvoir le renverser, tout à la fois l’héritier et l’esclave sexuel de Mabu Maba dit Fieffé Ranson Kattar Ibn Ahmad Almorbidonne, le calife extrémiste qui s’est emparé du pays. La longueur du nom de ce dernier dit la charge satirique, tout comme l’onomastique en elle-même puisque « Mabu Maba » signifie notamment « menteur », « imposteur ».
Une imposture. C’est bien de cela qu’il s’agit. « Et tout le monde aussi s’est mis à nous tromper, nous les petits riens d’Afrique et des environs[11] », « nous autres Blacks nègres afro-africains désespérément vissés au bled-continent, taillables et corvéables à merci[12] ». Il est en effet très clair dès le départ que « les Morbidonnes étrangers [sont] venus des quatre coins du monde pour nous voler nos terres et nos âmes[13] », « purifier le Mali des impies, des juifs et des idolâtres bambara[14] ». « C’était l’occupation[15] », les gamins imams étant parvenus à « coloniser nos consciences[16] ». Or, « la pire des colonisations est celle qui se fait par la conscience[17] ». Le parallèle entre colonisation et islamisation radicale du pays est ainsi repris et martelé.
Tout ce qui rattache le narrateur à sa culture originelle, à commencer par Manamani de Bazana, son amour d’enfance, fonctionne ainsi comme le leitmotiv de la quête du garçon. D’autant que le village de Bazana est aussi le fief de la résistance aux soldats du Calife. Les symboles ici parlent d’eux-mêmes.
Mais le roman démonte aussi à la perfection les mécanismes du pouvoir. « Les Morbidonnes, c’étaient d’intrépides enfants ramassés dans les rues de Maabala et d’autres villes dans d’autres pays du monde. Ils étaient très en colère contre la terre entière et tous ses habitants parce que personne ne s’était occupé d’eux quand ils étaient venus au monde[18] ». Or ceux-ci « prospèrent dans l’ignorance et la bêtise[19] » car le pouvoir se fonde avant tout sur une rhétorique, qu’il est nécessaire d’être en mesure de décrypter :
intarissables sur la charia et ses vertus purificatrices de notre monde en déperdition par la faute de l’Occident décadent qui n’allait pas tarder à payer pour toutes les fautes de l’humanité […], ils parlaient tellement bien du paradis (mais aussi de l’enfer pour ceux qui ne voulaient pas les suivre) que beaucoup de jeunes et d’enfants et d’hommes et de femmes, même ceux qui allaient à l’école et à l’université, prenaient leurs boniments pour de l’argent comptant. Et de l’argent comptant, eh Allah ! comme on en avait besoin par ici[20] !
Pendant ce temps, le Calife ne risque bien sûr pas sa vie lui-même au « jaadi ». Il est décrit comme plein de vices, se faisant livrer coke et liqueurs au palais et abusant sexuellement du narrateur, tout en passant pour un saint homme aux yeux de la foule : « Mon jeune ami, le jaadi, c’est utiliser des imbéciles pour enrichir les malins comme toi et moi ! Ne sois pas bête[21] », lâche-t-il avec cynisme.
Mais si les mots peuvent donc avoir un pouvoir mortifère, il s’agit de réfléchir aussi aux possibilités de l’art et de la littérature dans ce contexte.
Pour une littérature de l’urgence
Le roman explore en filigrane les fonctions de l’art face à l’urgence. Alors que certains furent tentés de prendre « la clé des champs » et que « d’autres parmi les chanteurs et les poètes, se recyclèrent et devinrent les meilleurs louangeurs d’Allah et de son prophète et du grand Calife [22]», le père reste et poursuit son œuvre. Condamné par les gamins imams pour avoir « trop essayé de copier Allah dans ses œuvres[23] », il se voit humilié et forcé à se convertir, mais refusera de le faire, jusqu’au bout.
Sa réponse ? L’intelligence et l’humour, comme ce dessin, légendé « Vieux cochon », qu’il plante près de lui, devant sa maison, diversement reçu et compris par les habitants du quartier et qui devait donner son titre, originellement, au roman, dans une véritable mise en abyme. Cette boutade du père, provocante, incite au questionnement. Elle nous met d’emblée face au véritable pouvoir de l’art, sa polysémie, qui appelle en creux l’interprétation des lecteurs. Une interprétation qui ne saurait être figée car c’est bien ce qu’incarne le père dans le roman par sa résistance sans faille : la nécessaire contradiction, la nécessaire dissonance dans le concert des voix hypocrites : « chacun peut savamment se tromper avec sa seule vérité[24] ».
Pourtant, l’œuvre du père évolue : « Mais jadis éclatants de lumière et de beauté, les tableaux de mon papa étaient de plus en plus sombres et tristes[25] », et force est de constater qu’une évolution esthétique a lieu, de même, au fil des pages du roman qui nous est donné à lire.
Au début du texte, l’enfant-narrateur rappelle par sa gouaille le Birahima d’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma[26], numérotant ses idées dans l’incipit, portant la parole de l’absurdité du monde (en écho à la formule Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas), et faisant preuve d’un humour noir ravageur (« ils déclenchent la Troisième Guerre mondiale contre toi et te charcutent comme on aurait fait d’un cochon de lait si les cochons de lait avaient le droit de vivre dans notre foutu pays[27] ! »). Jusqu’à son enrôlement dans le « jaadi », un acte volontaire censé le rapprocher du calife pour mieux lui permettre de l’assassiner. Les horreurs rencontrées en chemin, l’enfance sacrifiée, brossent alors de noirs portraits du pays, sombrant dans l’embrigadement ou le désespoir. Le registre de l’œuvre se fait plus grave. Nous sommes comme embarqués sur la véritable route des clameurs, celle de l’enfer lors du jugement dernier, dans le cauchemar du narrateur.
Cependant ce sont des points d’interrogation qui se donnent au final à voir dans les « créatures ambiguës » que sculpte le père, à l’image du roman qui s’arrête subitement avec l’intervention d’ « avions dans le ciel », laissant le lecteur sur un questionnement non tranché. Le pouvoir de la littérature et son travail nécessaire du sens, interrogatif et polysémique, se trouvent ainsi rappelés et illustrés dans ce roman, et ce dans leurs fondements même : ils sont le contraire des pensées et discours monolithiques qui expliquent le monde par un principe unique. Absolument vitaux.
[1] Lire l’entretien d’Ousmane Diarra avec les élèves du lycée Jean Monnet.
[2] Ousmane Diarra, La route des clameurs, Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2014.
[3] Ousmane Diarra, Vieux Lézard, Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2006.
[4] Ousmane Diarra, Pagne de femme, Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2007.
[5] Ousmane Diarra, La route des clameurs, op. cit., p. 23.
[6] Ibid., p. 21.
[7] Ibid., p. 19.
[8] Lire l’entretien de l’auteur avec notre partenaire, Gangoueus.
[9] Ibid.
[10] Ousmane Diarra, La route des clameurs, op. cit., p. 9. Premiers mots du texte.
[11] Ibid., p. 11.
[12] Ibid., p. 9.
[13] Ibid., p. 15.
[14] Ibid., p. 27.
[15] Ibid., p. 66.
[16] Ibid., p. 55.
[17] Ibid., p. 146.
[18] Ibid., p. 26.
[19] Ibid., p. 28.
[20] Ibid., p. 32.
[21] Ibid., p. 153.
[22] Ibid., p. 29.
[23] Ibid., p. 34.
[24] Ibid., p. 30.
[25] Ibid., p. 44.
[26] Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, Seuil, 2000.
[27] Ousmane Diarra, La route des clameurs, op. cit., p. 16.
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