Trois chroniques de la « maison assiégée » : familiarité de la violence
par Claire Mazaleyrat
Les trois récits qui composent le roman de Marie Vieux-Chauvet ont été composés en Haïti et publiés en 1968, valant à son auteur l’exil au cours de la dictature de Duvalier, « Papa Doc », qui n’y est jamais nommé, malgré la terreur omniprésente qui imprègne les récits. Marie Vieux-Chauvet, auteure de nouvelles apparaissant surtout comme représentative de la bourgeoisie mulâtresse de l’île, acquiert avec Amour, Colère et Folie, brûlot contre la dictature et son cortège de violences et d’injustices, le statut d’écrivain majeur.
La maison, la femme, la famille
Amour est le récit à la première personne d’une vieille fille, l’aînée des sœurs Clamont, dont l’aristocratie et les valeurs déclinent dans la ville provinciale régie par le commandant Calédu et les hordes de mendiants armés qui l’accompagnent. Eprise de son beau-frère, Jean Luze, Claire fait la chronique de la fin d’une époque; celle des préjugés sur la couleur et les valeurs rances du catholicisme et des grands propriétaires fonciers, au profit d’une nouvelle ère désormais marquée par la libération des pulsions sexuelles et des violences les plus terribles. Le mélange de frustration et de colère qui anime Claire est à l’image de cette petite ville sous la coupe du commandant Calédu, et annonce les temps d’infamie qui vont suivre. L’histoire est censée se passer en 1939, période « creuse » de l’histoire haïtienne – si l’on peut dire – qui suit la fin de l’occupation américaine et prépare l’avènement de Duvalier. Marie Vieux-Chauvet y décrit avec une lucidité désespérée la transition inquiétante entre deux ères pareillement injustes et violentes, une transition marquée par l’éternel renversement des rôles entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien – et dont la vengeance sera terrible. Le cercle familial offre une parfaite image de ces luttes de pouvoir. Claire, la plus foncée des sœurs, celle qui vit honteusement depuis toujours la marque d’infamie des ancêtres noirs dans un foyer de mulâtres, devient peu à peu le bras armé d’une violence qui n’épargne personne, pas même la placide et heureuse Félicie, sa sœur, un personnage dans lequel résonne une époque et un peuple. Si elle n’a jamais souffert les privations qu’endurent les paysans des mornes, Felicie porte les stigmates de la peau noire et des rites vaudous anciens pratiqués en secret par le père, la violence centenaire des maîtres et la honte du dominé, dont elle va s’affranchir en cherchant un bonheur amoureux et familial – qui lui sera refusé, une fois de plus. La cellule familiale, avec les rapports de force qui se tissent entre les deux jeunes et jolies sœurs claires de peau et la mal-nommée Claire, les jeux de manipulation perverse et de masques, permettent à la fois de montrer comment la gangrène de la terreur s’immisce au sein des foyers, n’épargnant personne, autant qu’elle offre une vision privilégiée de la violence qui régit les rapports sociaux en Haïti à la veille de l’ arrivée au pouvoir de Duvalier – champion du « noirisme » et réparateur de torts, avec la violence que l’on sait.
La violence sexuelle qui imprègne le texte est représentative de cette fureur de réparer les injustices dans la chair même des femmes qui ont subi l’exclusion. Calédu viole une pauvre vieille fille et la mutile à tel point qu’elle ne peut plus jamais marcher normalement ; la jeune Annette se livre avec désespoir et frénésie aux mains des hommes qui convoitent sa blancheur et sa fougueuse jeunesse, et finit par épouser un noir parvenu qu’elle n’aurait pas même regardé avant la mort de ses parents, et avant qu’il ne devienne riche et puissant. Quant à Claire, sa frustration de ne pouvoir prendre la place si convoitée de Félicie la pousse à une grande violence qui, d’abord dirigée contre sa sœur elle-même, finit dans un étrange concours de circonstances par se tourner contre l’oppresseur, à travers un acte qui donne enfin sens à son existence d’ « araignée noire tapie dans l’ombre ».
Mais son existence de recluse est avant tout marquée par la dénonciation d’une double violence, et de l’hypocrisie malfaisante qui gangrène ce monde vieillissant et qui vont emporter les Calédu. Le massacre des paysans du morne au lion vingt ans plus tôt ; l’exclusion des « filles mères » ; l’arrogance des propriétaires ; la lâcheté, la peur et la bêtise sont passés au crible d’une conscience lucide qui lance un appel à la liberté et à la révolte au cœur d’une maison fermée, isolée des regards et des envahisseurs :
« La liberté est un pouvoir intime. C’est pourquoi la société y a tracé une limite. Mises à jour, nos pensées feraient de nous des fous et des monstres. Le moins imaginatif cache en lui quelque chose d’effrayant. Nos innombrables anomalies suffiraient à prouver notre origine primitive monstrueuse. Brouillons que nous sommes. Et nous le resterons tant que nous n’aurons pas le courage de tailler sommes. Et nous le resterons tant que nous n’aurons pas le courage de tailler notre route dans la broussaille enchevêtrée de la vie, pour marcher les yeux fixés sur la vérité. » (Amour, p.101)
Cet espace intime de liberté, c’est celui du journal de Claire, mais aussi celui de la maison, véritable laboratoire de la violence en germe dans le reste de la société, dont Claire enregistre les soubresauts, dénonçant l’ancien comme le nouvel ordre social entremêlés de mensonges, de peur, de lâcheté et de cette indicible violence qui éclatera dans les deux récits suivants.
Voix de la colère, voies de la vengeance
La maison assiégée par les « autres », hommes noirs animés d’un violent désir de vengeance, est au centre de Colère, qui livre la chronique d’une famille aux prises avec « le gorille », l’homme en noir vengeur de plusieurs siècles de domination des Noirs par les mulâtres.
« Je suis un nègre, cria-t-il, et ce nègre-là vous crache à la figure. Horribles ! Êtes-vous tous qui voient partout le mal. Refoulés et d’esprit bâtard, vous salissez tous les sentiments nobles. Dieu, j’en suis certain, crache sur cette province, lui aussi, et un jour viendra où vous sentirez s’appesantir sur vous sa main vengeresse et terrible. » (Amour, p.153)
Cette malédiction lancée par le bon Anselme à la population va exclure Agnès Grandupré, menée au tombeau malgré son innocence. Une tragique suis, dans Colère, prend un sens chargé d’une ironie sinistre. Car la famille dont on occupe soudain les terres, dressant un mur le long duquel fourmillent des mendiants vêtus de noir et armés jusqu’aux dents, vit de plein fouet la déchéance et la vengeance des misérables.
« La maison en bois, de style colonial, ressemblait à toutes les maisons anciennes du quartier. Bâties entre cour et jardin, elles s’élevaient, surmontées de balcons à balustrades et de pignons en forme de chapeau, au milieu de vastes propriétés plantées pour la plupart d’arbres fruitiers, de chênes et d’acajous. Çà et là, des constructions modernes s’aplatissaient à leurs pieds, carrées de forme, sur des espaces restreints à cause du morcellement des terres. En les regardant, le grand-père se prit à regretter de n’avoir pas, comme les autres, vendu ses propriétés aux nouveaux riches et distribué l’argent à ses enfants. » (Colère, p.227)
Tout, dans la description de la maison, évoque la noblesse d’antan et l’arrogance des propriétaires, aux yeux de ceux qui ne possédaient rien et « s’aplatissaient à leurs pieds » ; or ce domaine est le fruit du travail obstiné de l’aïeul, descendu des mornes avec quelques cabris et vaches, qui en d’autres temps a réussi à amasser quelques terres pour sa famille. Mais l’origine paysanne et valeureuse est bien oubliée lorsqu’il s’agit d’exercer une vengeance née de la frustration contre les descendants, mulâtres arrogants qui doivent souffrir dans leur chair d’avoir quelque chose lorsque les autres n’ont rien. C’est à Rose, la fille de la famille, que reviendra le rôle de « martyre », puisqu’elle s’offrira avec passivité et résignation sous les assauts du Gorille, pendant un mois et jusqu’à en mourir, afin de sauver la terre de son père. Son père , qui croit qu’on peut s’en sortir avec lâcheté, et que Paul et Rose pourront échapper au pays, et partir étudier à l’étranger. Comme si ll’enfermement n’était pas encore absolu.
En érigeant ce mur qui sépare les habitants de la maison de leur propriété, les nouveaux maîtres s’arrogent des terres déjà « morcelées », synecdoque de l’emprise physique qu’exerce la nouvelle armée des gueux. Face au martyre de Rose, tous vont fermer les yeux, et la seule vengeance de son frère Paul échouera lamentablement. Le père et la mère, désunis par vingt ans de mariage sans amour, se réunissent quant à dans l’aveuglement et l’espoir vain de sauver Rose et Paul des griffes des « hommes en noir ». Mais l’héroïsme de noblesse cultivé dans l’imaginaire familial est en déclin, et la famille, morcelée à l’image de ses terres.
Si l’espace intime est le lieu de la liberté, il est aussi celui de la soumission au mal absolu qu’incarnent ces mendiants en noir armés – les fameux Macoutes, jamais nommés. Certes , on ne peut pas dater ce dernier récit, mais on sait que Simon, le poète français qui rejoint dans leur sombre misère ses amis haïtiens et délire avec eux sous les vapeurs de la terreur et du clairon, a combattu contre les Allemands jusqu’en 1945. Le récit se passe donc une fois Duvalier au pouvoir, après cette période de transition brutale qui a suivi le départ des Américains. Affamés, les jeunes gens se saoulent alors pendant des jours et des nuits, n’osant pas sortir de peur d’être repérés par les diables qui les encerclent à travers la ville et qu’ils voient comme s’ils étaient réels. Comme si eux seuls étaient capables de clairvoyance au milieu de la débâcle générale – sinistre évocation des macoutes, aussi.
C’est ce que vivront les poètes enfermés chez René, le narrateur. Le seul rapport avec l’extérieur, outre une porte barricadée qui s’ouvre sur l’entrée successive des amis, Jacques, André et Simon, c’est le judas qui permet à André d’épier ce qui se passe dans la rue et dans la maison d’en face, celle de la belle et riche Cécile, dont il est amoureux. Dans la rue, un délire cauchemardesque transforme la réalité, théâtralisée dans la seconde partie du récit, après la mort des trois jeunes poètes exécutés pour atteinte à la sûreté de l’état. Là où les poètes hagards voyaient des cadavres déchiquetés par les fourmis et les rats, les autres ne verront que des cadavres de chiens, niant la violence réelle de ces nuits d’apocalypse racontée dans ces vers des poètes, entre délire et terreur :
« Les diables ouvrent les portes de l’Enfer
S’échapperont par milliers
Noirs, rouges, rutilants d’armes et d’or » (Folie)
La voix qui s’élève pour dénoncer l’enfer à ciel ouvert dans lequel vit Haïti est celle d’un homme à la frontière entre les deux classes qui se partagent le pouvoir. Fils d’une « négresse des mornes » tuée par le labeur et d’un mulâtre blanc qui l’a asservie, René est « couleur de pet » ou de « caca de poule », comme dit sa mère, et partagé entre ces deux mondes que définissent les frontières de couleur en Haïti. Pas assez clair pour être un mulâtre de haute condition, pas assez noir pour se sentir pleinement appartenir à ce « peuple » incarné par Duvalier, René est tout comme Claire et les personnages de Colère qui se partagent la narration, une figure entre-deux mondes au regard lucide, en dépit de l’ivresse, qui refuse de céder aux deux régimes de terreur imposés.
Le courage et la lâcheté
Mais si la maison, comme l’île tout entière, est assiégée par des diables rutilants et menaçants, si tout l’univers s’embrase dans une flambée de violence et de terreur digne des récits apocalyptiques, l’autre versant de cette horreur est la lâcheté qui caractérise les personnages qui se terrent dans leurs maisons. L’atmosphère de fin du monde est hérissée de visions d’enfer qui plongent les personnages dans une terreur absolue, ôtant toute force aux uns, poussant les autres à prendre des initiatives d’autant plus risquées qu’elles sont dérisoires face à une violence catastrophique :
» La lumière m’aveugla. Les yeux fermés, je lançai la bouteille de toutes mes forces sur le pavé. J’entendis la bouteille se fracasser. Le sol se déroba sous mes pieds. Au même instant, les tambours grondèrent, les lambis rugirent, les vaccines et les flûtes sanglotèrent. Leurs sons mêlés, lointains d’abord, grossirent et se répercutèrent. Les montagnes s’épaulèrent, masses compactes vertubleu cernant la ville, marchant sur elle, lentement, inexorablement. Tout commença à chavirer : les arbres, les maisons, les rues. Tout se mélangea, s’aggloméra, s’agglutina pour ne former qu’un bouillonnement de laves écarlates où se débattaient en hurlant les habitants de la ville. » (Folie, p.455)
Une vision terrifiante et fantasmée de l’enfer qui s’impose aux personnages qui ponctuent les trois récits d’une même résolution : accepter la peur ou résister. C’est à la lâcheté qui les a menés une telle apocalypse qu’invite à réfléchir Marie Vieux-Chauvet, à travers des personnages qui s’interrogent sur toutes leurs compromissions passées, à la lisière de la « folie ». Claire a condamné, comme les autres, les jeunes camarades de classe qui avaient « failli », leur fermant sa porte. Quand le père de Rose et Paul accepte d’être dépossédé de ses terres et de livrer sa fille, Paul se demande avec effroi :
« D’où viennent ces hommes ? Et qui est leur chef ? Ils ont surgi brusquement dans le pays et nous ont occupés sans que nous ayons rien fait pour nous défendre. Sommes-nous devenus à ce point faible et inconsistant ? Nous vivons dans la terreur, foulés aux pieds par des milliers de bottes. » (Colère, p.306)
Le grand-père de Rose et Paul et leur frère infirme sont tués sous les balles des usurpateurs; avec eux s’écroule l’espoir qu’une génération d’hommes courageux s’élèvera. Avec la mort de ce noble patriarche biblique qu’est le grand-père, qui parle par paraboles et tente d’initier les cœurs à la vertu et la justice, c’est à la fois le passé qui s‘écroule, celui d’une grandeur perdue, et l’avenir promis par l’enfant infirme.
« Ecoute bien ceci : Quand les riches et les puissants pataugent dans l’illégalité, ils veulent étouffer la voix de la justice et ils oublient les yeux de Dieu. » (Colère, p.275)
Ces « yeux de Dieu » que le vieillard promene sur la famille, dénonçant l’alcoolisme de la mère et le vice auquel se livre Rose, apparaîssent comme la voix d’un passé désormais inaudible dans le fracas de la violence. Et la mort de Rose marque la fin de tout espoir pour la famille et le pays, car donner son corps n’est pas un « moindre mal », c’est le début de la mort de l’âme, qui précède celle du corps. Se livrer au Malin, pour reprendre la phraséologie biblique du digne grand-père, c’est pactiser avec lui et accepter le morcellement du corps et de l’âme, c’est renoncer à son humanité pour n’être plus qu’un « Gorille » ou un mendiant loqueteux, rendu fou par le clairin et la faim.
L’une des causes de cette lâcheté universelle, c’est la peur antique dans laquelle les rites et croyances vaudous maintiennent les Haïtiens, du plus bas au plus haut de la société, même dans les classes les plus franchisées, comme le père des sœurs Clamont qui ne tient ses paysans asservis que parce qu’il sacrifie aux lois et accepte leur puissance. Les poètes enfermés dans leur propre terreur ont une telle peur de ces lois qu’ils n’osent boire le sirop qui jonche les plats-marrasas, offert aux loas. René Depestre condamnera avec la même verve l’emprise du vaudou sur le peuple pour le maintenir dans la terreur et asseoir la puissance des Duvalier père et fils. La romancière dénonce l’hypocrisie d’une société qui se dit libérée des préjugés, notamment ceux de couleur, et enracine de fait son pouvoir dans les racines les plus rances de la frustration et de la peur : volonté de revanche sanglante des Noirs contre les mulâtres et les Blancs, et terreur des loas qui empêchent toute action, collective ou individuelle.
Le roman, paru en 1968, ne pouvait évidemment être diffusé et lu sans déclencher la colère des puissances en place : écrit par l’une de ces « claires mulâtresses » qui prennent la parole dans une société qui veut leur faire ravaler leur morgue passée. Il dépasse portant les questions de couleur, de la société haïtienne : ici, c’est l’une des causes de la violence qui règne dans l’île, la violence absolue d’un régime « diabolique » qui dévore un pays et ses femmes, soutenue par la lâcheté de tout un peuple qui s’est laissé faire, bercé par les malédictions des houngans inféodés au régime.
En dénonçant comment le régime en place joue sur les complexes les plus anciens et sur les attachements populaires pour justifier une terreur implacable, Marie Vieux-Chauvet a pris la voie de l’exil, quittant Haïti pour s’éteindre en 1973, à New York. La réédition de ce magnifique roman ne doit pas être l’occasion d’une simple curiosité pour cette grande voix haïtienne, encore moins comme la plongée dans le « témoignage » d’une époque révolue. Il nous invite à la liberté de conscience et à la lucidité, mais aussi au courage, qui doit nous permettre de nous hisser au-delà des fausses croyances et des peurs dont on nous abreuve pour mieux nous maintenir sous la coupe d’un pouvoir injuste dès lors qu’on le laisse déborder.
Marie Vieux-Chauvet est une auteure qui mérite notre admiration et elle doit inciter toutes les femmes et tous les
hommes de toutes les contrées à dépasser leur désir de bien-être pour s’opposer fermement aux abus des dictateurs.