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Cheikh Hamidou Kane, Enseignants, étudiants, élèves, L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Littérature et Villes

La ville de Paris dans la production de quelques écrivains francophones

* En collaboration avec la revue Hommes & Migrations[1]  

http://www.hommes-et-migrations.fr/index.php?/actualites/numeros-a-paraitre/7407-paris-fait-par-ses-immigres

Les dessous de la Ville-lumière. Les étudiants africains à Paris (1945-1975)

Par Nicolas Treiber, doctorant en littérature, université d’Aix-Marseille-I.

« Ô toi qui voyages je te donne un conseil, prends-le aussitôt

Vois ce qui te convient avant de vendre et d’acheter « 

Dahmane el Harrachi, Ya Rayeh.

Pour les étudiants africains qui l’ont arpentée depuis les années 1930, la Ville-lumière semble constellée de zones d’ombre.  Paris, la capitale mondiale des arts et des lettres de l’après-guerre qui attire les artistes de tous horizons est aussi celle d’un empire colonial. Aussi, dans certains espaces de la ville relève-t-on les marques la colonisation. Des traces dans l’espace, dans les relations humaines dont certains écrivains comme Ousmane Socé, Aké Loba, Cheikh Hamidou Kane ou Saïdou Bokoum nourrissent leurs premiers romans,  dressant de Paris un portrait en clair-obscur.

kane-Aventure-AmbiguëParis est un pôle d’attraction symbolique qui sécrète sa propre mythologie. Si l’on en croit l’un de ses arpenteurs minutieux, Walter Benjamin, sa topographie même est un palimpseste de toutes les écritures qu’elle a su éveiller, concentrer, et qu’elle conserve dans la moindre de ses ruelles. “Paris est la grande salle de lecture d’une bibliothèque que traverse la Seine[2].” On imaginerait volontiers des rangées interminables de beaux-livres tout à la gloire de la capitale française dont le rayonnement international n’est plus à prouver. Mais l’entrée dans cette grande bibliothèque urbaine au tournant des indépendances, sous la conduite des auteurs africains, dévoile un autre parcours, une autre réalité : un apprentissage de la ville dont il s’agit d’interroger le fonctionnement au prisme de l’imaginaire colonial.

Durant la période coloniale, Paris n’était qu’à quelques encablures des écoles de brousse. Avec la création de l’Union française en 1946, les étudiants africains colonisés sont de plus en plus nombreux à venir achever leur formation en France. Selon les estimations du ministère de l’Éducation, leur effectif passe de 250 en 1946 à 5 500 en 1960[3]. Parmi eux, de nombreux écrivains en herbe vont puiser dans leur parcours migratoire vers la capitale de la métropole coloniale la matière de leurs premiers romans. On se reportera notamment à Ousmane Socé, Mirages de Paris (1937) ; Aké Loba, Kocoumbo, l’étudiant noir (1960) ; Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë (1961) ; Camara Laye, Dramouss (1966) ; Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence (1968) ; Saïdou Bokoum, Chaîne (1974)[4]. Ces textes se placent à hauteur d’homme, dans le regard et l’esprit du migrant qui découvre la ville, faisant souvent du Paris de ses rêves le terrain de ses cauchemars. Des années 1930 aux années 1970, ils ont en commun une peinture sombre de la vie parisienne dont les étudiants africains feraient l’expérience. Nous avons cherché à comprendre leur insistance, au-delà de la césure historique des indépendances africaines, à mettre en scène la déchéance de personnages en proie aux doutes quant à l’issue de leur aventure migratoire, à la tentation du suicide, au déclassement social.

 

Dans les miroitements de la Ville-lumière

Avant même qu’ils en aient foulé le sol, Paris est déjà fortement présent en Afrique, dans l’esprit des élèves colonisés. En tant que dernière étape de la formation coloniale, Paris joue un rôle crucial dans l’entreprise de colonisation culturelle. Pour les migrants, cette ville est à la fois un espace autre pénétrant leur discours par le biais d’un imaginaire colonisé, et une gigantesque machine à fabriquer de l’autre. Ce pouvoir est proche de l’usage que fait Michel Foucault du concept d’hétérotopie[5]. L’hétérotopie désigne la spatialisation de l’altérité qu’une société moderne localise en son sein. Elle peut servir d’espaces d’illusion dans lesquels jouer avec ses fantasmes ou de compensation où exercer sa capacité à façonner la réalité à son image. C’est dans ce dernier aspect, selon Foucault, que l’hétérotopie rejoint l’objet même de la colonie. Comme hétérotopie, la colonie vise, en effet, la création d’“un autre espace réel aussi parfait, aussi méticuleux, aussi arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon[6]”. Cette volonté d’ordonner le monde de l’autre à sa propre image est bien au cœur du projet colonial. Pour y parvenir, les produits de la culture dominante sont utilisés en fonction de leur pouvoir de séduction.

Ici, un second mécanisme hétérotopique apparaît. Il concerne cette fois non plus le territoire colonisé, mais le territoire symbolique de la métropole coloniale. Les lumières de Paris surgissent de ce pouvoir d’illusion. Elles nourrissent en cela l’autre versant de la relation culturelle que la métropole exerce sur ses colonies : un exotisme à rebours.

Le vecteur de cet imaginaire doublement colonisé, le bateau dans la cale duquel, le héros d’Aké Loba,  Kocoumbo trépigne, fonctionne également sur un mode hétérotopique. Le bateau est, selon Foucault, “le plus grand instrument économique” du développement de la civilisation occidentale et aussi sa “plus grande réserve d’imagination[7]”. Ce “morceau flottant d’espace” est une hétérotopie “qui, de quartier à filles en quartier à filles, de bordée en bordée, va jusqu’aux colonies chercher ce qu’elles recèlent de plus précieux en ces jardins[8]”. Voici qu’apparaît, par le bateau, un lien inédit entre les colonies et les maisons closes, comme si les parcours d’étudiants qui nous intéressent avaient pour destination inavouée de garnir les galeries d’un bordel à l’échelle d’une ville où la civilisation coloniale aurait le loisir de contempler les créatures de l’imaginaire ranci qu’elle exporte aux colonies.

 

Un triangle des Bermudes

Mirages-de-Paris-Ousmane-SocéDans Mirage de Paris, Sidia, fraîchement arrivé, commence sa visite par les Champs-Élysées, la Bastille, la Sorbonne “qui contenait tant de savoirs” (MDP, p. 31), en somme, les hauts lieux de la capitale que n’importe quel touriste s’épuiserait à tenter de visiter en un jour. Dans le taxi, “regardant à travers les vitres les multitudes de maisons défiler, hautes et grises, portes et fenêtres innombrables, toujours closes”, il prend vite conscience que Paris est “plus qu’une ville, un monde sans limites précises” (MDP, p. 29). Dans la grande ville qui domine le primo-arrivant de toute l’étendue de sa superbe, les limites sont pourtant aussi ténues qu’infranchissables. D’un quartier à l’autre, la ville éprouve les préjugés du colonisé et laisse entrevoir, par-dessous sa robe de lumière, les coutures de ses territoires et le tracé de ses sentes de perdition.

Le Paris des cartes postales et des catalogues n’a rien à voir avec ce que Sidia découvre devant lui : “Il s’était figuré qu’à Paris, du matin au soir, tout le monde était en smoking, occupé à s’amuser. Dans sa construction de la ville, il n’avait pas fait entrer les millions de travailleurs de toute classe qui y vivaient” (MDP, p. 32). La prise de conscience de l’existence de classes laborieuses au sein de la société du colonisateur précède de peu leur rencontre par l’étudiant colonisé, pris dans les affres de la précarité matérielle et du déclassement social. Après moult péripéties, échoué dans un taudis du quartier de la Bourse, rue Vivienne, sur son lit rouillé qui l’empêche de dormir, Kocoumbo ressasse sa faim et son amertume : “Pouvait-il prévoir qu’un jour Paris lui offrirait un tel grabat ! (…) On n’a pas idée de ça ! C’est horrible, tout de même ! Avoir quitté sa case pour ce comble infect, ses parents pour une concierge au visage de harpie, ses jeux et sa gaieté pour la famine et le désespoir… (KO, p. 216).”

Le royaume de l’artifice

Si le dénuement matériel est l’un des écueils de la ville, provoquant la stupeur des héros, il est une cause plus profonde à leur déréliction. Paris ne laisse apparaître son hostilité structurelle aux nouveaux venus qu’après avoir enlevé un à un ses masques et laissé couler son fard. Sidia avait entrevu les syncopes de la vie nocturne scandée par le rythme des dancings. Au retour de l’un d’eux, il constate : “Les danseurs aux épaules larges d’athlète n’étaient pas si solides. Le garçon du vestiaire n’était pas aussi aimable qu’il en faisait montre. (…) Il eut de l’Europe l’impression de quelque chose d’artificiel” (MPD, p. 47).

Nul n’aura mieux saisi la profondeur abyssale de cet artifice que Cheikh Hamidou Kane, par la voix de Samba Diallo, faisant écho à celle de Rainer Maria Rilke dans les Carnets de Malte Laurids Brigge. Samba Diallo, étudiant de philosophie tourmenté, s’identifie, lors d’une promenade, au personnage de Rilke : “Oui… je suis Malte Laurids Brigge. Comme lui, je descends le boulevard Saint-Michel. Il n’y a rien… que moi… que mon corps, veux-je dire. (…) Il n’y a rien, que mon gros orteil droit. Sinon, leur rue est vide, leur temps encombré, leur âme ensablée là-dessous, sous mon gros orteil droit et sous les événements et sous les objets de chair et les objets de fer… les objets de chair et…” (AA, p. 140).

Rilke, qui y a séjourné au début du XXe siècle, fait de Paris l’un des décors de son unique roman. Comme Samba Diallo, sur le même boulevard, Malte est frappé par la foule besogneuse, ce flot de petites monades indifférentes les unes à l’égard des autres[9]. Dans une lettre à Lou Andréa Salomé, le poète fait part de son saisissement : “Et tous ceux pour qui chaque jour est une souffrance, tous ceux qui dans le tumulte n’entendent pas leur volonté, tous ceux que submerge l’angoisse – pourquoi n’ont-ils personne dans les grandes villes[10] ?” Pour certains, dit Rilke, Paris est “une forêt perfide, une forêt sans fin[11]”, et les personnages étudiés sont de ceux-là.    

L’impasse existentielle dans laquelle se trouve Samba Diallo aurait également une portée sociale. C’est ce que suggère Aké Loba. Déçus par la réalité de leurs conditions de vie à Paris, Kocoumbo et son ami Mou ont pris conscience que personne ne les y attendait et, qu’en retour, il n’y avait rien à en attendre. Leur constat est sans appel. Tandis que Kocoumbo s’interroge encore sur les raisons de sa présence à Paris, lui qui se vivait au départ comme un pionnier en mission, Mou lui fait part de sa résignation : “– Qu’est-ce que nous faisons ici ? (…) – Je te réponds : rien. Nous regardons, nous attendons” (KO, p. 211).

D’autres étudiants ne baissent pourtant pas les bras. Prenant leur part à l’économie de la débrouille, ils rejoignent ces marges de la société occidentale où se débat le lumpen prolétariat. D’après Ousmane Socé, les profils sont variés : il y a les travailleurs précaires, “certains s’étaient improvisés musiciens, plongeurs, danseurs dans les boîtes de nuit. D’autres exerçaient à Montmartre un métier rémunérateur et de tout repos. Ils étaient les ‘associés’ de pauvres filles acculées à la prostitution. Ceux-ci ne paraissaient plus dans le milieu des frères restés sérieux” (MPD, p. 181).

Le bas-ventre de Paris

Si les “frères restés sérieux” demeurent, tels des Sisyphe modernes, arrimés à leur vie de labeur, les individus sans scrupules s’adonnent au commerce des corps. Les étudiants colonisés font aussi partie de la clientèle qui s’ébroue le samedi soir sous les enseignes lumineuses des rues de Pigalle ou de Barbès. C’est le cas de Kanaan Niane. Le héros de Chaîne, l’unique roman de Saïdou Bokoum, sélectionné dans la dernière liste du prix Goncourt en 1974, traite à fond le thème de la misère sexuelle du migrant à Paris à la fin des années 1960. C’est au numéro 3 de la Goutte-d’Or que cela se passe. Pour les travailleurs migrants en goguette, le sexe bon marché s’étale parmi la foule pressée contre les regards des portes des bordels où “les marmites sont parquées en vrac” (CH, p. 66). Surtout des migrantes. “Vénus hottentotes égarées dans ces musées de graisses en colis, de caissons bourrés de joyaux pourris livrés à l’encan aux vautours émigrés ou non, mais toujours en quête de pain de pute” (CH, p. 68). Dans le quotidien du migrant déclassé, les miroitements de la Ville-lumière s’apparentent aux reflets d’un lampadaire dans une flaque d’urine.

OuologuemOn voit se nouer, dans les recoins de la trame urbaine, le lien hétérotopique évoqué par Michel Foucault entre les maisons closes et les colonies. Prostituées et étudiants descendent des mêmes bateaux, sont les deux figures complémentaires de la traite moderne, celle des corps et des cerveaux. Pire, comme le navire, le corps du migrant tendrait lui-même à devenir une hétérotopie, une prison qu’il porte avec soi, un espace d’altérisation soumis aux désirs qui traînent dans cette cale pourrie où la société dominante cherche à enfouir ses névroses.

Le traitement de la relation homosexuelle, que l’on retrouve plus fréquemment après les indépendances, achève de renseigner sur l’exotisation du postcolonisé à l’endroit duquel perdurent les stéréotypes. Dans un bar, Fatoman tombe des nues quand il comprend l’objet de la prévenance bizarre dont un vieil homme fait preuve à son égard : “Des pensées obscures m’étaient revenues à l’esprit : je songeais à ce vieillard qui m’avait lutiné tout à l’heure à la Pergola, à ce fou qui m’avait tâté la jambe” (DRA, p. 83). Le Noir est une obsession pour certains. Et le choix peut être fait d’assumer cette réalité morbide et, paradoxalement, d’en tirer profit. C’est le cas, chez Yambo Ouologuem, de Raymond Kassoumi face à l’homme d’un certain âge qui le regarde avec insistance. Pour éviter l’esclandre, au comble de la confusion, enfermé dans le reflet déformant de sa condition colonisée – “Lui, un Nègre. Qu’espérer quand on est nègre” (DV, p. 228) –, il accepte de se soumettre aux volontés de l’homme : “Il n’avait pas le choix. On le désirait et il lui fallait suivre. (…) L’étudiant se leva : il avait accepté de se vendre” (DV, p. 229). Entretenu par son amant durant dix-huit mois, ce rôle de gigolo lui permettra d’achever ses études d’architecture.

Dans la moiteur des édicules

Rien de beau ne naît dans le lit des représentations coloniales. C’est Chaîne qui ira le plus loin dans la mise en scène du jeu fantasmatique séparant de plus en plus le migrant de lui-même. Au début, Kanaan fréquente “les chiottes des cafés douteux” pour s’y délecter de la lecture de “graffitis obscènes” : “D’abord, je me contentais de lire pour que je bande, alors je brandissais mon sexe et le masturbais pendait que je relisais” (CH, p. 59). Puis il en vient à écrire lui-même des annonces et à fixer des rendez-vous. En lecteur désabusé de La Nausée de Sartre, cherchant à éprouver ce sentiment aigre-doux de l’existence nue du monde, Kanaan finit par le ressentir… sous un arrêt de bus. Sa brève attente est interrompue par l’arrivée de l’homme venu le rencontrer : “Je l’avais eue ma première petite nausée. Je piquai un cent mètres. Ce soir-là encore je tombai dans un profond sommeil. (…). J’avais fait des tas de rêves, tous oubliés, qui n’avaient laissé que des traces, trois mots : SAINT JEAN PO (….) En les travaillant un peu, j’obtins : SEIN, JAMBES, PEAU. (…) Mais j’ai eu du mal à me débarrasser de SAINT JEAN PEAU qui me suivaient partout, à Barbès, Pigalle, Saint-Denis, le jour, la nuit, et surtout pendant mes séances de plaisirs solitaires” (CH, p. 61).

Dans ce Saint Jean Peau qui cristallise les obsessions de Kanaan, on remarquera la consonance possible avec une autre figure dérivée de Sartre, à l’image de “Jean-Sol Partre”, l’anagramme de  Boris Vian : un “saint Jean-Paul” en divinité de l’écume des nuits sans lune qui n’éclairent plus rien de la destinée de Kanaan. N’ayant pas encore touché le fond de l’(in)existence de son être, il poursuit sa propre annihilation. Par quelques annotations ethnographiques, le narrateur de Chaîne fait des toilettes publiques de la gare Saint-Lazare l’un des hauts lieux de l’exotisme des édicules. Un amour spectral et macabre de pissotières d’où surgissent des mains venues tâter le sexe du migrant : “Mon voisin, un petit vieux – encore ! – au visage hâve, aux lèvres revêches et à la peau toute gercée, avait allongé le bras et effleuré de sa main calleuse mon organe. J’étais confus et je pensais qu’il était dingo, le vieux. J’écartai sa main, pissai rapidement et sortis. Je venais juste d’arriver d’Alger” (CH, p. 61). L’exotisme n’est jamais qu’un avatar du racisme. Et les deux sont intimement liés dans la dérive sexuelle de Kanaan.

Le terreau du racisme postcolonial

Camara Laye-DramoussLes migrants postcoloniaux, dont la visibilité augmente dans les quartiers populaires, sont la cible privilégiée des racistes. Selon un sondage de 1962, un Français sur 5 pense qu’il y a trop de Noirs en France. En 1967, 52 % des Parisiens ressentent un sentiment désagréable à leur égard[12]. La tolérance paternaliste de la période coloniale s’est muée en rejet pur et simple. Après avoir sympathisé avec “un groupe de jeunes (voyous de banlieue, dit-on souvent) qui avaient l’air sympa” (CH, p. 71), Kanaan, va faire les frais de ce racisme postcolonial décomplexé à l’encontre des immigrés ex-colonisés. La virée en “Zédoche” s’éternise et tourne mal. Kanaan se retrouve attaché à un arbre en pleine forêt de Fontainebleau. Les jeunes le violent et l’abandonnent dans une mare de sang. “Lui qui semble être le chef de bande, me lance en enfourchant sa bécane : – C’est pas qu’on est raciste, mais on veut plus vous voir dans la zone” (CH, p. 74).

La zone est le pendant de la ville, un espace indéfini de bidonvilles et de terrains vagues qui s’étire aux portes de Paris. Un espace de relégation qui s’avère, lui aussi, hostile aux migrants postcoloniaux, condamnés à demeurer des autres parmi les pauvres, des errants parmi les déshérités, expulsés aux marges de la marge d’une société qui cherche des boucs émissaires à son entrée en crise structurelle. Cette séquence, à l’issue de laquelle Kanaan n’aura plus en tête que l’idée du suicide du haut des murs du Sacré-Cœur qui surplombe Montmartre, mêle les époques et les pays dans une analogie tragiquement sublime et désespérante avec le Sud américain : “Mais où suis-je ? Quelque part à l’entrée de Nashville dans le Tennessee. Deep South” (CH, p. 74). Avec Kanaan, l’aventure du migrant africain (post)colonisé apparaît dans toute la violence de sa trajectoire chaotique qui emprunte les chemins de traverse de l’histoire, ou plutôt les réunit dans une simple rigole de sperme et de sang.

 

Conclusion

Que l’on se rassure, Kanaan ne mourra pas ! Mieux, devant les lumières d’un foyer de travailleurs en feu, il interrompt sa tentative de suicide et part porter secours à un migrant qui tente de sauver ses affaires. Son geste lui vaut de sérieuses brûlures et une convalescence à l’hôpital. Il va surtout lui permettre de renouer avec la solidarité des travailleurs africains en lutte pour leur reconnaissance au sein de la société française.

En près de quarante ans de traitement littéraire, les voyages des étudiants colonisés semblent converger vers ce point fragile où les tourments postcoloniaux rejoignent la mobilisation sociale des prolétaires, marquant l’exigence de la réappropriation d’une histoire dont l’essentiel se passe à couvert, dans les dortoirs des foyers, dans le tumulte métallique des chaînes d’usine, dans le silence des meublés sous le contrôle des marchands de sommeil. Encore des hétérotopies. Entre les flammes, Kanaan distingue ces rangées interminables de lits de fer superposés jusqu’au plafond : “Il y en a tellement qu’à les regarder de plus près, on verrait qu’il s’agit en fait de landaus. Jolis petits landaus. Mignons petits landaus. Une nursery, c’est cela, le nègre a toujours été pomponné, pouponné” (CH, p. 94). Et il suffit de peu pour que la conscience de l’horrible réalité éclate. Chaîne paraît au début de la grève des foyers de travailleurs africains qui va marquer la décennie 1970. Dans l’imaginaire des migrants, les Champs-Élysées, la Bastille, la République laissent place à d’autres noms, ceux des symboles de l’habitat précaire qu’ils dénoncent et dont ils refusent de payer les loyers : Gallieni, Archinard… Saïdou Bokoum emploie des noms d’administrateurs coloniaux pour désigner l’hébergement des ex-colonisés. Et l’hétéropie dévoile sa mécanique cynique d’exclusion. Une instrumentalisation brutale qui éclate dans la mélopée fredonnée par un travailleur. Un des maillons de Chaîne : “Ze te fabriqué / Ti me fabriqué / Si ti révolté / Alors ze te fabriqué” (CH, p. 138).

[1]

 

vignette 1308Cet article est un extrait de la contribution de Nicolas Treiber parue dans le dernier dossier de la revue Hommes & Migrations.

Hommes & Migrations, revue de sciences sociales spécialisée sur les dynamiques migratoires en France et dans le monde, est publiée par le Musée de l’histoire de l’immigration. La littérature, et plus largement l’actualité des livres traitant de l’immigration et de l’exil, sont présentes dans chacun de ses dossiers.

Son dernier numéro, coordonné par deux membres de son comité de rédaction, interroge la particularité de la capitale qui de tout temps a attiré des populations étrangères aux profils et aux origines géographiques très divers. Découvrez le sommaire en cliquant sur la vignette ci-contre.

[2]   Walter Benjamin, “Paris, ville dans le miroir”, in Vogue, 1929.

[3]   Pascal Blanchard, Alain Mabanckou La France noire, Paris, La Découverte, 2011, p. 185.

[4]   Les références des citations des romans sur lesquels porte la présente étude seront placées dans le texte accompagnées des cigles entre parenthèses  : Ousmane Socé, Mirages de Paris (MDP), Nouvelles éditions latines,  1937 ; Aké Loba, Kocoumbo, l’étudiant noir (KO), Flammarion, 1960 ; Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë (AA), Julliard, 1961 ; Camara Laye, Dramouss (DRA), Plon, 1966 ; Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence (DV), Seuil, 1968 ; Saïdou Bokoum, Chaîne (CH), Denoël, 1974. Précisons toutefois que les textes d’Ousmane Socé et de Camara Laye ne sont pas des premiers romans, les auteurs ayant respectivement  publié auparavant : Karim. Roman Sénégalais (1935) et L’Enfant noir (1953).

[5]   Michel Foucault, Le Corps utopiques, les hétérotopies, Paris, Lignes, 2009, pp. 23-36.

[6]   Ibid., p. 34.

[7]   Ibid., p. 36.

[8]   Ibid. 

[9]   Rainer Maria Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, Paris, Flammarion, 1995, p. 74-79.

[10] « Lettre à Lou Andréa Salomé, Worpswede, 18 juillet 1903 », in La Nouvelle revue française, n° 244, 1934, p. 93.

[11] Ibid.

[12] Pascal Blanchard, Alain Mabanckou, op. cit., p. 219.

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