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Kettly Mars

Kettly Mars, Fado

Être autre pour sortir de soi

par Lama Serhan

 

« Elles ne comprennent pas le fado qui pourtant leur ressemble tellement »1

Fado, KMLe fado est un genre musical portugais qui prend la forme d’un chant mélancolique généralement accompagné par des instruments à cordes pincées. Le chanteur de fado ou fadiste (fadista) exploite en général des thèmes récurrents : la saudade, l’amour inaccompli, la jalousie, la nostalgie des morts et du passé, la difficulté à vivre, le chagrin, l’exil…

Cette définition du fado suffirait à donner la substance du roman de Kettly Mars paru au Mercure de France en 2008. Tous les sujets abordés dans cette musique résonnent dans l’oeuvre. A lire l’histoire d’Anaïse/Frida, nous entendons encore mieux le choix de l’auteur pour ce titre.

Anaïse aime Léo, mais Léo ne l’aime plus. Il en aime une plus jeune, une qui va lui faire un enfant. Anaïse travaille comme graphiste, la rupture avec Léo va transformer sa vie et sa personne. Au contact de Bony, maquereau de la « bas-ville », elle décide de devenir Frida, la prostituée aux pieds fins, la maîtresse de Léo. Dans le bordel où elle officie, elle rencontre des femmes qui offrent leurs corps. Elles ont chacune leur histoire mais c’est Felicia qui la touchera le plus. Sa fragilité et son exil, son Port à l’Ecu fait écho dans son esprit au Tage d’Amalia Rodriguez. Les rencontres avec Léo sont des victoires jusqu’au jour où elle tombe enceinte. Et au milieu de tout cela, les échos de la sordidité de la ville accompagnent les vies de ces personnages. Jusqu’à la libération totale de son être qui, à travers les nombreuses métamorphoses, s’accomplira dans la délivrance de son corps comme prison.

Récit court, 110 pages, à la langue rythmée comme par les flots, ce texte montre les chemins difficiles des femmes mais aussi des marginaux, des délaissés parqués dans cet univers clos des quartiers insalubres de la ville.

De la banalité à l’exceptionnel 

Pour ne pas perdre Léo, Anaïse devient donc Frida : « Il fallait que Léo divorce de moi pour devenir pleinement mon amant. »2

Nous suivons la transformation d’Anaïse avec la peur de la voir se perdre dans les articulations de sa nouvelle vie. Aussi banal que cela puisse paraître, Anaïse/Frida a une soif d’amour : celle de l’être perdu et celle de Bony, amour impossible puisque maquereau et donc indomptable pour le cœur d’une femme. Et comme si la banalité ne voulait pas quitter sa vie, elle perdra aussi Bony, celui qu’elle aime, qui la quittera pour une autre femme, plus jeune.

C’est la poésie de la langue de Kettly Mars qui semble sauver Anaïse/Frida de la chute. Cette langue est un miroir au fado que l’héroïne écoute inlassablement après chaque blessure : «  Comment te retrouver au paradis avec moi, si tu n’oublies pas le chemin par lequel tu y es arrivé »3.

C’est dans cette dimension que Fado touche à l’exceptionnel. Le regard quasi ethnographique s’élève à chaque fois que le fado retentit avec un pouvoir salvateur autour des êtres et des choses que voient Frida.

Le corps de la femme comme terrain de bataille

Appeler le double de son héroïne Frida, clin d’œil à Frida Kahlo, femme au corps martyrisé qui est devenu sujet même de ses œuvres, n’est pas anodin.

FRIDA-COLONNEBRISÉE-1944

Le corps de Frida est comme pour la peintre son outil de travail et de conquête. Elle oublie Anaïse dès qu’elle est dans le bordel. Elle choisit de devenir Frida. Même si nous pouvons imaginer qu’elle donne son corps, mais jamais sa bouche au risque de se faire casser les dents par un client qui ne l’accepte pas.

Cette liberté cesse à partir du moment où le corps n’est plus un étendard et qu’un autre avenir est possible.

Nous le voyons assez clairement dans l’exil forcé de Félicia, âme sœur de Frida : « Et les hommes ont beau tourmenter son corps, lui mordre la peau, l’étouffer sous leur poids, elle ne ressent plus rien »4

Mais aussi quand Frida tombe enceinte : « Quelque chose prenait possession de son corps. »5, ou lorsqu’elle dit adieu à Léo : « Je me trouvais délivrée (…) du poids de mon corps »6.

Fado parsème de durs portraits de femmes à la recherche d’une liberté à n’importe quel prix, et même si la jouissance est parfois une issue, elles restent prisonnières de leurs « fonctions » 7. Abandonnées par les hommes, elles mutent en « prédatrice(s) assoiffée(s) du sexe de leur époux »8

Aux confins de l’intime, Kettly Mars ne se censure pas ; la jouissance, le meurtre, la jalousie, tout sentiment profondément humain n’est jamais caché. Nous sommes alors spectateurs d’un Haïti qui doit métamorphoser son regard pour apprendre à accepter les êtres qui habitent ses rues.

1 Kettly Mars, Fado, Mercure de France, 2008, p. 16.

2 Ibid., p. 21.

3 Ibid., p. 27.

4 Ibid., p. 66.

5 Ibid., p. 73.

6 Ibid., p. 109.

7 Elisabeth, la nouvelle femme de Léo, est de par son nouveau statut de mère devient « Femme-fonction » p. 26.

8 Ibid., p. 69.

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