Entre réel merveilleux et vodou : récit d’un retour à la spiritualité haïtienne
par Victoria Famin
Ici règnent les grands arbres,
l’eau, la terre, les esprits et les pierres1
Publié d’abord en 2003 en Haïti, puis en 2007 chez Vents d’ailleurs, Kasalé constitue un roman à part dans l’œuvre de Kettly Mars, car dans ce texte elle explore des thématiques nouvelles et prend des décisions littéraires qui, tout en annonçant son style personnel, l’amènent vers des chemins singuliers. À la différence d’autres ouvrages de l’auteure, Kasalé ne s’inscrit pas dans un extrême contemporain2 mais il reste suspendu dans le temps, presque dans une intemporalité. Cette particularité permet d’inscrire le texte dans la tradition littéraire du roman paysan haïtien, représentée par Les gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain3, tout en actualisant le traitement de la question. Si Kettly Mars propose un tableau d’une communauté rurale, elle traite par ce biais des questions diverses qui touchent aux thèmes qui lui sont chers et à d’autres qu’elle développe en profondeur dans ce roman.
Sans tomber dans la folklorisation de la communauté décrite comme un reflet de la société haïtienne, l’auteure développe des topoï fréquents dans son œuvre, tel celui de liens familiaux ou amicaux que tissent les personnages de ses textes. Dans Kasalé, les habitants du lakou constituent un réseau familial, certes étriqué, mais qui a la vertu de retracer l’histoire de la famille sur plusieurs générations. En ce sens, le texte de Kettly Mars s’inscrit dans la filiation du réalisme magique dont Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez4 reste le principal représentant.
Mais Kettly Mars évoque non seulement les caractéristiques de ce microcosme mais aussi et surtout les enjeux auxquels est confrontée la population. Ainsi, elle dépeint un stade qui semble précéder celui du métissage religieux comme une pratique plurielle de la spiritualité. Dans Kasalé il est question de la confrontation agonique entre le catholicisme et le vodou qui est source de honte pour certains et symbole des racines profondes de l’identité haïtienne pour les autres. Bien que l’auteure transmette la fascination pour le monde du vodou, la présentation de ce conflit est subtile et permet d’inscrire le roman dans une troisième tradition qui est celle du réel merveilleux, proposé par Alejo Carpentier dans le Prologue du Royaume de ce monde5.
Le réel merveilleux que Kettly Mars dévoile dans son roman est voué à la présentation de la spiritualité vodou du peuple haïtien. Pour ce faire, elle trouve un parfait équilibre entre l’information nécessaire fournie à un lecteur non averti6 et l’émerveillement qui subjugue aussi bien les personnages que le lecteur.
Filiation familiale et réseau féminin comme ciment de la communauté
Le roman présente l’histoire de Sophonie et d’Antoinette dans Kasalé, un lakou de la périphérie de Port-au-Prince. Cet espace physique regroupant plusieurs familles représente un centre de vie sociale presque autonome. Malgré la proximité avec la grande ville, il s’agit d’un lieu rural, préservé de la dévastation que la main de l’homme impose souvent au paysage haïtien. Il s’agit ainsi d’un endroit de résistance, qui permet l’évolution d’une communauté à caractère familial :
À Kasalé, comme dans tous les lakou du pays, il n’existe aucune notion d’urbanisme. […] Le hameau comprenait plusieurs pâtés de maisons avec au centre de chacun les cases des parents les plus proches. Au fur et à mesure des alliances, des naissances, de la poussée démographique, d’autres s’élevèrent, plus en retrait, rappelant un peu les cercles formés autour du point de chute d’une pierre dans l’eau7.
Cet espace de vie apparaît dans le texte comme le lieu dans lequel évolue un noyau familial construit autour de la figure d’Antoinette, appelée aussi Gran’n, qui incarne la présence des ancêtres et agit au sein de cette communauté comme la gardienne des traditions ainsi que de la spiritualité vodou de la famille. Ce personnage matriarcal joue un rôle central dans la diégèse, non seulement comme protectrice d’une identité haïtienne presque oubliée, mais aussi comme l’agent de passation de cette richesse culturelle et spirituelle.
D’un âge incalculable, Gran’n représente le passé du lakou, la sagesse et le bon sens, face à ce moment conflictuel qui oppose le monde du catholicisme et celui du vodou. Suivant la tradition de la longue veillée funèbre si chère aux littératures de la Caraïbe8, le roman de Kettly Mars retrace la longue période qui précède la mort annoncée d’Antoinette et l’importance de la transmission des valeurs vodou à une nouvelle hougenikon9 : « Antoinette rentrait chez elle. Elle revivait l’enfance de l’humanité, car elle n’avait plus d’âge, plus de sexe, plus de limites. Son être renouvelait l’harmonie originelle avec la terre et le chant des oiseaux »10. La fusion progressive de Gran’n avec l’univers demande l’apparition d’une dépositaire de son savoir vodou, car sa disparition imminente exige l’émergence d’une nouvelle figure féminine qui puisse protéger ce patrimoine et surtout maintenir le lien avec les esprits.
Étant donné l’essence familiale de Kasalé, le lecteur pourrait s’attendre à ce qu’une descendante directe d’Antoinette soit élue pour lui succéder. Or, c’est Sophonie, une étrangère arrivée à la famille suite au mariage avec son fils décédé quelques années plus tôt, qui est l’élue pour reprendre ses fonctions : « Tu n’es pas de mon sang, mais la rivière t’a accueillie dans son mystère, faisant de toi le maillon qui tiendra Kasalé dans la lumière des esprits, des lwa »11. Ce choix suscite un grand nombre de conflits dans le lakou, car dans cet univers profondément féminin, les différents personnages incarnent les deux positions possibles quant à l’avenir de Kasalé : oublier définitivement le culte vodou pour se consacrer au catholicisme ou renouer avec les esprits de la tradition haïtienne.
La crise agonique entre le catholicisme et le vodou
Le conflit entre les deux religions parcourt le roman de Kettly Mars et fonctionne comme un agent de tension. Les deux cosmovisions que ces cultes représentent s’opposent dans une lutte irréconciliable, au moins en ce qui concerne la vie de Kasalé.
Le culte des lwas, préservé par Gran’n semble être en retrait depuis des longues années, cependant, sa résurgence est liée non seulement à la mort toute proche de la principale gardienne, mais aussi à la force d’une nature miraculeusement préservée dans le lakou. En effet, si la vie de Gran’n est intimement reliée à celle d’un cachiman presque arraché par une tempête, les forces de la nature appellent en ce moment ultime au retour à la pratique du vodou :
Depuis grand nombre d’années, Gran’n avait abandonné le service actif des Maîtres du lakou. Seule vodouisante parmi le peuple converti de l’habitation, elle s’était soumise de guerre lasse à la volonté du plus grand nombre qui avait choisi de renoncer à l’encombrant héritage12.
Le personnage d’Antoinette se voit ainsi confronté au reste de la communauté qui préfère adopter le catholicisme qui représente pour eux une forme de progrès. Les passages qui évoquent les rares contacts réels de l’Église catholique avec les habitants du lakou se caractérisent par le grossissement de certaines réactions des habitants, créant ainsi des caricatures qui tentent de dénoncer la fascination que cette institution exerce sur les autres personnages de Kasalé : « Dès qu’elle entendit au loin le chant annonçant l’arrivée du père Daniel, Nativita courut passer une robe décente par-dessus la chemise de nuit qu’elle portait encore. Son visage s’illumina. L’Église montait à Kasalé »13. Le père Daniel, comme synecdoque du monde catholique, est reçu en grande pompe dans le lakou et ses discours adressés aux paysans sont marqués par un histrionisme hyperbolique.
Face à cette démonstration de force du catholicisme, Kettly Mars décide de présenter le culte vodou non dans un rapport de force frontal mais plutôt par le biais des codes du réel merveilleux. La présence indéniable des lwas dans la vie de la communauté est introduite d’une façon elliptique mais en même temps naturelle. Les expériences de Sophonie en tant que future hougenikon sont exposées comme si elles n’avaient rien d’extraordinaire. Seul le recours aux éléments oniriques permet à l’auteure de montrer la connexion entre la nature, les esprits et les habitants de Kasalé. C’est ainsi que Sophonie évoque sa première expérience vodouisante :
– J’ai rêvé que la rivière transformée en homme prenait possession de moi, de mon corps, de mon âme, je luttais accrochée aux algues, aux galets, mais je coulais dans son bouillonnement impétueux, je me sentais mourir et naître à la fois. Oui, une sorte d’effrayante jouissance14.
L’eau de la rivière constitue une des principales forces empruntées par les esprits pour entrer en contact avec les habitants du lakou et le personnage de la Maîtresse de l’eau rappelle clairement le personnage de Maman Dlo, si chère à la culture antillaise. Sans être représentés par une institution puissante, les lwas rentrent en contact avec la population pour bouleverser profondément la vie des différents personnages. L’apparente naturalité des phénomènes merveilleux qui touchent Kasalé contribuent ainsi à mettre en relief l’incontournable besoin de retourner aux racines du vodou.
Un retour nécessaire à la spiritualité haïtienne
Tel un chapelet, les signes de la fin d’un cycle et de la renaissance nécessaire s’enchainent dans le roman. Après la nuit de tempête qui semble avoir presque déraciné le cachiman, cet arbre protecteur de Gran’n, les faits mystérieux se succèdent et confirment le besoin de reprendre le contact avec les lwas oubliés. Antoinette prend justement en charge l’interprétation de ces faits, qui resteraient autrement opaques pour cette population qui a oublié le langage des esprits :
– Mon enfant, les signes nous parlent. Après le cachiman, après ta visite d’hier soir, voilà, le kay-mistè de Terre-Rouge rentre dans la danse. Ah ! pitite mwen, je n’aurais jamais cru qu’ils exigeraient tant de moi… à mon âge, après toute une vie de service. Le kay-mistè ne doit pas rester à terre, il doit être reconstruit. Mon souffle s’en va, mais je tiendrai jusqu’à ce qu’il soit relevé. J’accomplirai ma dernière mission pour eux15.
Le kay-mistè, ce temple voué au culte vodou, avait été terrassé par la tempête et sa reconstruction constitue le dernier geste qui pourrait libérer l’âme de Gran’n et lui permettre de partir définitivement. Il s’agit d’un cheminement final, semé d’épreuves qu’elle doit accomplir. Si pour Gran’n ces actes pourraient être assimilés à un parcours initiatique à rebours, pour son adjuvante, Sophonie, ce processus constitue une véritable formation.
Les derniers agissements de Gran’n ne sont pas seulement censés transmettre à sa belle-fille des connaissances sur le culte vodou, mais aussi rappeler à toute la communauté de Kasalé la place centrale que les esprits occupent. Le retour aux pratiques vodouisantes se présente ainsi non comme un simple choix religieux ou culturel mais comme un véritable besoin pour la survie de la communauté : « Voilà les pouvoirs du lakou, ma fille. Je ne dis pas que les mystères guérissent de toutes les maladies, […] mais il y a des cas où l’on doit faire appel à eux »16.
Ce retour nécessaire à la spiritualité haïtienne est éprouvé par un des principaux personnages féminins, Natività, nièce et principale antagoniste de Gran’n. Atteinte du mal le plus douloureux pour cette femme forte, la perte de la parole, elle se trouve face au dilemme qui est celui de rester sur la voie du prétendu progrès ou de retourner aux racines vodou de sa communauté et atteindre alors un soulagement :
Elle acceptait de plonger dans le filet de ce monde occulte qu’elle voulait fuir. Les circonstances douloureuses qu’elle traversait lui rappelaient l’existence d’une autre vie derrière les formes que les yeux voyaient. Une réalité qui se révélait dans l’inconscience du sommeil, mais dont la vérité se ramifiait intimement à la conscience éveillée. Une hiérarchie de mystères, d’esprits guérisseurs ou vengeurs, d’anges protecteurs ou destructeurs. Qui était-elle en cet instant ? Où se trouvait la vérité ?17
Les questions rhétoriques mettent en relief le déchirement qui accompagne la prise de conscience. Nativita se voit confrontée, malgré elle, à la redécouverte de son identité ainsi que de sa filiation refoulée. Les mots que sa cousine Esther lui adresse condensent tout le sens de l’anagnorisis qu’elle connaîtra plus tard : « Gran’n est redevenue ce qu’elle a toujours été, une maîtresse-lakou. Face à sa mort imminente, elle retrouve sa vraie nature. Tu dois le comprendre, Vita. N’oublie pas qui nous sommes… »18. Ce retour au nous de la communauté qui récupère la conscience de ses racines évoque le sens profond de l’histoire des habitants de Kasalé.
Ce roman de Kettly Mars propose ainsi au lecteur un monde qui émerveille et qui fascine par la découverte non seulement du culte vodou mais d’un monde paysan qui vit en connexion étroite avec une nature puissante. Les figures féminines, que l’auteure sait si bien présenter, abandonnent peu à peu leur force et leur carapace pour dévoiler une intimité fragile et touchante. Ces femmes incarnent la vie d’une communauté qui évolue dans un contexte de tension entre l’ici et l’ailleurs, entre ce qui est vu comme modernité et les traditions, se questionnant constamment sur les meilleures décisions à prendre pour la survie du lakou. Entre réel merveilleux et réalisme magique, Kettly Mars s’éloigne de tout prosélytisme pour montrer au monde une face parfois oublié du monde haïtien.
1 Kettly Mars, Kasalé, [2003], La Roque d’Anthéron, Vent d’Ailleurs, 2007, p. 16.
2 À ce sujet, nous pouvons citer le dernier roman de Kettly Mars, Aux frontières de la soif (Mercure de France, 2010), qui inscrit la diégèse dans le contexte de l’après séisme d’Haïti.
3 Ce roman de Jacques Roumain, publié en 1944, est considéré comme un des textes fondateurs de la littérature haïtienne.
4 Gabriel García Márquez, Cents ans de solitude, [1967], Paris, Seuil, 1968.
5 Alejo Carpentier, Le royaume de ce monde, [1949], Paris, Gallimard, 1954.
6 En ce sens, l’emploi de la cursive et le lexique qui figure à la fin de l’ouvrage jouent un rôle primordial, non nécessairement dans le processus de compréhension de l’intrigue mais surtout dans le dévoilement de cette pratique religieuse.
7 Kettly Mars, Kasalé, op. cit., p. 24.
8 À ce propos nous pouvons citer notamment le roman de Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, (Gallimard, 2003), qui retrace la veillée funèbre de Balthazar Bodule-Jules.
9 Il s’agit d’un membre de la hiérarchie des serviteurs d’un temple vodou.
10 Kettly Mars, Kasalé, op. cit., p. 120.
11 Ibid., p. 60.
12 Ibid., p. 15.
13 Ibid., p. 67.
14 Ibid., p. 21.
15 Ibid., p. 59.
16 Ibid., p. 91.
17 Ibid., p. 164.
18 Ibid., p. 97.
Discussion
Pas encore de commentaire.