L’écriture-charnière dans L’Heure hybride de Kettly Mars
par Virginie Brinker
Avec L’Heure hybride, la romancière haïtienne Kettly Mars nous fait entrer dans la conscience d’un homme duel, double, Jean-François Éric L’Hermite / Rico, gigolo de profession. Mais à l’image du protagoniste, absolument tous les éléments constitutifs du récit sont marqués par leur ambivalence. C’est donc un « texte charnière » que présente ici Kettly Mars avec son deuxième roman : un texte qui assemble avec une grande cohérence des éléments épars, voire opposés, au sein d’une mécanique bien huilée, pourrait-on dire, tout autant qu’il leur donne corps, les fait chair, dans une épaisseur des sens qui ne rend le propos que plus prégnant, essentiel.
Une ambivalence structurelle
Le cadre spatio-temporel est marqué par une ambivalence mise en valeur par la notation des heures en ouverture de chapitre, mettant en scène cette période de la journée qui unit le jour à la nuit, le crépuscule, « la clarté qui se fane1 ». Nous pénétrons ainsi dans les pensées de Rico, émergeant d’une nuit de plaisir et de beuverie, entre cinq heure trente-cinq à huit heures trente, heure à laquelle il ressort. Cet état de demi-sommeil est en outre marqué par une tension ambivalente également entre les pensées, partant de l’intériorité du personnage, et les échos de la radio de Félix qui lui parviennent du dehors et le ramènent à une conscience du monde réel car, le plus souvent, le protagoniste se trouve embarqué au gré de ses souvenirs, voguant entre différentes temporalités. Entre passé et présent, ici et ailleurs, jour et nuit, sommeil et veille, la romancière, nous autorisant à pénétrer la conscience de Jean-François, en dresse un portrait tout aussi ambivalent : « Je suis un homme ambigu, à cheval entre deux mentalités, entre deux types physiques, entre deux classes sociales, entre deux sexualités2 ».
Jean-François est sincère. Il se confie, met à jour la dualité des sentiments de son enfance entre attachement et passion pour sa mère, prostituée. Absente, puisque la mort les a séparés, elle est omniprésente dans les pensées de son fils, et donc à l’échelle du livre. Son ambivalence, entre dépravation et quasi sainteté3, est rendue par l’importance de la métaphore du jour la concernant : « Des hommes possédaient ma mère la nuit, moi, elle m’appartenait durant le jour, dans la lumière, quand tout est vrai4 ». Régulièrement pris dans un réseau lexical antithétique entre souillure et purification, à l’image du bibelot brisé de la tante Eva, tout ce qui se rattache à la prostitution (celle de Rico et celle de sa mère) paraît également entaché d’artifice, de tromperie, de mensonge. Règne des faux-semblants, l’espace de la nuit n’en demeure pas moins un espace lui-même empreint de dualité : « J’existe la nuit. Dans un espace où les frontières deviennent floues, dans la pénombre qui atténue les défauts, maquille les imperfections, dissimule les troubles5 ». En effet, ce qu’il s’agit de masquer, avant tout, c’est la misère.
Ainsi, lorsqu’il nous fait part de son cynisme, des stratégies qu’il met en place pour séduire les femmes et vivre à leur crochet, notamment Madame Elise, le couplet « valmontien6 » du personnage ne tient pas. Nous le savons jouet d’un destin qui le dépasse.
Une esthétique de l’hybridité
« Chaque heure a sa bruyance, ses modulations et sa luminosité7 ». L’importance des sens, au-delà des plaisirs charnels qui rythment la vie du protagoniste se meut dans le roman en véritable esthétique de la sensualité, au sens où, par elle, le texte devient corps, tissu, assemblage. Ce qui se mêle, ce sont en effet plusieurs esthétiques. Le rythme de la lecture épousant celui marqué par le temps du récit et les soubresauts des souvenirs du protagoniste, L’heure hybride a tout d’un roman du courant de conscience (stream of consciousness), sauf son lâcher-prise. L’écriture y demeure parfaitement maîtrisée, comme pour renvoyer au caractère calculateur du protagoniste, toujours en retenue, ou pour mieux guider le lecteur vers ce qui semble devoir être considéré comme l’interprétation finale de cette ambivalence polysémique : la découverte de son homosexualité. Le roman joue aussi sur une écriture voyeuriste avec son « personnel » caractéristique : la mère prostituée, le fils gigolo, le mentor libertin (le colonel Dumornay)… Mais le style est rarement cru. Un lyrisme subtil et recherché, tel un doux parfum, se distille au contraire au fil des pages. Roman de l’intime, enfin, L’Heure hybride n’a rien d’une écriture nombriliste mal pensée. Sans être un roman politique, la condition du personnage renvoie métonymiquement à celle du pays. Rico paraît en effet emblématique d’une période tant troublée que charnière, celle de la fin de la dictature de Jean-Claude Duvalier, dit « Baby Doc », une période marquée par la dictature pendant laquelle il est préférable de ne pas trop faire parler de soi : « je n’appartiens pas à la race des intellectuels ni à celle des opposants de droite ou de gauche. J’essaie de me maintenir au milieu, dans une catégorie plutôt floue où se réfugient les caméléons dans mon genre8 ». Par ailleurs, en tant que métis, il entend simplement profiter de « la bêtise collective », de « toute une classe d’hommes et de femmes (…) obnubilée par le traumatisme colonial au point d’opposer des histoires de couleurs de peau aux problèmes profonds qui minent le pays aujourd’hui9 ». Il incarne un monde dans lequel « la philosophie qui prévaut [depuis vingt ans] est toujours celle du plaisir à outrance. Le culte de l’argent et du sexe n’a jamais été aussi fervent. Toutes les démarches tendent exclusivement vers ces deux fins, qu’il s’agisse de la politique, de la culture des intrigues, de la recherche effrénée des opportunités10 ». Assailli par les échos de la radio de Félix évoquant ici la disparition de journalistes, là le scandale des pots-de-vin à la direction centrale des impôts, Jean-François ne peut échapper durablement au réel en dépit de ses rêveries. Tout l’y renvoie. Dans ce texte où la transition entre le jour et la nuit, Jean-François et Rico, passé et présent, est reine, dans ce « prélude à des jours de turbulence et d’angoisse11 », Jean-François / Rico apparaît ainsi comme un être suspendu et peut-être en sursis, à l’image du petit garçon qu’il était lorsqu’il se pendait par les pieds à la jetée de Bizoton, « entre l’océan et le ciel12 ».
1 Kettly Mars, L’Heure hybride, Vents d’ailleurs, 2005, p. 15.
2 Ibid., p. 34.
3 « Irène… ses mystères et ses incohérences. Je les acceptais comme un croyant accepte les merveilles et les tyrannie de sa foi », ibid, p. 39.
4 Ibid., p. 24.
5 Ibid., p. 16.
6 En référence au vicomte de Valmont, personnage des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.
7 Ibid., 13.
8 Ibid., p. 30.
9 Ibid., p. 34.
10 Ibid., p. 78.
11 Ibid., p. 19.
12 Ibid., p. 67.
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