« La parenthèse de viande. Sony Congo ou l’hommage engageant »
par Célia Sadai
Sony Congo ou la chouette petite vie bien osée de Sony Labou Tansi, texte de Bernard Magnier, mise en scène de Hassan Kassi Kouyaté
avec Marcel Mankita et Criss Niangouna
Création du 11 au 14 février 2015 au TARMAC (Paris 20ème – réservation 01 43 64 80 80)
Du 11 au 14 février 2015, le théâtre du Tarmac (Paris) accueillera le spectacle Sony Congo ou la chouette petite vie bien osée de Sony Labou Tansi, créé par Bernard Magnier et mis en scène par Hassan Kassi Kouyaté. Journaliste littéraire et célèbre directeur de la collection « Lettres d’Afrique » au sein des éditions Actes Sud, Bernard Magnier livre un texte encore inédit et d’une grande sensibilité, un texte-hommage nourri de la longue relation qu’il a entretenue avec Sony Labou Tansi. De lecteur à correspondant épistolaire, Bernard Magnier a été avant tout l’ami de l’écrivain, jusqu’à sa disparition en 1995.
20 ans plus tard, il pose un regard d’herméneute sur l’œuvre de Sony Labou Tansi. Mais ce regard ne dévoile pas tout et sublime au contraire le « mystère dans les lettres » tansiennes, tandis que le spectacle interroge la naissance du désir chez le lecteur, convoquant en chaque spectateur un devenir-lecteur de l’œuvre de Sony Labou Tansi.
D’une chaleureuse escorte au « chaos-viande »
Le compagnonnage entrepris par Bernard Magnier et Hassan Kassi Kouyaté met en place une médiation théâtrale de la littérature qui place le lecteur-spectateur en son centre. Un mur d’écrans est installé à l’arrière-scène, élément au cœur d’un dispositif à priori pédagogique. En effet, dès les premières minutes du spectacle sont projetées des cartes de l’Afrique et du Congo, une vue du fleuve Congo, la carte d’identité littéraire de Sony (de nationalité « afro-humaine ») tandis que des accords de rumba remplissent la salle. Mais face à cet empilement des signes géographiques, l’avant-scène aménage un autre espace, intime et dédié à la lecture. Bibliothèques et piles de livres balisent l’aire de jeu, territoire de l’imaginaire et du souvenir occupé par le duo formé par les personnages du Lecteur (Criss Niangouna) et de Sony Labou Tansi (Marcel Mankita). Mais ici, pas de retour du spectre. Sony ne réclame ni vengeance, ni souvenir éternel, mais parle depuis sa « viande », ranimé par le pouvoir de la bio-graphie qui le fait signe vivant, « saisissant prétexte à faire signe ». De texte-hommage à texte d’escorte, Sony Congo accompagne le spectateur puis l’abandonne, face à l’irruption d’un « signe-viande » sur la scène.
La présence du personnage de Sony Labou Tansi favorise une narration dialogique de la vie de l’écrivain, au gré d’allers-retours jubilatoires entre le texte et sa glose par le personnage du Lecteur. Un choix dramaturgique qui complexifie toutefois la lisibilité du spectacle, en convoquant la matière brute et opaque des mots de Sony Labou Tansi – mais le public est averti : « Je ne suis pas à développer, mais à prendre ou à laisser ». Se présente alors à nous un « théâtre du souffle », selon les mots du metteur en scène burkinabé Hassan Kassi Kouyaté, familier de la dramaturgie du conte et des arts de l’oralité. Un savoir-faire qui lui permet d’orchestrer une langue carnassière au bord de la langue, qui avale goulûment la langue française, ingérée dans une littérature-viande – car « Les couilles bougent avant la tête. ». Hors du monde social, ce proto-langage engage le corps du public dans une communion mystique et jouissive où le sens en suspens « tombe juste », à condition de ne pas trahir l’élan vital et exigeant d’une « boxe de nommer » :
« Dans son besoin d’élargir, d’intensifier, disons d’aggraver le bruit de sa respiration – dans sa boxe de nommer, l’écrivain arrive toujours à bloquer, voire à dissoudre le vulgaire. Et sa création devient donc un monde à mille portes où, pour entrer, il convient d’être nu de toute considération. Absolument. » (Sony Labou Tansi, préface à Je soussigné cardiaque)
« L’engagement doit être engageant »
Le « chaos-viande », c’est l’au-delà de la « géographie hirsute » et de « l’Histoire timbrée », et ce désordre du monde instauré par l’écriture de Sony Labou Tansi est un appel à laisser résonner en soi l’écho d’un cri. Une éthique du cri, pourrait-on dire, dont on retrouve l’héritage chez le dramaturge Dieudonné Niangouna, du Socle des vertiges à Sheda : ça crie. Un cri responsable aussi, qui fait irruption dans la révolte, et surtout « dans la terreur de la médiocrité et du silence ».
« Après 600 ans de silence, prendre 30 mots d’avance sur mon siècle, par fidélité à ma viande tapageuse »
Cette formule contient le projet poétique de Sony Labou Tansi, longtemps surnommé « le petit fragile », désormais prêt à assumer l’écho de sa voix face au vertige du silence, sans toutefois se mettre « au service de la dictature des mots ». Bien au contraire, le jaillissement poétique, carnavalesque et insoumis, prend sa source dans l’informe et ses possibles : correspondances, création de journaux scolaires tapissés sur les murs des écoles, troupes de théâtre scolaires… « La page blanche me chagrine et me donne la nausée : elle me fait pitié. ».
Une vitalité créative qui fait écho au titre de son premier roman La vie et demie, et qui rappelle l’intense activité de la ruche du Rocado Zulu Théâtre, la troupe créée par Sony en 1979. Dans Sony Congo, l’évocation du Rocado Zulu Théâtre conduit les comédiens à abandonner leurs rôles le temps de quelques saynètes tirées du théâtre de Sony, mises en abyme dans un tiers espace de jeu. Transmédiatique et transgénérique, le spectacle abolit la frontière institutionnelle et symbolique entre théâtre et littérature, et l’on se dit que désormais, il ne faudra plus lire son oeuvre dans le silence, au profit d’une lecture engageante.
Car le fil de rouge de la pièce, c’est cette formule de Sony Labou Tansi qui dit qu’il n’y pas d’« art engagé », mais que « l’art doit produire des engagements, [qu’]il est engageant ». A la manière d’un contrat de lecture qui invite à se fendre d’un « rire de sauvetage » (ou le « courage tragique de se marrer en connaissance de cause ») et à s’armer d’une « parole de tapage » – utiles pour survivre sur l’île allégorique de Wallante, « Guide Providentiel » de la pièce Qui a mangé Madame d’Avoine Bergotha? qui crée une république sans parti et s’empresse de démettre les hommes de leurs fonctions en tant que peuple. Au son d’une marche militaire popularisée par le titre Ancien Combattant de Zao, indice d’une mise en scène engageante…
« Nous sommes à un moment de l’Histoire humaine où il n’y a plus ni peuple, ni race, ni nation, mais des gens autour d’une idée de peuple, de race ou de nation et qui ont choisi la même pointure de honte ou de lâcheté. » (Sony Labou Tansi, préface à Je soussigné cardiaque)
« Fratrie, comme ils disent … dans un pays sans éditeur »
20 ans après la disparition de Sony Labou Tansi, Sony Congo interroge l’inscription de l’oeuvre de Sony dans le continuum d’une Histoire littéraire encore en chantier – à laquelle le spectacle apporte une pierre angulaire en évoquant la communauté « fraternelle » et transgénérationnelle des écrivains « héritiers » de Sony, parmi lesquels Henri Lopès, Emmanuel Dongala, Caya Makhélé, Léandre-Alain Baker, Alain Mabanckou et Dieudonné Niangouna lui rendront d’ailleurs hommage lors de la journée spéciale Sony Labou Tansi programmée au Tarmac ce samedi 14 février.
La question de la transmission des textes littéraires et de leur inscription patrimoniale se pose de manière évidente, à l’heure où l’on assiste à la double disparition de la romancière et cinéaste algérienne Assia Djebar, et de l’écrivain sud-africain André Brink (le 7 février 2015), quelques semaines seulement après le décès de l’intellectuel tunisien Abdelwahab Meddeb. Une question suggérée aussi par le choix d’un dispositif théâtral transmissif pour Sony Congo, qui rend d’ailleurs hommage aux structures et aux acteurs qui ont oeuvré depuis longtemps à la promotion et à la diffusion des littératures africaines – qu’il s’agisse du célèbre concours Inter-Théâtral de RFI, du festival des Francophonies en Limousin longtemps dirigé par Monique Blin ou du Théâtre International de Langue Française (TILF), créé par Gabriel Garran.
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