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Gauz, Debout-payé

L’art et le droit de l’envers dans Debout-payé de Gauz

par Virginie Brinker

Image debout-payé

Etre « debout-payé », c’est « rester debout dans un grand magasin, répéter cet ennuyeux exploit de l’ennui, tous les jours, jusqu’à être payé à la fin du mois[1] ». Etre « debout-payé », c’est le quotidien de Kassoum et Ossiri, Abidjanais vivant à Paris. Mais dans ce roman en partie autobiographique, ce que Gauz nous donne à lire c’est surtout le pouvoir libérateur de la langue, une ironie capable, parce qu’elle ouvre l’envers des mots et des idées reçues, de retrouver l’humain.

« Debout-écrit »

Le texte tout entier semble de prime abord imiter la posture immobile du vigile. Tout y dit, semble-t-il, une situation bloquée. Les lieux sont clos, empêchent la mobilité, signent le statu quo. La cage de verre de Protect-75 qui embauche des vigiles ouvre notamment le roman tandis que l’on retrouve ensuite Ossiri à Mée-sur-Seine, dans une nouvelle prison : « Dans ce « non-quartier » de cette « non-ville », ses « co-détenus » se partageaient plus ou moins équitablement entre nègres, arabes et blancs. C’étaient tous ceux que le système exploite en les maintenant en vie juste ce qu’il faut pour qu’ils travaillent et consomment sans se plaindre[2] ». Et que dire encore de la fameuse MECI, ce foyer qui est l’un des lieux principaux du roman, dans lequel on « [s’]enferme dans la cale de [sa] propre misère[3] ? »

Par ailleurs, même si le roman présente différentes tranches historiques, l’histoire semble se répéter. L’histoire de Ferdinand dans les années 1960-80, baptisées « l’âge de bronze [4]» et de l’instauration de la carte de séjour sous la présidence de Giscard d’Estaing rappelle à bien des égards celle d’Ossiri (1990-2000), tout comme celle de Kassoum dans un « âge de plomb[5] » inauguré par le 11 septembre, en quête d’une carte de séjour. Les relations de domination et d’exclusion se ressemblent. «Ennui, sentiment d’inutilité et de gâchis, impossible créativité, agressivité surjouée, manque d’imagination, infantilisation etc., sont les corollaires du métier de vigile[6] ».

Pourtant, on entrevoit que c’est par un jeu jubilatoire sur les mots que les cartes peuvent être redistribuées :

L’ATTRIBUT. Vigie, l’attribut de ceux qui restent debout.

LA TRIBU. Vigiles, la tribu de ceux qui restent debout[7].

 « Rester debout », c’est, par syllepse, rester digne, aussi, et Gauz libère ainsi le pouvoir graphique et la polysémie des mots, comme pour mieux libérer ses personnages de l’étreinte d’un livre qui dirait leur inlassable échec. Décidément, Debout-payé s’emploiera à déjouer les attentes, ou plutôt à élargir les horizons du lecteur. Offrant des portraits, des parcours, individualisés et complexes, les personnages se situent bien au-delà des idées reçues sur l’émigration. La mère d’Ossiri, après son séjour en France, renonce à toute promotion et, une fois de retour au pays, veut rester simple institutrice. Ossiri est parti quant à lui non par nécessité mais par « appel du large[8] » et fait découvrir à Kassoum la culture et le sens du voyage : « En quatre semaines, Kassoum apprit qu’il n’était pas seulement à l’étranger, il comprit qu’il avait aussi voyagé […] Il lui faisait voir la vie sous un autre regard que celui de l’immigré sans-papiers en permanence apeuré à l’idée d’un contrôle inopiné de police[9].».

Ni plongée documentaire dans l’univers des vigiles, ni roman de l’émigration tragique aux ailes brûlées, le roman déploie ainsi avec force et lucidité une ironie salutaire.

L’ironie ou l’envers de la langue

Par une construction savamment orchestrée, le fil du roman est émaillé de saillies jubilatoires, autant de respirations judicieusement appelées « pauses ». Ces fragments, qui renvoient aux monologues intérieurs du vigile, mettent le rieur de leur côté en lui rappelant d’abord la vacuité de certaines situations, habitudes sociales ou images marketées qu’on ne questionne plus, à l’instar de ce flacon de parfum Dior rappelant « entre cynisme et esthétique creux[10] » les femmes-girafes du Myanmar (ex-Birmanie). Pareille à une brisure qui vient zébrer le texte par ses blancs typographiques – comme autant de possibles échappées pour le destin tracé du vigile – l’esthétique fragmentaire déploie avec panache tout son effort de liberté.

Celle-ci passe par l’humour qui fustige tout et tous azimuts, surtout une certaine langue, comme pour nous rappeler de nous interroger sur l’usage des mots et surtout les préjugés qu’ils recouvrent d’un vernis prétendument acceptable. A l’instar du dit « profil morphologique[11] » du vigile, notamment.

Mais Gauz, inventeur de sigles, inventeur de mots, forge aussi une véritable poétique de l’ironie, tant réjouissante que profonde. Figure de pensée et de l’ambivalence par excellence, l’ironie donne à voir le monde et son envers, dans sa complexité, souvent drolatique : Les « FBBB » sont ainsi ses « Femmes Bétés à Bébés Blancs », ces « gardes d’enfants (…) occidentaux mi-rois, mi-prisonniers[12] », une scène de « maquillage sous cloche[13] » présente une femme « intégralement et intégristement voilée[14] » chez Séphora, tandis qu’une Tchatcho « apprenti[e]-blanch[e][15] » à force de produits qui blanchissent la peau se voit trahie et démasquée par son enfant « noir comme le charbon ». On le voit, tout le monde en prend pour son grade et surtout les faux-semblants. L’ironie donne à voir, par le biais du personnage du vigile, l’envers du décor.

Belle revanche pour celui qui passe aux yeux de la plupart pour un pur élément de ce décor,  justement : « Il est habillé dans une veste noire, une chemise blanche et une cravate noire. Dans cet environnement froid et dépouillé, il est comme un élément d’un décor design aux lignes épurées, façon Bauhaus[16] ».

[1] Ibid., p. 8.

[2] Ibid., p. 103.

[3] Ibid., p. 152.

[4] Ibid., p. 39.

[5] Ibid., p. 137.

[6] Ibid., p. 116.

[7] Ibid., p. 130.

[8] Ibid., p. 99.

[9] Ibid., p. 155.

[10] Ibid., p. 78.

[11] Ibid., p. 7.

[12] Ibid., p. 23-24.

[13] Ibid, p. 66.

[14] Ibid., p. 66.

[15] Ibid., p. 73.

[16] Ibid., p. 163.

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