« Il y aura toujours un défi quelque part »
Dézafi, de Frankétienne
Adaptation, direction et mise en scène de Guy Régis Jr[1]
Du 21 au 24 janvier 2015 au Tarmac (Paris)
Par Victoria Famin
Du 21 au 24 janvier 2015, au théâtre du Tarmac (Paris), Guy Régis Jr tente l’aventure d’adapter et de mettre en scène un des textes fondateurs de la littérature haïtienne. Il s’agit de Dézafi[2], de Frankétienne, paru à Port-au-Prince en 1975 et considéré comme le premier roman entièrement écrit en créole. Ce texte, qui élève Frankétienne au rang de figure tutélaire des littératures de la Caraïbe[3], parait en français en 1979 sous le titre Les affres d’un défi[4]. Ce deuxième volume n’est pas considéré comme une simple traduction mais une nouvelle version du texte en créole que l’auteur propose à ses lecteurs. Presque introuvables pendant longtemps, ces deux ouvrages phares de la littérature haïtienne ont été réédités par Vent d’ailleurs en 2014 et cette adaptation théâtrale proposée par Guy Régis Jr complète pleinement cette redécouverte des textes de Frankétienne.
Le défi d’un monde en deux langues
Les défis qui s’imposent à Guy Régis Jr dans la mise en scène sont multiples. Tout d’abord, il y a le défi d’adapter non pas un texte mais deux : la version créolophone et la version francophone, pour n’en produire qu’un seul et unique texte pensé au départ pour un public haïtien – lequel a découvert la pièce en décembre dernier – mais qui s’adresse aussi aux spectateurs français. Grâce à un travail fin des dialogues et à une subtile dynamique d’échos, les deux langues se font entendre sans pour autant créer de la confusion. Ce bilinguisme enrichit la pièce qui non seulement tient compte des deux textes premiers, mais qui par ailleurs convoque dans l’espace théâtral un monde en deux langues, avec toute la musicalité que cela suppose.
Le défi multiple de la transmission
Le défi de transmettre dans la pièce la force du discours engagé de Frankétienne n’était pas des moindres. Dézafi et Les affres d’un défi inaugurent une œuvre très engagée dans la dénonciation des dictatures duvaliéristes et des méfaits subis par la population haïtienne pendant près de trente ans. Dans l’entretien à Guy Régis Jr publié dans le n°15 du Carnet du Tarmac, la mort récente de Jean-Claude Duvalier, « Baby Doc », le 4 octobre 2014, est considérée par le metteur en scène comme une évidence de l’actualité des textes de Frankétienne et de leur version théâtrale[5].
L’histoire d’amour entre Sultana et Clodonis se fond dans un contexte de zombification que Frankétienne développe dans ses textes comme une métaphore de l’aliénation et de l’anéantissement que les Duvalier imposent au peuple haïtien. Sur une scène minimaliste, sous une lumière très tamisée, parfois presque inexistante, les zombies de Guy Régis Jr se trainent tels des pantins manipulés par une femme bòkò dont la voix ne donne pas seulement des ordres mais s’applique aussi à rabaisser ces êtres humain dépourvus de toute volonté. Si le personnage de Sultana, héroïne qui par amour donne le sel salvateur à un jeune homme zombifié, est fort, c’est le celui de Clodonis qui se charge de transmettre, une fois la zombification vaincue, le message de révolte adressé non seulement aux Haïtiens mais aussi aux peuples du monde.
Le défi de donner voix aux souffrances d’un peuple
Un dernier défi scénographique est relevé avec brio par Guy Régis Jr et sa troupe : celui de transposer, dans le langage théâtral, la révolution littéraire mise en place dans l’écriture de Frankétienne. Si l’on ne peut pas vraiment parler de spiralisme pour ces textes, l’auteur y pratique déjà une énonciation spiraliste soulignée par les choix typographiques du texte francophone. La force de la parole ne peut pas être exprimée à travers une simple polyphonie ; et le metteur en scène semble l’avoir bien compris. Les spectateurs assistent ainsi à un enchevêtrement des voix qui s’interpellent, se répondent et se superposent. Aux tirades et dialogues des personnages s’ajoute un chœur qui évoque souvent, par le biais d’un travail vocal saisissant, les souffrances d’un peuple zombifié. Ce qui dans d’autres pièces pourrait être considéré comme une cacophonie devient, dans la pièce de Guy Régis Jr, l’expression profonde d’une douleur qui prend la force d’un tourbillon mais qui appelle, par cette même force, à la libération.
C’est le sel parsemé sur la scène, symbole de la culture comme clé pour la dézombification et donc pour le salut du peuple, qui permet d’actualiser le message de Frankétienne. Les dessins que Sultana fait sur la scène ainsi saupoudrée rappellent le pouvoir de la création artistique face à l’oppression. L’appel de Clodonis à partager le sel entre les peuples du monde actualise ce discours haïtien, car « il y aura toujours un défi quelque part ». Cette pièce est une expérience forte d’autant plus qu’elle trouve une pertinence indéniable dans le contexte actuel et montre la riche vitalité du monde culturel haïtien.
[1] Le spectacle est présenté du 21 au 24 janvier 2015 au Tarmac, 159 avenue Gambetta – 75020 Paris, réservation sur www.letarmac.fr
[2] Frankétienne, Dézafi [1975], La Roque d’Anthéron, Vent d’ailleurs, 2014.
[3] Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant n’hésitent pas à dédier les Eloge de la Créolité (1989) « à Césaire, à Glissant, ba Frankétyèn », constituant ainsi une triade fondatrice des littératures de la créolité.
[4] Frankétienne, Les affres d’un défi [1979], La Roque d’Anthéron, Vent d’ailleurs, 2014.
[5] « Frankétienne est doublement l’écrivain du défi : entretien avec Guy Régis Jr », Le Carnet du Tarmac n°15, p. 4.
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