Mémoire à charge
Par Ali Chibani
Rabah Belamri, comme de nombreux auteurs algériens, revient sur l’accès de son pays à l’indépendance et ce que les hommes de pouvoir, notamment les militaires, ont fait de cette indépendance. Regard Blessé1, prix France Culture 1987, est un roman dans lequel la voix du narrateur omniscient se confond avec la mémoire du jeune Hassan. Ce dernier est un adolescent de quinze ans qui perd petit à petit la vue2 après un décollement de la rétine suite à un accident. Moins sa vue est efficace, plus il s’enferme dans sa mémoire.
Le roman est constitué d’une accumulation d’analepses qui sont autant de détails composant un diptyque qui représente l’Algérie colonisée et l’Algérie indépendante et qui est offert, le plus souvent avec humour, à la raison critique du lecteur. L’humour sert en effet à casser le ressort de notre habitude à être confrontés à des réalités tragiquement éloignées de ce qu’elles devraient être.
Ce roman gagne sa légitimité de sa vraisemblance, mais aussi de la mémoire littéraire du lecteur qui est souvent sollicitée, comme dans ce passage où l’auteur retravaille de manière évidente Les Chercheurs d’os3 de Tahar Djaout : « Les chouhada, les martyrs, n’étaient pas oubliés. […] On allait chercher leurs os dispersés dans le pays pour leur donner une sépulture digne de leur sacrifice dans le cimetière du village natal avec leur nom sur la tombe. » (p. 160)
Brisé dans sa jeunesse
Hassan est une allégorie de l’Algérie indépendante : « Quel dommage ! dit un voyageur qui apprend le mal dont souffre l’enfant. Fauché en pleine jeunesse ! Un épi qui lève et que le sort brise. » (p. 18) Le narrateur se demande : « La guérison est-elle encore possible ? » (p. 19). Cette question vaut autant pour Hassan que pour l’Algérie. La réponse, pessimiste mais lucide, est donnée par l’évolution de l’état de santé de l’enfant. Il finit en effet par perdre la vue, à cause de son incapacité à aller à temps dans un hôpital français à Alger, mais aussi à cause de « l’ignorance » des siens. Ses parents, particulièrement sa mère, pris au piège de la colonisation, de l’enfermement spatial et de la pauvreté qu’elle provoque, n’ont d’autre recours pour soigner leur descendance que les superstitions qui ravagent les yeux malades : « L’ignorance, même nourrie de bonne intentions, ne peut être que ravageuse. » (p. 19)
Ces superstitions se substituent à l’empêchement de l’accès au savoir par la colonisation. Elles sont aussi perçues comme un savoir ancestral, propre à soi, détenu par une « élite ». Ce « savoir » est là pour faire oublier l’impuissance du groupe dominé à prendre en charge ses propres difficultés et à instituer une hiérarchie chez des gens qui n’ont plus que cela pour maintenir les différences nécessaires à la perpétuation de toute société. C’est aussi une manière de donner un sens à la violence de son état et, ce faisant, de la rendre surmontable. Ainsi, les « médicaments » proposés par les voyantes et voyants, les vieilles… sont un cocktail d’éléments-signes auxquels la croyance populaire attribue à tort ou à raison une puissance curative et dont elle a fait des symboles de la puissance sexuelle :
Un autre jour, conseillée par une vieille rencontrée au dispensaire, elle [la mère] mélangea dans une cuvette de l’huile, de l’alcool, du pétrole, du vinaigre, du crésyl, de la résine, du tan, des oignons, de l’ail, du piment de Cayenne, du sel, des clous de girofle, du gingembre, de la noix de muscade, du thym, du henné, de la poudre à canon et bien d’autres herbes et ingrédients étranges ; elle prépara un onguent qu’elle ajuste sur le crâne dénudé de Hassan. Hassan s’endormit coiffé de son casque fabuleux, et au matin, il était pratiquement aveugle. Il accusa avec véhémence sa mère qui se mit à pleurer. (p. 23)
Comme le prouve ce passage, toute tentative de soin finit par avouer l’échec des signes de puissance du groupe social. Face à la confiance aveugle de la mère dans ses solutions superstitieuses, se développe le scepticisme, voire le rejet par Hassan d’une culture qui ne peut pas le sauver.
Cet échec a des effets désastreux. Le fils accuse sa mère d’aggraver son cas. Le lien entre les deux personnes s’effile lentement. Cela arrive dans une société où l’Autre du même groupe, quel que soit son statut (parent, frère, cousin, voisin, compatriote…) est frappé de suspicion. Comme autre conséquence de la colonisation, la rupture des liens sociaux au sein du peuple colonisé : « Les règles de bon voisinage étaient bafouées avec cynisme : on ne se gênait pas pour envoyer des pelletées de neige dans la cour ou devant la porte du voisin, pourvu qu’on en décelât sa propre toiture. » (p. 25)
Passage à l’Autre colonial
Dans Regard blessé, le passage à l’Autre – en tant qu’Autre absolu, c’est-à-dire le colonisateur – est, selon les cas, une tentation, une nécessité pour soi, ou une obligation faite par l’armée coloniale. Ce passage de l’Algérien à l’Autre colonial s’opère à chaque fois que sa propre impuissance se ressent.
Chouchi a souvent travaillé pour le père de Hassan. Celui-ci se sent protégé quand il le rencontre un jour dans la tenue des soldats français qu’il avait rejoints. Mais ce passage à l’Autre implique une transformation de soi aux yeux des siens mais pas aux yeux des Français. Aussi, l’indépendance venue, l’armée française abandonne les harkis aux couteaux des révolutionnaires de la dernière heure.
En effet, l’indépendance ne met pas un terme à la difficulté de se reconnaître entre soi. La valeur des uns et des autres s’établit selon la nature du lien qu’ils avaient avec l’Autre colonial. L’indépendance devient aussi l’heure de se rattraper pour celles et ceux qui sont restés cachés pendant la guerre. C’est l’heure d’agir, de faire preuve de tout ce dont ils ont manqué face à la France : le courage, le patriotisme, la dignité… Et comme toujours, les révolutionnaires retardataires sont les plus violents et les plus aveugles ; ils sont surtout ceux qui reproduisent les violences de l’ennemi de la veille sur les plus faibles : « Les enlèvements furent perpétrés de nuit et par de jeunes hommes, militants de la dernière heure qui s’estimaient en droit de rendre la justice, de venger les morts, de purifier la terre. On exécutait au revolver, au couteau, à la hache, dans des grottes secrètes, des ravins perdus. » (p. 177)
Pour Hassan aller vers l’Autre est une nécessité pour se soigner, mais une nécessite qui jette une lumière crue sur la dangerosité de rester dans l’espace maternel, tel qu’il est devenu sous la colonisation. Page 26, cet espace maternel est évoqué à travers la métaphore de la maison. On lit : « Mais la maison va s’écrouler sur nos têtes ! ». Avant cela, « Hassan était conscient du danger qu’il courait en demeurant à la maison. Mais comment faire pour se rendre à Alger ? Alger était loin, et son père ne pouvait l’y emmener, lui qui n’était jamais sorti du département. » (p. 24) Nécessité qui révèle aussi l’impuissance du père. L’enfant est brutalement jeté dans un espace non sécurisé et sans repères généalogiques efficaces. Et sous l’Algérie indépendante, les hommes de pouvoir ôtent à Hassan le dernier espoir de puissance familiale : son frère Lahcen n’est pas admis dans le corps de gendarmerie car les dirigeants algériens ont à leur tour espéré conquérir une puissance en imitant, non plus la France coloniale, mais l’Allemagne nazie4 : « Il lui manquait deux centimètres pour avoir la taille exigée : l’Algérie ne voulait pas d’un corps de gendarmerie constitué de nabots. » (p. 194)
L’analepse, le récit pour survivre au sentiment de solitude
Les sentiments d’impuissance et d’insécurité vont aussi envahir la conscience de Hassan qui découvre son inutilité au sein de sa société et de sa famille qu’il ne peut pas sécuriser, ni rassurer : « Dans son lit, Hassan souffrait de ne pouvoir être d’aucune aide pour ses parents. » (p. 26) L’aveuglement qui aiguise sa conscience accroît le sentiment de solitude qui se développe et l’arrache aux siens. Alors que sa vue a encore baissé, il rompt le lien qui le tient enchaîné aux croyances de sa mère : « Mma, les charlatans, ça suffit ! Je ne veux plus entendre parler de ces voleurs. À force de me bourrer les yeux de saletés, je finirai aveugle. » (p. 197)
La rupture d’avec les croyances maternelles – ici nommées « saletés » – s’ajoute à la défiance de Hassan vis-à-vis des codes de son groupe social. Cette défiance se manifeste dans le recours à la fiction qui se révèle dans la description d’une scène de théâtre populaire durant laquelle le fossé se creuse entre la jeune génération à laquelle appartient Hassan et la génération des parents et grands-parents :
… l’enfant du malheur [Hachemi] réapparut sur scène, et cette fois-ci, trottant à quatre pattes, affublé de deux énormes oreilles d’âne, un paysan à la mine réjouie à califourchon sur son échine. Merbouha [grand-mère de l’acteur], assoupie dans sa détresse, reçut cette vision comme une claque. Elle se détendit comme un ressort, et la voilà debout face à la scène, gesticulant, vociférant, la voix étranglée par l’indignation et le désespoir.
– Ah ! Maudit ! À présent, tu te changes en bourricot ! Puisse Dieu te changer en singe pour toujours ! Je jure par ces montagnes que je briserai la canne sur ton dos. (p. 172-173)
La scène comique, qui résulte de la fiction interprétée comme réalité humiliante par la vieille par méconnaissance de l’art théâtral, trouve rapidement son pendant tragique dans la suspension de l’incrédulité des jeunes devant le jeu de leurs parents. Si le mensonge théâtral a pour objectif de faire rire et de faire réfléchir, le mensonge des adultes vise à tromper les enfants pour leur faire mal et pour les faire entrer dans la tradition sociale qui leur refuse le progrès. Cela se produit dans une scène qui est en soi une métaphore de la trahison des idéaux de la guerre d’indépendance : « Quand ils revenaient de leur surprise, les mains-ciseaux avaient déjà accompli leur travail. Le sang. Et c’étaient alors des hurlements sans fin de douleur et de désespoir contre la duperie, la trahison concertée : ne leur avait-on pas dit qu’on les amenait à la fête et qu’on allait les circoncire sans leur faire mal, sans les blesser ? » (p. 174)
À son retour d’Alger, Hassan redonne espoir à tous les siens qui l’ont cru guéri. C’est le père qui va découvrir la supercherie. Il lui tend le journal et lui demande de lire pour lui. Sans succès. Le pouvoir du texte écrit comme pouvoir de lire le monde est définitivement ôté au père. Celui-ci retourne aux superstitions qu’il a rejetées un temps. Il revient du marché avec « un bâtonnet de sulfate de cuivre » qui fera définitivement tomber « la nuit » sur Hassan qui perd complètement la vue. La dernière image qu’il voit est celle d’un filet de lumière sous forme de « serpent bleu et vert ». Le chronotope de la route qui permet à Hassan d’interroger sa mémoire se transforme en fin de récit en monstre historique alliant les couleurs du drapeau français (bleu) et du drapeau algérien (vert). L’excipit développe ainsi une symbolique déceptive qui, sans glorifier la colonisation, avoue l’échec de l’indépendance à réaliser les rêves des Algériens qui pensaient : « Tout le monde guérira dans l’Algérie indépendante. Dans l’Algérie indépendante, tout le monde se portera bien. Quand on a un beau drapeau, on ne tombe pas malade. » (p. 122)
1Rabah Belamri, Regard blessé, Paris, éd. Gallimard, 1987.
2En cela, le personnage a un aspect autobiographique puisque Rabah Belamri a perdu la vue à l’âge de seize ans.
3Tahar Djaout, Les Chercheurs d’os, Paris, Édition du Seuil, 1984.
4Lire Mohand Arav Bessaoud, Heureux les martyrs qui n’ont rien vu [1963], Alger, Koukou Editions, 2014.
Rabah Belamri,un extraordinaire poëte et écrivain! tous ceux qui l’ont côtoyé l’ont aimé.