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Comptes-rendus de lecture

Liliana Cora Fosalau, Déshistoires

Entre « Des-errance » et Point d’ « encrage »

Une lecture de Déshistoires de Liliana Cora Fosalau

par Virginie Brinker

 

 

 

 

Déshistoires est le premier des trois recueils de poèmes que Liliana Cora Fosalau, poétesse roumaine, écrit en français. La préface de Marc Gontard associe « déshistoires » et « déprise ». Tout se passe en effet comme si, dans le recueil, il s’agissait de se défaire de l’emprise de la brûlure amoureuse quand l’amour s’en est allé.

Des-errance

image Livre Liliana Cora FosalauComme dans un poème de Louise Labé, tout fait signe vers une langue du concret, une langue tangible de la sensation, mais si la nostalgie se dit, c’est ici en termes d’espace et non de temporalité. Il s’agit de fouiller « dans la géographie du cœur cartographe1» et l’amour est pensé comme une « route » qu’il faut arpenter (voir le poème ayant pour titre « Expédition sur les trajets de l’attente2 »), même si celle-ci s’effrite « sous le talon du souvenir amoureux / qui s’entête encore à la parcourir3 ». Mais si prendre ce chemin peut être un acte volontaire, force est de constater que l’amour fait retour, à la manière d’un re-venant : « Je verrouille les portes de la maison, / les portes de ma pensée, / mais dans le sommeil / tu apparais en arpentant des chemins / par toi seuls connus ou seuls par moi oubliés4 ». Ce qui s’apparente ici à un hypallage, cette figure du déplacement, dit la marche du souvenir, face à laquelle la langue ne peut que piétiner : « La langue dans laquelle je ne peux t’écrire, / la pensée que je ne peux t’avouer, / sont un peu histoire de rocher, / de Sisyphe, de ce qui ne peut aboutir5 ». L’épanorthose ici, par les corrections successives qu’elle donne à lire, mime ce bégaiement-piétinement de la langue, que l’on retrouve aussi dans la reprise du titre de certains poèmes : « Automne », « L’automne », « Réponse automnale », par exemple.

Devenu un « exilé à vie6 », comme l’indique également le titre de la première section « Exils », en quête d’ « un – dorénavant – introuvable pays7 », le « je lyrique » trouve dans cette marche forcée comme un mode d’être au monde. L’homographie et l’homophonie de la forme « je suis » (pour le verbe « suivre » et le verbe « être ») en témoignent : « le chemin de paroles que je suis8 », « je suis ce que les pages donnent à lire9 »… Ces égarements du cœur est de l’esprit sont une forme de déshérence / des-errance qui laisse l’individu comme perdu, hébété, désespérément seul, comme dans « Je ne sais plus » : « Je viens ici seulement / quand je me languis de te revoir / quand j’ai mal de toi… / Je ne sais depuis quand ni pourquoi / je ne reconnais plus le chemin du retour10 ».

Pourtant sur le sentier perpétuellement arpenté, les traces que laissent les mots sont les héritiers de cet amour et chantent la fécondité de la perte.

Point d’encrage

Le cycle des saisons qui rythme les pages est à la fois éternel ressassement et renaissance. Cette ambivalence est certainement due aux mots eux-mêmes. Espace de la langue du dor, « mot roumain réputé intraduisible, [tenant] à l’identité de la langue et à la spécificité de notre sensibilité, mélange de nostalgie, souffrance, désir, alanguissement, amour et inaccomplissement11 », le poème est l’entre-deux, au sens propre du terme, lui qui parvient à faire revivre l’étreinte tant regrettée. La synesthésie atteste de ce pouvoir : « lorsque j’ai entendu ton regard / venir vers moi, m’embrasser, / et je suis restée dans l’étreinte12 ». Le chiasme également. Là où tout dit la séparation, il apparaît comme une figure de l’enlacement permettant de la conjurer : « D’un côté règne toujours mon mal de toi. / Mon mal de toi règne aussi de l’autre côté13 ».

Le « je lyrique » trouve ainsi peut-être finalement son lieu, ses points d’ancrage et d’encrage, sur la page, « quelque part entre l’impossible et le nécessaire14 ». La parole se fait mythe, convoquant tour à tour Ovide15, Sisyphe16, Ixion (avec la référence aux « supplices de la roue de l’attente17 »), le déluge18 et Adam et Eve19, cherchant des réponses à ce qui demeure le plus souvent une énigme pour l’homme : la fin de l’amour, l’Autre décidant de redevenir autre. L’ « arbre foudroyé » apparaît alors comme la métaphore de ce séisme, de cette césure radicale, ébranlant les assises de l’être et que l’on aurait tort de réduire au vulgaire mot de « rupture ». Par cette image, Liliana Cora Fosalau parvient à nous faire sentir l’universalité de ce sentiment et toute son intime particularité.

Les motifs de la marche, l’ambivalence du dor sont donc autant de teintes singulières ajoutées par la poétesse à la palette des amours contrariées. Mais c’est peut-être finalement les procédés techniques d’écriture, plus que les images, qui font du poème l’espace des possibles et des régénérescences. L’art de la perte et de l’abandon y sont ainsi remarquablement maîtrisés, si bien qu’au-delà d’une « déprise », on a l’impression de lire une véritable « reprise » (en main), le sujet reprenant le dessus sur cette « histoire », afin d’en forger une autre, mille autres, dans l’espace-carrefour du poème.

1 Liliana Cora Fosalau, Déshistoires, Lausanne, BSN Press, collection « Fictio », 2014, p. 21.

2 Ibid., p. 60.

3 Ibid., p. 12.

4 Ibid., p. 17.

5 Ibid., p. 24.

6 Ibid., p. 20.

7 Ibid, p. 30.

8 Ibid., p. 11.

9 Ibid., p. 33.

10 Ibid., p. 16

11 Voir la note de la p. 65.

12 Ibid., p. 21.

13 Ibid., p. 58.

14 Ibid., p. 19.

15 Ibid., p. 11.

16 Ibid., p. 24.

17 Ibid., p. 58.

18 Ibid., p. 71.

19 Ibid., p. 63.

Discussion

Une réflexion sur “Liliana Cora Fosalau, Déshistoires

  1. Merci infiniment de cette lecture tres sincere, approfondie, professionnelle! Merci Virginie Brinker, ma reconnaissance a la Plume Francophone!

    Publié par Liliana Fosalau | 2 décembre 2014, 08:33

Le tour du monde des arts francophones

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