Vengeance et putsch
Par Alain Raimbault
Difficile de classer ce roman, Haïti ! Haïti ![1] dans le genre policier ou dans celui du thriller même si certains éléments en font bien partie. Il y a le crime comme point de départ : un massacre d’innocents par les tontons macoutes cagoulés dans la ville de Jérémie. La date n’est pas donnée mais fait très certainement référence aux massacres de populations civiles ordonnés par le dictateur François Duvalier en été 1964, en représailles à une tentative de renversement de son régime.
Pour aller au bout de sa quête, Philippe Rivière, un personnage justicier plutôt solitaire et aidé clandestinement par un mouvement d’opposition, se fait passer pour un journaliste. Il mène l’enquête afin de découvrir les commanditaires, le mobile, et surtout le nom des auteurs de ces crimes, car parmi les victimes se trouvait son cousin qu’il chérissait comme un frère. La justice que désire infliger Rivière s’appelle purement et simplement de la vengeance. Actions, meurtres, sexe et enquête se succèdent dans les nuits de l’espace urbain.
Un roman créole
Ce roman politique porté par une langue vive, claire et précise, nous fait penser à Castro qui a renversé Batista par les armes en 1959. On pense aussi aux romans sud-américains comme ceux de Miguel Àngel Asturias, de Gabriel García Márquez ou à la poésie de Pablo Neruda.
Lorsque Dany Laferrière affirme qu’il est un auteur américain, il met en relief la culture du lieu qui l’inspire, où il demeure. Anthony Phelps et Gary Klang s’inscrivent dans la même veine. Ils décrivent une réalité américaine de la deuxième moitié du XXe siècle, qui a beaucoup à voir avec celle de l’Amérique latine. Les liens sont nombreux tant du point de vue géographique, linguistique et historique que religieux.
Ces deux auteurs illustrent avant l’heure le concept de créolité formulé par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans leur manifeste de 1989 intitulé : Éloge de la Créolité. En effet, la langue française de Phelps et de Klang est traversée par les influences de l’espagnol et du créole haïtien. L’histoire tragique d’Haïti sous les dictatures des Duvalier père et fils évoquées ici, fait écho à tous ces régimes autoritaires qui décimèrent les populations d’Argentine, du Brésil, du Chili, du Paraguay, de l’Uruguay, du Chili ou de la République Dominicaine à la même époque.
D’un point de vue symbolique, ce n’est plus un seul crime que désire venger Rivière mais l’ensemble des crimes commis par ces dictatures. Si la justice a peu de chance de triompher, la vengeance qui est également amorale offre une solution de rechange. Le mal est combattu par le mal. Nous sommes bien dans un roman noir.
La trajectoire de Philippe Rivière est également intéressante. Page 11 : « Né de père français et de mère haïtienne… citoyen français, mais haïtien de cœur. » Après un passage tumultueux en Algérie, lors de la guerre d’indépendance, imagine-t-on, il décide de revenir sur la terre où il a passé une partie de son enfance. Ici, les deux auteurs exilés eux-mêmes à cause de la dictature, posent donc la question de l’exil. La réponse apportée dans ce roman pour un seul individu est que l’appel de l’enfance, de la patrie de la mère est plus fort que tout. Le héros revient au pays. D’un point de vue historique, peu d’exilés par une dictature sont revenus au pays pour lutter contre l’oppression les armes à la main. Mais après la fin de la dictature, le mal n’est-il pas fait ? L’exilé ne risque-t-il pas de demeurer à jamais en exil ?
Ce roman qui a été publié il y a presque trente ans, à l’époque où sévissaient encore ou s’achevaient de sévir de nombreuses dictatures en Amérique latine et en Haïti n’a rien perdu de sa pertinence. L’intérêt du lecteur est soutenu par le suspens, par la dramatisation et par les questionnements suscités chez le lecteur par les personnages, aussi bien les bourreaux (ceux qui sans vergogne profitent du régime dictatorial pour accéder à une vie matérielle et sociale très confortable) que les victimes (la vengeance est-elle justifiable quand toute justice est impossible ?)
Pour terminer, cette œuvre écrite à deux mains questionne la notion d’auteur. Impossible de savoir qui de Phelps ou de Klang a écrit tel ou tel passage. L’auteur disparaît ainsi pour laisser triompher une instance narratrice orpheline. Le message, un peu comme une œuvre d’art non signée, comme une peinture luxuriante de Marc-Aurèle Fortin, a effacé son créateur. Et si le véritable titre était Anthony Phelps, Gary Klang ? Une sorte d’autobiographie imaginaire, la plume en guise d’arme.
[1] Anthony Phelps, Gary Klang : Haïti! Haïti!, Montréal, Éditions Libre Expression, 1985.
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