Des pierres et des hommes…
par Caroline Tricotelle
Comme tout un chacun, l’Histoire s’impose à nous. Elle se manifeste sans trop d’effort puisqu’elle demeure là, sous nos yeux, à travers des espaces que des hommes ont fait construire en leur temps. Les vieilles pierres de Rome ou d’Athènes, les ponts de Paris, les sculptures façonnées il y a plus de deux mille ans nous entourent ; selon qu’une volonté politique s’affirme afin de favoriser la transmission de ce patrimoine, ou au contraire efface les traces matérielles de cette Histoire pour diluer la mémoire collective. Quand l’Histoire laisse des traces… Quand elle n’est pas seulement tapie dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue, emportée avec eux, enfermée en eux, inaccessible ou inénarrable, parfois même inconcevable, mais qu’il importe de dire. Dans tous les cas, nous tenons quelque chose de palpable de l’Histoire : ces pierres qui impriment le passage de figures historiques connues pour ce qu’elles firent, c’est-à-dire pour leurs choix et leurs conséquences pour l’ensemble d’une population. Mais qu’en retenons-nous ?
Histoire et littérature : de la connaissance à la reconnaissance
L’Histoire, c’est celle qu’on apprend. Le dictionnaire Larousse vers lequel nous pouvons orienter les plus jeunes la définit ainsi : « Relation des faits, des événements passés concernant la vie de l’humanité […] science qui étudie le passé de l’humanité, son évolution ». Tout s’explique par des liens de cause à effet, preuves ou chiffres à l’appui. Cependant, l’Histoire ne fait pas grand cas des destinées individuelles et anonymes, ni, à proprement parler, de l’humain. L’Histoire, « avec sa grande hache »[1] écrit Pérec, est de ce fait assassine. L’humain dans l’Histoire est déduit ou caché derrière les décisions de ces figures historiques, sans nous transmettre ce qui les motivait en tant qu’individu. Nous les connaissons sans bien les connaître. Pourtant, elles seules font l’Histoire. C’est pourquoi la littérature s’empare de ce matériau. C’est aussi pour reconnaître l’existence de ces anonymes disparus dans la version monolithique de l’Histoire. A la différence des historiens, et des chroniqueurs qui rassemblent les faits dans le respect de la chronologie, dans le souci de la vérité, la littérature tente de remplir la béance de l’Histoire pour puiser au-delà ou en-deçà des faits : esprit, chair et cœur humain.
Des pierres et des formes littéraires
Comment ?
La réponse nous vient du passé. Un peu comme le dirait Borgès, les esprits humains communiquent entre eux, insoumis au dieu Chronos. Marguerite Yourcenar nous éclairait déjà avant même la parution de Mémoires d’Hadrien. « Le roman dévore aujourd’hui toutes les formes ; on est à peu près forcé d’en passer par lui. Cette étude sur la destinée d’un homme qui s’est nommé Hadrien eût été une tragédie au XVIIème siècle ; c’eût été un essai à l’époque de la Renaissance »[2]. En lisant le livre de Laurent Binet, HHhH, paru en 2010, prix Goncourt du premier roman, nous avons affaire à une autofiction. Et en lisant Le Magazine Littéraire de la rentrée de septembre 2014, on nous dit que la forme peut aujourd’hui être celle de l’exofiction : « je raconte un autre, qui a existé. Mais l’exofiction n’est pas une biographie-fiction à la première personne, […] l’auteur se décale, prend son personnage comme une matrice […] tout en parlant de lui à la troisième personne. Son héros est un ex-vivant réinventé. »[3]
Finalement, l’important, c’est ce regard qui rebondit d’époque en époque. Lorsque nous lisons, le jeu de l’interprétation fonctionne à plein. On peut évidemment se reporter aux théories de la réception comme par exemple L’Acte de lecture, de Wolfgang Iser, paru en 1976. La littérature permet bien d’entrer dans la conscience du lecteur qui élabore ou constitue l’œuvre en un texte qu’il parcourt et complète de ses propres représentations mentales. En tant que lecteur, nous sommes donc actifs. L’existence des grands hommes, leur esprit, leur pensée, leurs sentiments, et la distance des siècles, « ces parties impénétrables à l’âme » nous sont ainsi rendues « par une quantité égale de parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler »[4] nous précisait Proust, par la construction d’un personnage dans lequel, nous pouvons entrer et nous projeter. Il n’est plus seulement question de connaissance mais de reconnaissance.
Méfiance et signifiance
Mais la question de l’accès à la vérité demeure, en plus de la question du pourquoi. Laurent Binet présente au lecteur le processus d’écriture de son roman portant sur l’opération « Anthropoïde » de 1942 à Prague, lorsque deux parachutistes tchèques sont chargés d’assassiner Heydrich, le planificateur de la Solution finale. La méfiance envers le matériau littéraire apparaît, dans le même sens qu’André Breton en son temps, qui préférait le récit à l’écriture de soi ou la littérature « carte postale » : « tout le monde trouve ça normal, bidouiller la réalité pour faire mousser un scénario, ou donner une cohérence à la trajectoire d’un personnage dont le parcours réel comportait sans doute trop de cahots hasardeux et pas assez lourdement signifiants »[5]. « Sauf qu’Heydrich n’est pas un monstre de papier »[6]. Le fait historique, tel qu’il nous parvient, est forcément lacunaire. Hadrien, dans le roman de Yourcenar, avoue que ce qu’il s’apprête à écrire diffère bien des chroniques établies avec son accord par les historiens de son temps.
Mais l’entreprise littéraire ne consiste pas non plus à emporter le lecteur dans le romanesque. Marguerite Yourcenar, avec Mémoires d’Hadrien, entrepris en 1934 et publié en 1951, nous permet d’entendre la voix de cet empereur romain, né en 76, couronné en 117 et mort en 138. « Prendre une vie connue, achevée, fixée (autant qu’elles peuvent jamais l’être) par l’Histoire […]. Faire en sorte qu’il se trouve devant sa propre vie dans la même position que nous »[7]. Laurent Binet complète cette nécessité du lecteur de se mettre à l’épreuve de l’autre en se confrontant à la mémoire : « La mémoire n’est d’aucune utilité à ceux qu’elle honore, mais elle sert celui qui s’en sert. Avec elle je me construis, et avec elle je me console »[8]. La portée de l’entreprise littéraire dépasse donc l’Histoire de même que l’histoire ou l’anecdote. « Note de 1949. Plus j’essaie de faire un portrait ressemblant, plus je m’éloigne du livre et de l’homme qui pourraient plaire. […] L’homme passionné de vérité, ou du moins d’exactitude, est le plus souvent capable de s’apercevoir, comme Pilate, que la vérité n’est pas pure »[9]. Marguerite Yourcenar cherche alors l’incarnation de l’esprit d’un homme de l’Antiquité dans les pages de Mémoires d’Hadrien.
Une scène autobiographique fictive
Son « stratagème » consiste à nous présenter la lettre rédigée par Hadrien à l’adresse d’un jeune homme qu’il adopte pour se placer sur son trône à sa suite et qui deviendra Marc-Aurèle. Cette figure historique, par le prisme littéraire, s’anime puisque nous reconnaissons en elle la faculté d’aimer, de souffrir et la conscience de son propre corps qui encadre le livre. Elle nous touche grâce à cet aveu intime, bien qu’artificiel. L’empereur écrit sa vie, à la veille de sa mort : somme de la littérature autobiographique (Montaigne et Rousseau) mais aussi selon une hypothèse fictive, origine, peut-être, de l’écriture de Pensées pour moi-même, de Marc-Aurèle. « Je compte sur toi pour que cet état de choses continue après ma mort »[10].
Ainsi Marguerite Yourcenar construit un accès à cette vérité qui n’est plus seulement historique. Les images intérieures apparaissent, nous impressionnent, grâce à la construction du livre. A l’exemple des dernières phrases de la partie intitulée « Tellus stabilita », la traversée du désert syrien d’Hadrien nous permet de configurer l’apogée d’un règne ou d’une vie avec cette image d’immensité et d’infini : « la nuit syrienne représente ma part consciente d’immortalité »[11]. La composition de ce livre nous permet aussi de nous représenter une existence entière. En effet, au début du règne, certains personnages apparaissent, fort appréciés de l’empereur. On les retrouve dans la dernière partie, cette fois critiques d’Hadrien. Ainsi le cycle de la vie nous parvient grâce à l’entreprise littéraire. Progrès et déclin, vie et mort… des rapports humains, de l’individu et d’une civilisation.
Entre magie et méditation : notre réalité
L’important pour Marguerite Yourcenar n’est pas de plaire mais bien de se nourrir d’une documentation rigoureuse et d’une vaste connaissance de l’époque pour laisser surgir l’esprit. A l’image d’Hadrien à la recherche d’une brebis à sacrifier pour un rituel de magie, l’auteur a recherché toutes les informations à sa disposition pour qu’opère ensuite la magie de l’écriture. Mais la particularité de cette auteure tient à sa posture vis-à-vis du matériau, toute d’humilité : « Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même » (p. 330 des « Carnets »). « J’avais pris l’habitude, chaque nuit, d’écrire de façon presque automatique le résultat de ces longues visions provoquées » (p. 340). Pour Marguerite Yourcenar, comme pour le lecteur, il s’agit de s’adonner à une méditation. C’est pourquoi la lecture du livre est difficile puisque l’esprit s’y déroule, dans ses choix politiques ou personnels, dans le récit de la construction de sa personnalité.
Cependant, nous ne pouvons qu’entendre cet empereur affirmer : « Je voulais le pouvoir. Je le voulais pour imposer mes plans »[12]. En effet, ce livre nous renvoie à notre quotidien et à notre réalité politique. Notre saisissement peut provenir de l’actualité de cette voix, pourtant élaborée par Yourcenar avant la Seconde Guerre Mondiale, à l’écart des combats[13]. Sa quête ou son questionnement correspondait à la recherche de l’homme de tous les temps, de son essence. Et aujourd’hui, la confrontation de cet esprit antique à notre existence nous amène à avoir le vertige de l’Histoire, qui s’accumule, mais qui peine à retenir, non seulement notre attention, mais tous nos esprits ; si l’on songe aux répétitions des guerres, des drames ou des horreurs. Que retenons-nous de l’Histoire ? A la lecture de Mémoires d’Hadrien, nous pouvons être surpris de la pertinence des propos de l’empereur. En cela réside le sentiment de vertige, lorsque nous pouvons être à l’écoute et apprendre d’une voix venue d’un monde beaucoup plus jeune que le nôtre. A nous de rester vivants, et de lutter contre l’indifférence, par-delà tous les temps, car rester sensible à l’esprit d’Hadrien est la preuve de notre humanité. Il reste un exemple ou un modèle et nous permet de lutter contre ces hommes destructeurs qui font pourtant partie de nous.
[1] Georges Pérec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1993.
[2] « Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien » dans Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, Folio, 1974, p. 340.
[3] Marin de Viry, « Une rentrée enfin concentrée », Le Magazine littéraire, Paris, août-septembre 2014, p. 4.
[4] Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, Paris, Gallimard, Folio classique, 1990.
[5] Laurent Binet, HHhH, Paris, Grasset, Le Livre de Poche, 2009, p. 68.
[6] Ibid., p. 138.
[7] Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien », op. cit., p. 322.
[8] Laurent BINET, op. cit., p. 244.
[9] Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien », op. cit., p.340-341
[10] Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 157
[11] Ibid., p.165
[12] Ibid., p. 99
[13] Marguerite Yourcenar s’est installée aux Etats-Unis où elle enseigna dès 1939.
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