Analyse
Ndèye Fatou Kane, Le malheur de vivre
préface de Cheikh Hamidou Kane
Suivi d’un entretien avec l’auteure
« Entre conte cruel et apologue : la fin de la littérature rose »
par Célia Sadai
Le Malheur de vivre, premier roman de Ndèye Fatou Kane paru en juin 2014 aux éditions L’Harmattan, rappelle à bien des égards la trilogie Magenta d’une autre jeune auteure sénégalaise, Sokhna Ndao, parue en 2012 chez le même éditeur. Dans ces deux « premiers romans », des adolescents se retrouvent piégés par les mirages de l’amour ; des adolescents issus de familles dakaroises fortunées, à l’aise avec les mondanités du « Dakar by night », et dont les privilèges compliquent inévitablement leur relation aux autres et au monde.
Ndèye Fatou Kane raconte le « destin cruel » du clan Bâ, détruit par la chute de Sakina, fille unique des commerçants Amadou et Mariam Bâ, émigrés à Paris dans les années 1950. Riche de « quatre décennies dans le pays des Toubabs » (17), Amadou Bâ fait partie de l’ « intelligentsia Hal pulaar », une élite peule qui se distingue par sa préservation de l’héritage culturel et religieux des aïeux, et le maintien d’un code de conduite hal pulaar qui gouverne l’existence quotidienne. Le malheur de vivre aurait d’ailleurs pu s’intituler Le malheur d’hériter, car Sakina entame sa descente aux enfers quand les liens tissés entre les membres du clan Bâ lui paraissent peu à peu tels les mailles d’un piège à filet. La métaphore des rets complexifie le désir de continuité de la lignée des Bâ, et préfigure le topos familial du conflit de génération dont le dénouement sera d’une grande violence, justifiant la douleur portée par le titre Le malheur de vivre.
« Ce livre est le condensé de ma vie en France et de l’éducation que j’ai reçue au Sénégal. J’ai voulu faire un mix entre la tradition sénégalaise et peule, dont je suis issue, et l’éducation scolastique et culturelle française que j’ai reçue quand je suis arrivée en France il y a dix ans. Le livre incarne les valeurs auxquelles je crois […] ». Ndèye Fatou Kane
Un chronotope de l’entre-deux
Le malheur de vivre met en échec les codes de la littérature rose : c’est la situation amoureuse qui précipite la chute de Sakina quand elle rencontre Ousmane, le boy Dakar. Par ailleurs, le roman laisse une place bien plus large à la chronique sociale. Les rapports de force que Sakina entretient avec le monde qui l’entoure font à la fois remonter la question des valeurs générationnelles et de la tradition, mais aussi celle de l’immigration et du conflit des classes sociales.
Ndèye Fatou Kane inscrit son histoire dans un chronotope complexe et anachronique. Si l’auteure, née en 1986, assume la part d’autofiction de son récit, elle campe pourtant son histoire dans une période qu’elle n’a pas connue, au début des années 1980 – une époque où selon elle les valeurs résistaient davantage aux mouvements migratoires, et où les familles étaient plus conservatrices. Une époque plus contrastée donc, où les jeunes dakarois sortent en discothèque au « New-Yorker » – premier signe d’une « modernité » américaine hégémonique – avant de rentrer en douce pour la prière du matin. Ce moment de rupture est amplifié par un autre espace-temps contrastif qui organise le récit : celui de l’exil, de l’exode rural à l’immigration.
En effet, le drame du clan Bâ se noue entre le 1er août 1980 et le 1er août 1981, au cours de deux étés qui marquent les traditionnelles « vacances au pays ». Entre ces deux périodes dakaroises, l’espace parisien occupe une place de second plan dans la narration. C’est un espace monotone et solitaire, voué au labeur, aux tâches domestiques et à l’épargne, tandis que Dakar, marqué par sa vitalité, est un espace mondain voué au repos et à la dépense. Enfin, c’est au village de Bêydel dans la région du Fouta-Toro au nord du Sénégal que se réunit le clan Bâ, autour de la matriarche Ramata Bâ, la soeur ainée d’Amadou, pour recevoir les notables de la ville au cours de grands banquets. C’est là aussi que les griots célèbrent la généalogie des Bâ dont l’aïeul Thierno Souleiman Bâ a fondé le village de Bêydel :
« Cinq siècle auparavant, ce patriarche, compagnon de Thierno Saïdou Ball, grand chantre de l’islam, après une tournée couronnée de succès dans tout le Sénégal oriental, pour procéder à une islamisation de masse des populations, avait déposé armes et bagages dans cette lande. Etant le premier occupant de cette contrée, il lui avait donné son nom, ce qui engendra Bâydel Mawdo, autrement dit Bâydel la Grande. » (54)
Ici, la figure du « chef de village » est un personnage responsable et exemplaire auquel Ndèye Fatou Kane rend hommage à plusieurs endroits du roman. Les notables sont à la fois les gardiens de la tradition et les passeurs des valeurs hal pulaar et de la culture toucouleur, et défendent un code de conduite morale qui organise la vie quotidienne et spirituelle : de l’éthique de la dépense et du don à la gestion de l’habitat. Au coeur de ce système anthropologique il y a le personnage d’Amadou Bâ, le père de Sakina, philanthrope et solidaire :
« [Amadou] était arrivé en France avec des espoirs plein la tête. Mais, une fois sur place, il avait vite déchanté. L’Europe n’avait rien de l’Eldorado qu’il se représentait, il fallait vraiment se battre pour s’en sortir, car rien n’était acquis en ces contrées étrangères et hostiles : le racisme latent, la rigueur du climat, les difficultés de subsistance… Beaucoup de raisons qui faisaient qu’Amadou Bâ partageait tout ce qu’il avait et même plus, faisant tout ce qu’il pouvait pour aider ses compatriotes. » (98)
Le roman consacre donc une large part à la généalogie, à la question de l’appartenance clanique, et à la conduite spirituelle et matérielle de l’existence – c’est à peu de choses près l’héritage que Sakina rejette, refusant l’idée d’un destin linéaire. Ce moment de révolte va pourtant libérer les forces chaotiques qui l’exclueront d’un ancrage patrimonial comme de la possibilité de nourrir un autre rapport au monde. D’ailleurs, on sait que Sakina porte le patronyme de sa grand-mère décédée. De même, c’est Amadou Bâ qui donne son nom à l’enfant de Sakina et Ousmane : « Le bébé reçut le prénom d’Aïssata Mariam Wane, une semaine après sa venue au monde. Ousmane n’ayant pas proposé de prénom, Amadou donna à sa petite-fille ceux de sa femme et de sa mère à lui. » (152) Mais lorsqu’Ousmane s’enfuit avec le bébé et abandonne Sakina et le clan Bâ, la filiation est rompue, et l’héritage patronymique perd son efficace et sa valeur symbolique. Le roman revisite donc un tragique anthropologique et sociétal, où l’angoisse de la mort est substituée par une autre peur : celle de la dilution des liens du sang.
Conte cruel : du Prince charmant au « boy Dakar »
« Ousmane Wane était ce qu’on pouvait qualifier de « boy Dakar ». Ayant très tôt quitté son village de Ndimaal, dans l’Ouest du Sénégal, il avait déserté les bancs de l’école après de nombreuses tentatives d’obtenir son Certificat d’études primaires, pour venir tenter sa chance à Dakar. » (25)
Ousmane Wane, l’élégant dakarois que Sakina rencontre un soir au New-Yorker, est celui par qui le drame arrive. Fils d’un pasteur de l’Ouest du pays, il représente ceux qui, envoûtés par les sirènes de la capitale, ont choisi l’exode rural. Ousmane y rejoint la communauté des « boy Dakar », de jeunes dandys qui vouent un culte à l’élégance, à la visibilité, à la mondanité : « […] la vie à Dakar avait ses exigences : par exemple, avoir une bonne mise et être vus dans les endroits en vogue. »(71) Un jeune homme vaniteux donc, et capable d’emprunter aussi bien l’attitude d’un « homme d’affaire, [d’un] négociant ou [d’un] diplomate de passage » (28). Mariam Bâ, la mère de Sakina, le découvre pour la première fois sur une photographie et voit en lui un voyou peu recommandable :
« [Le] jeune homme qui posait si fièrement sur les polaroid, cigarette au bord des lèvres, ne pouvait être que le petit ami de Sakina. « Son petit ami, son petit ami… », ne cessait-elle de se répéter. Comment Sakina avait-elle pu se laisser aller à entretenir une relation amoureuse? » Ce jeune homme représentait l’archétype de tout ce que Mariam abhorrait : ses vêtements un peu trop ajustés à son goût – la dernière mode sans doute -, sa mise si parfaite, son expression suffisante et calculatrice et, détail oh! Combien choquant, sa cigarette, tout cela faisait que cet homme n’était décidément pas fait pour sa Sakina… » (94)
Les parents d’Ousmane se sont quant à eux opposés à son départ, et envoient régulièrement à leur fils « de longues missives emplies de bénédictions et de prières de toutes sortes » (27) que le jeune homme lit à peine. Ndèye Fatou Kane dénonce-t-elle ici une forme de dévotion à la religion et aux traditions qui empêche l’exercice du jugement, de la lucidité, et du discernement chez les aînés, désormais impuissants ? Amadou Bâ, le père de Sakina, voit en effet dans l’union de la jeune fille avec Ousmane une « action de Dieu », et cette foi le conduira à se méprendre sur le vrai visage d’Ousmane, lequel se présentera à lui avec des noix de cola – « symbole des unions en Afrique » (124) – et vêtu d’un ensemble africain, un costume de scène parmi d’autres :
« Il détailla discrètement la tenue d’Ousmane et valida celle-ci. Africaniste convaincu, ardent défenseur de la culture sénégalaise et particulièrement pulaar, [Amadou Bâ] ne pouvait qu’apprécier la façon dont était habillé Ousmane. » (124)
Dans le roman, les parents n’ont pas su comment protéger leurs enfants, et ils y perdront tout, à l’image du rêve d’Amadou pour sa fille Sakina, où se mêlent la figure du « Nègre fondamental » césairien et celle du bâtisseur d’avenir :
« Amadou voulait que sa fille fasse de brillantes études et fasse partie de ces femmes africaines, leaders et porteuses de voix. Ayant acquis des connaissances, sa fille ne renoncerait pas pour autant à sa culture africaine qui était fondamentale. Elle allierait tradition et modernité pour des lendemains meilleurs. » (143)
Malheureusement, l’histoire d’amour de Sakina va l’éloigner du destin qui lui est promis, et l’héroïne transgressive se mue au fil des pages en victimes sacrificielle.
« […] sa mère lui répétait continuellement qu’en sa qualité de descendante de la haute noblesse Hal Pulaar, elle se devait de toujours choisir avec finesse ses fréquentations. Mais Sakina n’avait aucune considération pour ces arguments qu’elle jugeait d’une autre époque. Au nom de son amour pour Ousmane, elle braverait parents et amis et cela même au péril de sa vie. » (73)
Le motif du « premier amour » tourne rapidement au conte cruel. Décrite avant tout comme une « tchoukalél », une jeune femme candide, Sakina nourrit son imaginaire de littérature rose :
« L’amour… ce sentiment si mirifique dont les personnages des romans à l’eau de rose qu’elle dévorait étaient sujets… L’amour qui la faisait tant rêver et qu’elle désespérait de rencontrer un jour… Elle collectionnait lesdits romans avec ferveur, de même que des revues emplies d’histoires d’amour, le tout à l’insu de sa mère, bien entendu. »(86)
Malheureusement, Ousmane ôte le masque du Prince charmant aussitôt leur union prononcée à la mosquée. Et ce n’est plus Sakina mais son corps meurtri qui est au coeur du roman, un corps insomniaque, amaigri, battu … D’ailleurs, le roman est construit sur le modèle du récit rétrospectif. Le narrateur, omniscient, nous annonce la chute de Sakina dès le chapitre d’ouverture, « Destin cruel », et rythme son récit d’une série d’avertissements à la manière d’un coryphée : « Ce qu’Ousmane et Sakina ne savaient pas, c’est que leur rencontre de cet été-là signait l’entame d’une histoire tragique, dont l’issue serait fort triste. » (84) Si bien que la tragédie du Malheur de vivre ne laisse pas de place à la rédemption : la conduite transgressive de Sakina mène inévitablement au démantèlement du clan. Le roman est à lire comme une fable sur le bien commun et le droit coutumier, un cadre social et anthropologique qui avait déjà, cinquante ans auparavant, conduit Samba Diallo à sa propre perte.
Cheikh Hamidou Kane préfacier. Une saga familiale?
Le malheur de vivre livre une parabole sans compromis sur la désobéissance et l’instinct transgressif qui guident bien souvent la conduite des plus jeunes. Pourtant, Ndèye Fatou Kane ne s’arrête pas là et exploite subtilement l’ancrage social du roman – l’immigration et le conflit des classes – pour formuler un discours plus polémique marqué par l’héritage intellectuel de l’auteure, petite-fille de l’écrivain et homme politique Cheikh Hamidou Kane. Ainsi, le jeu créatif avec les toponymes qui renvoient à des lieux fictifs prend une résonance clairement politique.
Sakina fréquente l’Université Sékou Touré de Paris, étrangement nommée d’après le dictateur guinéen Sékou Touré, à l’origine de pogroms contre les Peuls de Guinée. La commune des « Parcelles Désassainies » fait référence dans le roman à la commune dakaroise des « Parcelles assainies », et le jeu de mot en dit long sur les problématiques d’urbanisme et d’insalubrité auxquelles fait face la ville de Dakar. De même, dans le roman, l’aéroport international Léopold-Sédar Senghor devient « l’aéroport André Peytavin« , du nom d’un homme politique sénégalais prometteur, ministre sous Senghor et prématurément décédé. Notons enfin la référence à l’aérogare Omar Blondin Diop qui renvoie au militant sénégalais, marxiste, opposant au régime de Senghor et mort emprisonné à Gorée en 1973. Enfin, dans le roman, le Consulat de France à Dakar se situe rue Mamadou Dia – premier chef du gouvernement sénégalais, opposant à Senghor et emprisonné à vie en 1974, dont le second roman de Cheikh Hamidou Kane, Les Gardiens du Temple, raconte la tentative de coup d’Etat de 1962.
La relation de l’auteure à son illustre grand-père – à qui le roman est dédié – est d’ailleurs prise en charge dans le dispositif péritextuel, avec d’une part l’ajout d’un glossaire, et d’autre part la présence d’un discours préfaciel. Le glossaire accompagne la lecture du roman rédigé en diglossie avec la langue pulaar (peule) : on y recense essentiellement des tournures propres à l’échange communicationnel en pulaar et des références culturelles à la gastronomie, aux grands moments du calendrier musulman ou encore aux appellatifs au sein de la famille. Quant à la préface au Malheur de vivre, signée par « Cheikh Hamidou Kane, écrivain », c’est un texte d’escorte qui livre le regard d’un lecteur tout à fait particulier.
En effet, un système communicationnel tripartite s’élabore, où la préface remplit sa fonction de médiation éditoriale qui introduit l’histoire à venir au lecteur, mais consacre aussi l’entrée en littérature d’une jeune auteure pour un premier roman : la signature de Cheikh Hamidou Kane est porteuse d’une légitimité institutionnelle et son premier roman L’Aventure ambiguë occupe une place immense dans la culture populaire sénégalaise.
Enfin, la préface remplit une fonction de publicisation : elle renseigne le lecteur sur la matière géobiographique et le modèle anthropologique qui ont nourrit le roman en rendant publique la relation privée de l’auteure à son grand-père et aux valeurs héritées de la lignée des Kane.
La préface de Cheikh Hamidou Kane décrit Le malheur de vivre comme l’histoire d’une famille d’immigrés qui n’ont jamais renoncé aux « solides liens de la parentèle africaine, ni [à] leur profonde et chaleureuse foi islamique noire ». Une conduite morale guidée par les valeurs de la « Pulaaku », une éthique de la solidarité et de l’obéissance hiérarchique qui organise le vivre-ensemble et la parentèle, dont elle protège l’unité à travers les migrations. Pour l’écrivain sénégalais, c’est une « arme philosophique ».
« Dans le cas où, comme elle et comme moi, vous vous trouvez appartenir à l’attachante communauté des Peulh hal pulaar, vous revivrez avec l’héroïne et sa famille, à Paris, à Dakar et au Fouta, la vigueur, la prégnance et la force salvatrice des valeurs qui la sustentent et la protègent au Fouta, à Dakar, et à Paris. » (9)
Ainsi, l’invention du clan Bâ renvoie directement à la lignée des Kane, qui avait déjà inspiré l’invention du clan des Diallobés dans L’Aventure ambiguë, comme en témoigne Cheikh Hamidou Kane dans l’entretien que nous avons récemment publié. L’attachement au pays des Diallobés évoque l’attachement au village de Bêydel, et la figure de La Grande Royale – aujourd’hui devenue parangon du matriarcat peul – résonne à travers le personnage de Ramata Bâ : « Garante de l’autorité de la famille Bâ, aucune décision ne se prenait sans elle. » (126). Autant de traces intertextuelles qui donnent au Malheur de vivre l’ampleur d’une « saga familiale » et l’inscrivent dans le régime littéraire du feuilleton.
Notons enfin que l’épigraphe du roman renvoie au roman d’Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages. Une citation sur le destin de ceux qui suivent des pistes déjà « ouvertes dans la grande brousse », « banalisées [par] des initiateurs, des maîtres » – message qui redouble l’hommage à la Pulaaku exprimé dans la préface. Le dispositif d’énonciation éditoriale qui s’élabore est donc résolument polyphonique et inscrit d’emblée le roman sous l’autorité de figures tutélaire. Un geste à rebours de l’injonction aux principes de rupture et de nouveauté qui a marqué la littérature des années 2000, dite de « La Nouvelle Génération ». La lecture du Malheur de vivre renoue avec la génétique textuelle et l’analyse des processus de création du texte littéraire comme « fait social total », ancré dans l’antériorité d’une histoire littéraire.
Entretien avec Ndèye Fatou Kane, réalisé par Célia Sadai, le 11 septembre 2014, pour La Plume Francophone
« Les jeunes de ma génération sont ma cible. Je suis jeune, j’aurais pu être confrontée tout comme Sakina à une situation de ce genre, tout comme une autre jeune fille Sénégalaise ou même Africaine ».
LPF – Le malheur de vivre est un conte cruel où l’héroïne va succomber aux mirages de l’amour, puis tout perdre. Pourquoi avoir mis vos personnages à l’épreuve d’une si grande violence ?
Ndèye Fatou Kane – Ceci est fait à dessein. Car en mettant volontairement en « conflit » Sakina Bâ, une jeune fille Hal Pulaar bien née, avec Ousmane, un Hal Pulaar lui aussi, mais tournant le dos à sa culture, j’ai voulu créer un conflit d’idéologie, un choc entre deux origines.
Sakina vit en France avec ses parents, qui vont fonder tous leurs espoirs sur elle, et seront fort meurtris de la voir emprunter une autre voie que celle dont ils avaient rêvée pour elle.
La fin tragique est donc dans le cours normal des choses …
LPF – Le personnage de Sakina incarne la désobéissance, l’entêtement et la transgression : en somme, elle symbolise la jeunesse et le manque d’expérience et de compréhension du monde. Son sacrifice a-t-il une valeur exemplaire ? Vous adressez-vous aux lecteurs jeunes adultes ?
Ndèye Fatou Kane – Le sacrifice de Sakina et sa fin triste symbolisent évidemment l’exemple de la jeune fille désobéissante, mais aussi convaincue qu’elle sait tout et a suffisamment d’expérience(s) affronter la vie. En transgressant les codes pré-établis, elle s’exposait à l’échec. Mais, elle n’en a cure et n’en a fait qu’à sa tête.
Les jeunes de ma génération sont ma cible. Je suis jeune, j’aurai pu être confrontée tout comme Sakina à une situation de ce genre, tout comme une autre jeune fille Sénégalaise ou même Africaine.
A travers l’histoire de Sakina, j’ai voulu lancer un message simple, un rappel à l’obéissance et au respect des parents. Même quand le dernier mot nous revient, il est de bon ton de prêter attention aux conseils et aux recommandations des aînés.
LPF – Sakina appartient à une illustre famille peule originaire du Nord du Sénégal. Son union avec Ousmane est-elle le reflet d’un conflit social entre privilègiés et démunis ? Peut-on justifier la conduite immorale et cupide d’Ousmane ?
Ndèye Fatou Kane – Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est un conflit entre démunis et privilégiés, mais un heurt qui peut exister entre personnes issues de la même ethnie, mais dont les trajectoires peuvent amener à ne pas se fréquenter. Donc à partir de ce moment, Sakina et Ousmane auraient pu ne jamais se croiser dans leur existence. Mais le destin en a voulu autrement …
Ousmane avait un projet, celui de prendre sa revanche sur la vie.
Etant issu d’un milieu défavorisé, il ne s’en glorifie aucunement, en a même honte et a tôt fait de quitter le village pour trouver une vie meilleure à Dakar, tout en rêvant à Paris, aux habits à la dernière mode, et quand il saura que Sakina vient de la ville de ses rêves, il ne la lâchera pas …
LPF – Comment liez-vous l’histoire de Sakina, au début des années 1980, au Dakar contemporain, celui que vous connaissez ?
Ndèye Fatou Kane – La sphère spatio-temporelle dans laquelle évolue Sakina, à savoir Dakar et Paris dans les années 1980, et le Dakar d’aujourd’hui, sont radicalement différents, mais se rejoignent sur certains points.
En ce sens qu’en 1980, dans l’Afrique post-Indépendance, l’Afrique était en quête de renouveau, et cela dans tous les domaines : civilisationnel, artistique, culturel…
C’est dans cette atmosphère que Sakina a évolué. J’y ai juste ajouté le fait qu’elle soit scolarisée, mais il faut préciser que voir une jeune fille faire des études supérieures à cette époque était très rare.
Le Dakar d’aujourd’hui a radicalement changé. On y voit une modernisation radicale, sur tous les plans. La culture y occupe une place prépondérante.
Les points de divergence résideraient dans le fait que dans le Dakar d’avant, on était beaucoup plus traditionnel et on recourait plus souvent à la tradition ; alors que maintenant la modernisation prend le contrepied de tout cela. Là où ces deux espaces sont liés, c’est dans la préservation de certains aspects qui résistent encore.
LPF – Votre grand-père, Cheikh Hamidou Kane, a signé la préface de votre roman. Vous n’arrivez donc pas neutre en littérature. Etes-vous influencée par le personnage de Samba Diallo, dont la fin tragique m’évoque la chute de Sakina. Face à la complexité du monde colonial, puis postcolonial, les deux héros ont échoué à « faire synthèse ». Pourquoi Sakina renonce-t-elle à se battre ?
Cheikh Hamidou Kane, au-delà d’être mon grand-père, est l’un des auteurs qui m’inspire le plus, tant sa carrière a été riche. A l’image de nombre d’auteurs de sa génération, d’ailleurs : Aminata Sow Fall, Ahmadou Kourouma, Mariama Bâ …
L’aventure ambiguë est une œuvre intemporelle, qui met en scène un dilemme auquel de nombreux Africains sont confrontés encore de nos jours : celui de la non-synthèse entre le pays d’origine et le pays d’accueil … Sakina pourrait donc être la petite-fille de Samba Diallo.
Sakina a tout donné, tout enduré et tout supporté et s’est malgré tout accrochée … Au nom de quoi ? Au nom de l’amour, comme je l’ai dit dans le roman, « ce sentiment si fort tel un ouragan, qui bouscule tout sur son passage ». Avec la cécité d’une novice, elle s’est laissée emporter, et le temps qu’elle s’éveille, il était déjà bien trop tard !
Un grand merci à la Plume Francophone!
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Le malheur de vivre, mon roman vu par la Plume Francophone.
Note de lecture + entretien
Bonne lecture !
NFK