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Marguerite Yourcenar

Marguerite Yourcenar, Alexis ou le Traité du vain combat

Alexis ou l’art d’ « écrire à voix basse[1] »

par Virginie Brinker

 

                Publié en 1929, Alexis ou le Traité du vain combat, est une lettre de rupture et bien plus encore. Alexis Géra y écrit à sa femme, Monique, tant pour se confesser que pour lui demander pardon, non pas de la quitter, « mais d’être resté si longtemps[2] ». Cette « si longue lettre », par les thèmes qu’elle aborde, est d’une incroyable modernité. Le style employé lui confère, par ailleurs, une grande universalité. Tout entier en tension entre le genre du traité, rationnel et globalisant, et celui de la confession, intime et toute particulière, le texte est particulièrement touchant en ce qu’il brosse, peut-être et avant tout, le portrait d’une voix.

De l’art du presque dit

Marguerite_Yourcenar_Alexis_ou_le_Traité_du_vain_combatL’ouvrage s’ouvre sur une défiance, celle envers les mots qui trahissent la pensée. « Écrire est un choix perpétuel entre mille expressions, dont aucune ne me satisfait[3] ». En effet, c’est avec ce que l’on serait de tenter d’appeler « grâce » que l’écrivain convoque le mot juste, ou plutôt ne le convoque pas. La passion d’Alexis ne saurait être dite sans être réduite, simplifiée, jugée, condamnée. « Je sens que je deviens très obscur. Assurément, il suffirait pour m’expliquer de quelques termes précis, qui ne sont même pas indécents parce qu’ils sont scientifiques. Mais je ne les emploierai pas[4] ». D’où une oscillation constante entre la tentation de la maxime et celle du murmure. Le texte est en effet émaillé de formules aussi générales que poétiques, que le présent gnomique dépouille pourtant de toute singularité : « Il y a quelque chose de pathétique dans la gêne des vieilles familles, où l’on ne semble continuer à vivre que par fidélité[5] », ou encore « Mais les livres ne contiennent pas la vie ; ils n’en contiennent que la cendre[6] ». Certaines sentences rappellent d’ailleurs le traité philosophique : « on parle de la souffrance, comme l’on parle du plaisir, mais on en parle quand ils ne nous possèdent pas, quand ils ne nous possèdent plus. Chaque fois qu’ils entrent en nous, ils nous causent la surprise d’une sensation nouvelle, et nous devons reconnaître que nous les avions oubliés[7] ». C’est que « les mots servent à tant de gens (…) qu’ils ne conviennent plus à personne[8] ». Il faudra donc changer de ton, voire de genre, troquer le concept pour la sensation, le traité pour la confession. Rien ne sera épargné à Monique : la pauvreté de la famille, l’enfance à Woroïno, le collège de Presbourg, toute cette jeunesse « morne comme un très long novembre », l’adjectif « fade » revenant à de nombreuses reprises dans le texte, et ce jusqu’à l’aveu… à demi-mots, de cette rencontre, au petit matin…

Au creux de l’oreille

En effet, entre ces formules généralisantes et les confessions d’Alexis, un hiatus, que les mots rendus béants exhibent, comme pour mieux nous faire saisir l’éloquence de ce silence. Car le texte parle peut-être avant tout de cela : comment « dire », dans l’en-deçà des mots ? Comment laisser entendre ? Et le pari est parfaitement réussi, à tel point qu’il semble qu’Alexis nous chuchote à l’oreille parfois. Le lecteur, tel Monique, est enjoint de comprendre ce que le texte laisse affleurer par inférences, misant sur notre empathie : « Votre mérite, mon amie, n’est pas seulement de pouvoir tout comprendre, mais de pouvoir tout comprendre avant qu’on n’ait tout dit[9] ». Est-ce de la pudeur ? Une stratégie, Alexis choisissant d’épargner à Monique le récit de ses « transgressions nouvelles » pour ne pas être accusé de s’y « complaire[10] » ? Ou encore une nécessité irrépressible car irrecevable (« si j’avais osé me confesser aux miens, ce qu’ils m’eussent le moins pardonné, ç’aurait été, précisément, cette confession[11] ») ? Il semblerait en fait que cet art du « presque-dit » ait une vocation plus profonde encore : ce que l’on ne peut nommer sans risquer la caricature, la souillure et le jugement, à savoir, s’il faut tout de même le dire, l’amour d’Alexis pour les hommes, se dérobe sans cesse, rendant à cet amour sa juste mesure et toute sa vérité.

La voie du sonore

Au fond, ce qui ne peut se dire directement dans le texte, passe par ce que l’on pourrait appeler le sonore, ce qui n’est pas articulé, et qui se trouve à plusieurs reprises thématisé, Alexis étant musicien : « C’est pour cela peut-être que je devins un musicien. Il fallait quelqu’un pour exprimer ce silence, lui faire rendre tout ce qu’il contenait de tristesse, pour ainsi dire le faire chanter[12] ». Le sonore apparaît même comme l’idéal que les mots, frappés du sceau de l’impuissance, cherchent à atteindre : « Je devrais pourtant savoir que la musique seule permet les enchaînements d’accord[13] ». Et rien n’est moins étonnant. Ce que le sonore prend en charge en effet, c’est la vie, l’amour, l’instinct, la sensation, là où les mots ne peuvent qu’être de l’ordre de la (de l’im)posture. « Je cessai de croire que la perfection se trouve de l’autre côté d’un serment[14] ». Face à ce combat mené avec la vie (tel est le sens du sous-titre), cette lutte pour ce que l’on croit être vertueux, quitte à en faire souffrir la jeune épousée que l’on a cru bon de s’attacher, la musique, elle, nous désarme. Par son mouvement même, elle prend en charge l’inconstant, le mortel, l’imparfait, en un mot le devenir, libre.

[1] « Mais je vais voir s’il est possible d’écrire aussi à voix basse », peut-on lire dans Marguerite Yourcenar, Alexis ou le Traité du vain combat [1929], Paris, Gallimard, « Folio », 2004, p. 101.

[2] Ibid., p. 123.

[3] Ibid., p. 19.

[4] Ibid., p. 33.

[5] Ibid., p. 24.

[6] Ibid., p. 41.

[7] Ibid., p. 42.

[8] Ibid., p. 34.

[9] Ibid., p. 39.

[10] Ibid., p. 58.

[11] Ibid., p. 60.

[12] Ibid., p. 29.

[13] Ibid., p. 19.

[14] Ibid., p. 74.

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