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Cheikh Hamidou Kane, Histoire des idées, L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Traces et Intertextualités

Cheikh Hamidou Kane & Gabriel Marcel : une étude comparée

Analyse

« La civilisation comme demeure »

Cheikh Hamidou Kane et Gabriel Marcel

par Nicolas Treiber (Université de Toulouse-II-Le Mirail)

 

56484004Dès sa parution en France en 1961, L’Aventure ambiguë de l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane[i] s’est distingué par la place qu’y occupe la réflexion philosophique. Ce récit est irrigué à la fois par l’islam soufi et la philosophie occidentale, les deux sources culturelles et idéologiques entre lesquelles se débat le héros, Samba Diallo, et qui renvoient à la formation même de l’auteur. Musulman, étudiant en économie et en philosophie à l’Université de la Sorbonne au début des années 1950, Cheikh Hamidou Kane a, selon Vincent Monteil, son préfacier, fréquenté le cercle de la revue Esprit (AA, p. 7). Les nombreux entretiens de Kane restent muets quant à ses accointances véritables avec l’équipe de cette revue fondée en 1932 par Emmanuel Mounier. Il n’y publie qu’un seul article, l’année de la sortie de L’Aventure ambiguë, intitulé « Comme si nous nous étions donné rendez-vous ».

Si la richesse philosophique intertextuelle de L’Aventure ambiguë est déjà bien documentée[ii], nous souhaitons apporter de nouveaux éclats de textes à la  « mosaïque de citations » qui la compose, selon l’expression de Julia Kristeva[iii], à la lumière de l’une des pensées qui dominent la scène littéraire des années 1950 : la philosophie de l’existence. Cette hypothèse s’inscrit dans l’histoire des interactions entre les écrivains afro-antillais et la scène intellectuelle française. Aux dialogues de la pensée identifiés entre Edouard Glissant et Jean Wahl par Romuald Fonkoua[iv] ou entre Henri Bergson et Léopold Sedar Senghor par Souleymane Bachir Diagne[v], on ajoutera le jeu intertextuel entre Cheikh Hamidou Kane et Gabriel Marcel, susceptible d’actualiser la compréhension du devenir de l’être humain en situation coloniale.

La dynamique déceptive de l’Occident

Cheikh Hamidou Kane entreprend dans L’Aventure ambiguë une critique de la pensée matérialiste qui répond directement aux questionnements de la scène littéraire parisienne de l’époque. Dans sa lecture de Valentin Yves Mudimbe, Kazereka Kavwahirehi permet de mieux saisir l’insertion de la pensée existentiale de Kane dans le champ philosophique. Comme Senghor avant lui, la critique de l’Occident de Kane s’inscrit « dans le courant de la remise en question des valeurs bourgeoises initié par Nietzsche, Marx, Freud et les socialistes français au XIXe siècle. Au début du XXe siècle, et plus précisément entre les deux guerres, cette remise en question était exercée par les écoles littéraires comme le Dadaïsme et le Surréalisme, et des philosophes tels Jean-Paul Sartre, Gabriel Marcel et Emmanuel Mounier qui seront des parrains de la célèbre revue Présence Africaine[vi]»

Mais que Kane apporte-t-il à ce « mouvement d’autocritique[vii] » dont Gabriel Marcel constituait l’une des figures majeures entre les deux guerres ? Lié au courant de l’existentialisme chrétien, Marcel fut l’un des maîtres de Paul Ricoeur. Et L’Aventure ambiguë dialogue notamment avec un livre de Gabriel Marcel paru en 1951 : Les Hommes contre l’humain. Ces deux textes visent conjointement l’esprit d’abstraction et la mécanique de réification au coeur de la pensée qui prévaut en Occident et se mondialise. Kane et Marcel semblent tous deux avoir à cœur, dans le champ existentiel, de pointer la menace qui pèse sur l’intégrité de la personne humaine :

C’est le même geste de l’Occident qui maîtrise la chose et nous colonise tout à la fois. Si nous n’éveillons pas l’Occident à la différence qui nous sépare de la chose, nous ne vaudrons pas plus qu’elle, et ne la maîtriserons jamais. Et notre échec serait la fin du dernier humain sur cette terre (AA, p. 167).

L’Occident a créé une société semblable à la machine. Il oblige les hommes à vivre au sein de cette société et à s’adapter aux lois de la machine. Lorsque les hommes ressembleront aux machines jusqu’à s’identifier à elles, alors il n’y aura plus d’hommes sur la terre (Gabriel Marcel, Les Hommes contre l’humain[viii]).

Cheikh Hamidou Kane insiste sur la méthode occidentale de connaissance du réel qui établit « des antagonismes dialectiques », « des césures multiples (AA, p. 67) ». Quelque chose se perd dans cette unité du vivant fracturée par la pensée et l’activité humaine et, à l’instar de Samba Diallo, fait de l’homme un « balafon crevé (AA, p. 163) ».

L’exil occidental de l’âme

EspritLPFKane et Marcel traduisent cette rupture dans les termes d’une recherche d’équilibre. Le premier, par la voix du Chevalier, le père de Samba Diallo : « L’esclavage parmi une forêt de solutions vaut-il mieux aussi ? (…) Le bonheur n’est pas fonction de la masse des réponses, mais de leur répartition. Il faut équilibrer… (AA, p. 81) » Et Marcel, en référence à Bergson, ne dit pas autre chose : « Tout progrès technique devrait être équilibré par une sorte de conquête intérieure, orientée vers une maîtrise toujours plus grande de soi[ix]. »

Cependant, de même que la sélection culturelle en situation coloniale s’avère impossible, l’équilibre recherché par le Chevalier bute sur ce avec quoi il doit composer : l’esprit d’abstraction. Il perçoit les avancées scientifiques et techniques occidentales comme une « prolifération de la surface (AA, p. 90) » : « Elle fait de vous les maîtres de l’extérieur mais en même temps elle vous y exile, de plus en plus (AA, p. 90). » Dans cet exil, nul équilibre. Marcel pointe également dans L’Homme problématique (1955) l’aveuglement qu’induit « la profusion des connaissances partielles », « la prolifération de la science positive[x] », masquant le regard de l’homme tourné vers sa propre existence.

Sur le plan existentiel, l’exil en question est le fruit d’un voyage intérieur. Il caractérise l’errance en soi-même d’un être dépourvu de repères. Ce parcours de la déréliction qu’a subit Samba Diallo, Kane le résume d’une formule dans son article : « l’exil occidental de l’âme[xi] ». Dans la perspective de l’expansion d’une unique civilisation mondiale, il convient de considérer l’exil, suivant Justin Bisanswa, non plus comme « un problème de soi à la terre ou à la culture étrangère, mais de soi à soi[xii] ». Or le mouvement d’intériorisation de l’exil est justement ce qui caractérise l’aventure occidentale de l’âme humaine. Kane rejoint Marcel en identifiant la relation existentielle qui en constitue le coeur : une relation de possession.

L’Occident est possédé et le monde s’occidentalise. Loin que les hommes résistent, le temps qu’il faut à la folie de l’Occident, loin qu’ils se dérobent au délire d’occidentalisation, le temps qu’il faut, pour trier et choisir, assimiler ou rejeter, on les voit au contraire sous toutes les latitudes, trembler de convoitise, puis se métamorphoser en l’espace d’une génération, sous l’action de ce nouveau mal des ardents que l’Occident répand (AA, pp. 81-82).

La mondialisation culturelle s’effectue sur le mode d’une intoxication dont personne ne sort indemne. L’impasse de la sélection culturelle en situation coloniale dans laquelle s’est perdu Samba Diallo, devenu cet « être en détresse de n’être pas deux », incapable de synthèse, semble ainsi s’être étendue au mouvement même de l’occidentalisation du monde. L’homme occidental est possédé par ce qu’il accumule, comme le souligne Kane, et son mode de vie n’a de cesse de séduire les autres hommes. « L’homme n’a jamais été aussi malheureux qu’en ce moment où il accumule tant. Nulle part, il n’est aussi méprisé que là où se fait cette accumulation (AA, p. 114). » Et, précise Gabriel Marcel, la possession est un mouvement circulaire : « Posséder, c’est presque inévitablement être possédé. Interposition des choses possédées[xiii]. » L’inquiétude de l’Occidental se fonde sur ce retournement. Elle est la prise de conscience de la réalité de la diffusion de sa culture : un jeu de dupes selon Kane. « (…) l’Occidental est pris d’inquiétude : et s’il avait été dupe ? et si, acquérant ceci, il avait du même mouvement perdu autre chose, d’aussi essentiel à sa vie[xiv] ? »

Le parcours des possédés

L’Aventure ambiguë approfondit la description de cette expérience de possession de l’être dans et par un monde saturé d’abstractions, de désirs et d’objets, à travers l’épisode de la déambulation de Samba Diallo sur le boulevard Saint-Michel qui ouvre le chapitre III de la deuxième partie. Au point culminant de sa perte de repères existentiels, il s’identifie à Malte Laurids Brigge, le personnage de l’unique roman de Rainer-Maria Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge.

Ces rues sont nues, percevait-il. Non, elles ne sont pas vides. On y rencontre des objets de chairs, ainsi que des objets de fer. A part cela, elles sont vides. Ah ! on y rencontre aussi des événements. Leur consécution encombre le temps, comme les objets encombrent la rue. Le temps est obstrué par leur enchevêtrement mécanique. On ne perçoit pas le fond lent du temps et son courant lent. (…)  Malte Laurids Brigge… Tiens ! Oui… je suis Malte Laurids Brigge. Comme lui, je descends le boulevard Saint-Michel (AA, p. 140-141).

Le héros de Rilke est assailli des mêmes questionnements existentiels : « Est-il possible que malgré les inventions et les progrès, malgré la culture, la religion et les grands sages de l’univers, on soit resté à la surface de la vie[xv] ? » Ce sont eux qui vont le pousser à entreprendre l’écriture de ses carnets.

La référence intertextuelle à Rilke chez Kane prend toute sa signification à la lecture d’un long article que Gabriel Marcel a consacré au poète pragois en 1944. Suivant Marcel, Rilke, lors de son séjour parisien au début du XXe siècle, a fait « la mortelle expérience de la grande ville, et c’est cette expérience et cette révélation qui est à l’origine des Carnets[xvi] ». Chez Rilke, cette expérience est traduite par le motif du tremblement, de la possession. C’est celle qui atteint un vieil homme que le poète suivait sur le boulevard Saint-Michel. Un homme victime d’une maladie neurologique poursuivant son chemin chaotique dans l’indifférence générale et l’absence de recours. Cet épisode a fortement angoissé Rilke et va nourrir son roman. Il le relate dans une lettre à Lou Andréa Salomé et s’indigne : « Mais il n’y a personne. Personne qui vienne à leur secours quand ils se troublent. (…) Personne pour ceux qui ne se sentent pas chez eux dans les villes et qui s’y perdent comme dans une forêt perfide, une forêt sans fin[xvii]. »

Outre les ressemblances entre le récit de Malte et celui de Samba Diallo, ce motif du trouble, où le tremblement du corps renvoie plus profondément à la déréliction, se décline chez un autre personnage de L’Aventure ambiguë, le fou, qui a fait lui aussi l’expérience de la ville occidentale et y a éprouvé la sédition de son être. Au Maître, le chef religieux des Diallobé, le fou raconte sa stupeur devant les avenues d’une grande ville qui, davantage que des langues de goudrons balayées de voitures, sont des « espaces mortels » pour l’homme. « Je lui ai vu, dans sa propre demeure, des étendues mortelles. Les mécaniques y régnaient (AA. p. 104). » L’exil occidental de l’âme est un éloignement spirituel qui se joue dans sa propre demeure. C’est ce qu’éprouve si douloureusement Samba Diallo – « Leur rue est vide, leur temps encombré, leur âme ensablée là-dessous (…) (AA, p. 141). » Samba Diallo pense avoir perdu au contact de la culture occidentale un « mode de connaissance privilégié » du réel. Cette perte est à l’origine de son désarroi : « Jadis, le monde m’était comme la demeure de mon père : toute chose me portait au plus essentiel d’elle-même, comme si rien ne pouvait être que par moi. Le monde n’était pas silencieux et neutre (AA, p. 163). » Son déracinement se trouve très proche de ce qu’Heidegger désigne comme la « crise de l’habitation[xviii] » qui touche le monde contemporain.

La civilisation comme demeure

Marcel LPFDes accents heideggériens traversent l’un des passages clés de L’Aventure ambiguë pour comprendre la manière dont le conflit de civilisations qui occupe Kane est posé dans les termes de la philosophie de l’existence. Pour le Chevalier, taraudé par la vision cauchemardesque d’un monde soumis au régime de la possession, « la civilisation est une architecture de réponses. Sa perfection, comme celle de toute demeure, se mesure au confort que l’homme y éprouve, à l’appoint de liberté qu’elle lui procure (AA, p. 81) ». Le pivot de ce rapprochement avec Heidegger est la notion de « demeure », le « heim », le foyer ontologique que l’homme, en découvrant sa condition mortelle, va devoir habiter pour réaliser l’humanité de son existence. Les mortels ont « d’abord [à] apprendre à habiter[xix] », à voir, comme le Chevalier, le monde comme une demeure. C’est à cette condition qu’ils pourront bâtir des lieux, qui ne sont pas « nécessairement des logements au sens étroit », mais des demeures propres à préserver la relation qui lie les hommes entre eux, à leurs morts, au Ciel et à la Terre, ce qu’Heidegger nomme le « Quadriparti ». « Le lieu est une garde du Quadriparti ou, comme le dit le même mot, une demeure pour lui. Les choses qui sont du genre de pareils lieux donnent une demeure au séjour des hommes[xx]. » C’est parce que son monde abritait la force vibrante des liens qui unissaient les morts et les vivants, la terre et le ciel des Diallobé que Samba Diallo a pu l’habiter comme la « demeure de [son] père » (AA, p. 163) ». Il se trouve dorénavant plongé dans l’inquiétante familiarité, l’unheimliche[xxi], d’un monde qui ne résonne plus pour lui. Devant sa proximité familière disparue, le jeune philosophe est hanté par les bribes refoulées de ce mode de communication avec les êtres et les choses qu’il possédait parmi les Diallobé. Ainsi déclarait-t-il à Lucienne, son amie communiste : « Je ne retrouve plus le chemin de ce monde (AA, p. 157) ». L’exil occidental de l’âme caractérise, en ce sens, l’aventure de personnes et de peuples qui ont égaré les clés de leurs demeures et perdu jusqu’au souvenir du chemin de leur être.

Tout se joue derechef au seuil du foyer, dans l’intimité à recouvrer de ce que Ricoeur nommait le « fonds éthique et mythique » d’un peuple. Face à l’érosion dont ce dernier est victime, l’inquiétante familiarité de ce qui est perdu fait jaillir au cœur de l’être une béance. Reste à savoir comment panser l’inquiétude et réintroduire la familiarité dans la demeure humaine.

Le thème du foyer chez Kane nous conduit aux confins de la perspective existentialiste de l’accueil, de l’hospitalité à l’égard de ce qui nous dépasse. Sa reprise du thème de l’habiter chez Heidegger se conjugue à une notion éthique qui a acquis sa force avec Gabriel Marcel : la disponibilité. Dans L’Aventure ambiguë, elle constitue le ressort de la dynamique civilisationnelle voulue par le Chevalier : « Est-il de civilisation hors de l’équilibre de l’homme et sa disponibilité ? L’homme civilisé n’est-il pas l’homme disponible ? Disponible pour aimer son semblable, pour aimer Dieu surtout (AA, p. 80). » C’est également sur la disponibilité que Gabriel Marcel appuie sa pensée éthique de croyant, autre point commun qu’il partage avec Cheikh Hamidou Kane.

Dans son parcours intellectuel et professionnel, Cheikh Hamidou Kane n’a eu de cesse d’incarner cette attitude. Il l’affirmait déjà dans son article de 1961 : « Par-dessus tout l’Afrique doit sauvegarder, quelque prix qui lui en coûte, sa disponibilité idéologique[xxii]. » Sa disponibilité idéologique lui a permis de dépasser le problème de sélection culturelle qui a vaincu Samba Diallo. Elle l’enracine fermement dans sa culture peule et musulmane – ce qu’il nomme, dans une interview en 2007, non pas le retour mais le « recours au source[xxiii] » – et, dans le même temps, lui permet de s’ouvrir à l’autre et à ses possibilités de progrès.

Pour une éthique de la disponibilité

La notion de disponibilité prend toute sa force du point de vue de la pensée religieuse qui traverse L’Aventure ambiguë. Comme fidélité à une promesse de croire – ce que le Maître attend de Samba Diallo depuis son entrée à l’école coranique – la disponibilité est désencombrement de l’être, réponse à l’absolument Autre. Marcel en précise les modalités :

L’être disponible s’oppose à celui qui est occupé ou encombré de lui-même. Il est au contraire tendu hors de soi, tout prêt à se consacrer à une cause qui le dépasse, mais qu’en même temps il fait sienne. Et ici c’est l’idée de création, de puissance et de fidélité créatrice qui s’impose à nous[xxiv].

C’est ce viatique pour la grâce que perdent peu à peu les hommes, comme le regrette le Chevalier : « Les hommes d’Occident connaissent de moins en moins le miracle et la grâce…(AA, p. 108). » Ils ont oublié que « Dieu n’est pas notre parent (AA, p. 175) », ils croient fonder leur raison d’être dans leurs propres créations. Ce faisant, ils oublient aussi qu’ils ne s’appartiennent pas. C’est ce que le Chevalier rappelle à son fils en lui intimant l’ordre de rentrer dans son pays natal : « Il est grand temps que tu reviennes, pour réapprendre que Dieu n’est commensurable à rien, et surtout pas à l’Histoire, dont les péripéties ne peuvent rien à Ses attributs. (…) Et toi qui, d’une pensée vigoureuse, te hausses à la compréhension de Dieu et prétends Le prendre en défaut, sais-tu seulement le chemin de la mosquée (AA, p. 177) ? » Chez Gabriel Marcel, la disponibilité constitue ce rappel permanent à l’esprit de l’homme : « Si je parviens à adopter l’attitude intérieure qui correspond à l’affirmation du primat de l’être, je donne ses chances à la grâce, c’est-à-dire que je me mets en position de l’accueillir[xxv]. »

Rilke LPFOn le voit, les religions révélées, islam et christianisme, rétablissent le lien entre la fidélité, la liberté et la grâce, et se rejoignent dans l’affirmation de l’incommensurabilité de l’homme et du divin. Cheikh Hamidou Kane, en croyant fervent, formule ainsi par la voix du Chevalier l’erreur fondatrice de l’Occident : « L’histoire de l’Occident me paraît révélatrice de l’insuffisance de garantie que l’homme constitue pour l’homme. Il faut au bonheur de l’homme la présence et la garantie de Dieu (AA, p. 114). » L’ouverture, la disponibilité à la transcendance est ainsi un travail perpétuel à recommencer.

Le retour à soi, la restauration de son intimité se fait par l’ouverture à l’Autre. Or c’est cette attitude même dont Samba Diallo s’avère incapable de retour parmi les Diallobé. Saturé de tensions idéologiques, il n’est définitivement plus disponible. Et le lien avec la transcendance ne se rétablira que dans le hors-temps de sa mort. C’est le sens de l’énigmatique dernier chapitre de L’Aventure ambiguë, théâtre de la fin de l’exil intérieur de Samba Diallo, replacé sur le trône du royaume de l’instant qui lui offrait chaque jour « des matins neufs (AA, p. 156) », lui faisait percevoir l’infini dans chaque être, sa signature divine : « – Je te ramène ta royauté. Voici l’instant, sur lequel tu régnas… (AA, p. 190). » L’heure de la « grande réconciliation (AA, p. 189) » a sonné pour Samba Diallo et permet de convoquer une dernière fois Rilke.

Ce que Samba Diallo n’est pas parvenu à réaliser de son vivant semble, en effet, faire écho à la parabole de l’enfant prodigue sur laquelle Rilke clôt non moins énigmatiquement les Carnets de Malte Laurids Brigge. Cette parabole biblique conte le retour à demeure de celui qui avait perdu la foi et l’a retrouvée. Le pardon du père lui permet de regagner sa place parmi les siens, dans le foyer heidéggerien de son être où brille la lumière de Dieu. « Prendre tout cela en charge à nouveau, et cette fois réellement, telle était la raison pour laquelle celui qui était devenu étranger rentra chez les siens[xxvi]. » Chez Kane, cette réconciliation demeure atopique, hors-lieu, et constitue le point de fuite d’un roman qui place l’être comme en suspension face aux interrogations de son propre devenir.

À travers Kane, Marcel et Rilke, on perçoit combien, dans la délibération sur ce qu’il faut prendre et laisser de lui-même pour prendre part à l’aventure moderne, l’homme est foncièrement conduit à interroger sa propre condition de vivant. C’est le grand mérite de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane que d’amener à repenser la condition humaine dans une perspective postcoloniale qui vise la mondialisation uniformisée des cultures. Contre la logique de désacralisation mortifère que met en scène son récit, on pourrait garder comme invite à le suivre, en la paraphrasant un peu, la phrase bien connue du poète berbère Terence : « Je suis un homme et, je crois, rien de ce qui est [sacré] ne m’est étranger[xxvii]»

[i] Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, préface de Vincent Monteil, Paris, 10/18, 1961 [Julliard, 1961]. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle AA, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

[ii] On se reportera notamment aux travaux de Mbaye Diouf concernant Pascal et Saint Augustin, et à ceux d’Amadou Ly sur la place de la mystique soufi dans le dernier chapitre du récit de Kane. Voir Mbaye Diouf, « L’islam en termes chrétiens : quand L’Aventure ambiguë « croise » Pascal et saint Augustin », in Présence francophone, vol. 67, 2006 ; Amadou Ly, « Le soufisme dans le chapitre 10 de L’Aventure ambiguë », in Ethiopiques, n° 66-67, 2001.

[iii] Julia Kristeva, Sémiotiké. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 146.

[iv] Romuald Fonkoua, « Jean Wahl et Édouard Glissant : philosophie, raison et poésie », in Poétiques d’Edouard Glissant, Colloque international de la Sorbonne, 11-13 mars 1998 [En ligne].

[v] Souleymane Bachir Diagne, Bergson postcolonial. L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal, Paris, Cnrs éditions, 2011.

[vi] Kasereka Kavwahirehi, V.Y. Mudimbe et la ré-invention de l’Afrique. Poétique et politique de la décolonisation des sciences humaines, Amsterdam-New York, Rodopi, 2006, pp. 313-314.

[vii] Ibid., pp. 45-46.

[viii] Gabriel Marcel, Les Hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1951, p. 174

[ix] Ibid., p. 46.

[x] Gabriel Marcel, L’Homme problématique, Paris, Aubier, 1955, p. 74.

[xi] Cheikh Hamidou Kane, « Comme si nous nous étions donnés rendez-vous », in Esprit, n° 10, Paris, 1961, p. 378.

[xii] Justin K. Bisanswa, « Dire et lire l’exil dans la littérature africaine », in Tangence, n° 71, 2003, p. 30.

[xiii] Cité par Paul Ricoeur, « Entre ontologie et éthique : la disponibilité », in Lectures, t. 2, Paris, Seuil, 1992, p. 70.

[xiv] Cheikh Hamidou Kane, « Comme si nous nous étions donnés rendez-vous », op .cit., 379

[xv] Rainer Maria Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, Paris, Gf-Flammarion, 1994, p. 39.

[xvi] Gabriel Marcel, Homo Viator. Prolégomènes à une métaphysique de l’espérance, Paris, Aubier, 1944, p. 320.

[xvii] Rainer-Maria Rilke, « Lettre à Lou Andrea Salomé le 18 juillet 1903 », in La Nouvelle revue française, n° 244, 1er janvier 1934, p. 93.

[xviii] Martin Heidegger, « Bâtir habiter penser », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 193.

[xix] Ibid., p. 193

[xx] Ibid.¸p. 189.

[xxi] Nous reprenons l’expression à Michel de Certeau qui traduit ainsi l’unheimlich en référence à la racine « Heim » qui signifie le « foyer » et introduit donc une dimension de familiarité. Voir Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 2002 [1987], p. 215.

[xxii] Cheikh Hamidou Kane, « Comme si nous nous étions donnés rendez-vous », op. cit., p. 385.

[xxiii] Laurence Gavron, « Tonton Cheikh Hamidou Kane: un homme différent de tous ! », interview avec Cheikh Hamidou Kane, in Real Afrique, 2007 [En ligne].

[xxiv] Gabriel Marcel, Homo Viator. op. cit., p. 31.

[xxv] Gabriel Marcel, L’Homme problématique, op. cit., p. 48.

[xxvi] Rainer Maria Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, op. cit., p. 240.

[xxvii] «  Je suis un homme et, je crois, rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». « Homo sum ; humani nihil a me alienum puto »  (L’Héautontimorouménos, v. 77).

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