Rencontre avec Sami Tchak autour de La Couleur de l’écrivain
animée par Françoise Hervé, Ralphanie Mwana Kongo et Célia Sadai
Compte-rendu par Célia SADAI
La couleur de l’écrivain, dernier ouvrage de l’écrivain togolais Sami Tchak, est paru en juin 2014 aux éditions La Cheminante, dans la collection « Harlem Renaissance ».
Romancier et essayiste, sociologue de formation, Sami Tchak désigne l’ouvrage comme une « comédie littéraire » où il revient sur la « Nouvelle Génération » des écrivains africains – lancés dans l’écriture dans les années 1990 (NdA. parmi lesquels Abdourahman A. Waberi, Alain Mabanckou, Kossi Efoui, Raharimanana, Kangni Alem…) – génération à laquelle appartient Sami Tchak.
La couleur de l’écrivain prend du recul vis-à-vis des « textes d’escorte » et autres discours d’auto-détermination publiés depuis le début des années 1990 par les écrivains de la Nouvelle Génération, et l’ouvrage fait avant tout la médiation d’un débat sur les valeurs du « littéraire » et du « littéraire africain », à partir d’une posture commune à Alain Mabanckou (Ecrivain et oiseau migrateur) ou Léonora Miano (Habiter la frontière) : celle de l’écrivain-critique issu de la diaspora.
La couleur de l’écrivain repose sur un procédé dialectique de question-réponse, où le questionneur est un personnage archétypal qui subsume la somme des lecteurs rencontrés par l’auteur. Cette figure inventée est celle d’une femme qui n’a pas lu tous les livres dont elle parle (comme beaucoup d’entre nous), « une femme blanche dans le public » qui intervient à plusieurs reprises au cours d’une rencontre littéraire animée par le critique littéraire Boniface Mongo M’boussa. Et cette femme va poser les questions que l’on posait déjà à la génération précédente, et que l’on posera encore aux suivantes – au point que ces questions ont désormais un caractère purement oratoire – peut-être parce que, comme le suggère Sami Tchak, on persiste à tenir l’écrivain africain hors de tout véritable débat : « Etes-vous un écrivain noir ? », « Vous définissez-vous comme un écrivain universel ? » « Pourquoi écrire en français plutôt que dans votre langue maternelle ? » « Pourquoi ne pas écrire à propos de votre pays plutôt que du reste du monde ? ».
Ces questions inaugurent chaque chapitre de La couleur de l’écrivain. Puis, à travers une série de réponses polyphoniques (par le biais d’autres « porte-voix » fictifs), Sami Tchak élabore un double travail de création poétique (on pense en particulier aux procédés humoristiques) et d’analyse sociologique. Car il est avant tout question d’une socio-histoire de la littérature, et si l’écrivain livre des éléments symboliques de sa « géo-biographie » dès les premiers chapitres, ce n’est justement que symbolique. Dans l’esprit des Règles de l’art (Pierre Bourdieu), de La République Mondiale des Lettres (Pascale Casanova), ou des travaux de Nathalie Heinich (De la visibilité), Sami Tchak nous rappelle que pour que la « littérature nous arrive », il faut qu’elle soit prise en charge par des acteurs institutionnels et des « instances de consécration et de légitimation ». Il s’agit ici de parler de la circulation marchande du livre et de ses conditions matérielles et économiques de production – autrement, l’écrivain (même tout court !) n’existe pas.
Au gré des questions, l’analyse va plus loin. Le chapitre « Les diasporiques » consacré aux littératures africaines nationales rend compte avec efficacité du statut complexe de l’écrivain périphérique en marge des « grands centres éditoriaux » comme de sa propre « nation ». D’autres chapitres en revanche, comme « L’engagement », seront à lire comme la pierre angulaire d’une structure discussionnelle toujours favorable à l’échange, au débat et peut-être un peu aussi, à la « comédie littéraire ».
Compte-rendu de la rencontre avec Sami Tchak pour La couleur de l’écrivain, lors des Palabres autour des Arts, 23 juillet 2014, à la Librairie-Galerie Congo (Paris)
Entretien mené par Françoise Hervé, Ralphanie Mwana-Kongo et Célia Sadai

Sami Tchak aux Palabres autour des Arts du 23 juillet 2014. Avec Françoise Hervé, Célia Sadai et Ralphanie Mwana Kongo. © Aurore Foukissa
« Pourquoi avoir écrit un livre pour répondre à ces questions? »
Sami Tchak. Ces réponses sont à la fois un prétexte à la création littéraire, et un hommage à Boniface Mongo M’Boussa. Ce livre est né d’une vieille amitié avec Boniface Mongo M’Boussa et des nombreuses heures de discussion sur la littérature, alors que nous habitions le même quartier de Paris. Le désir nous est venu d’écrire un livre ensemble sur cette période précisément, à partir des questions que l’on nous pose, à nous auteurs – on les posait d’ailleurs peut-être même avant ma naissance, et elles reviendront. Ces questions sont un support de création. C’est une pause plus intime par rapport à mon parcours d’écrivain et à la littérature qui me nourrit.
« Dans la partie intitulée « Peau et conscience », vous abordez la question du statut de l’écrivain francophone, de l’identité, des frontières… Vous revendiquez le droit d’ancrer vos romans dans toutes les régions du monde, et de convoquer dans vos personnages l’Homme non « racialisé ». Votre posture est-elle universaliste? »
Sami Tchak. Le propos du livre, c’est de dire qu’il faudrait éviter cette confusion entre les lieux où se déroulent les histoires dans mes romans, et l’idée que je serais un élément dispersé dans le monde. Je sais d’où je viens : un petit village qui reste le point d’ancrage à partir duquel je regarde le monde, ce qui ne signifie pas que je veuille disparaitre dans le monde. Je suis un écrivain, togolais, et ça ne suffit pas si on ne me situe pas par rapport à mon petit village de moins de cent personnes – autrement, le monde n’a pas de sens pour moi. Donc je ne m’identifie pas comme « écrivain universel » – ce qui ne signifie pas grand chose à mon avis. Ce n’est pas parce que je suis un Togolais de mon petit village que je n’ai pas le droit de parler de la France, du Mexique, ou de la Colombie. Je n’aspire pas à être colombien, mais je parle de la Colombie comme un français parlerait de mon pays, de ma société, ou un Belge qui parlerait de la République Centrafricaine.
« Pourriez-vous revenir sur cet extrait de votre dernier roman, Al Capone le Malien : « Un véritable écrivain est d’abord le produit d’une langue et d’un peuple. Il écrit d’abord pour les siens, il aspire à entrer en communion avec l’âme authentique de sa société » ? »
Sami Tchak. Ce que je dis ici, c’est que l’écrivain est d’abord national. Il serait idiot de croire l’adage qui dit que « Nul n’est prophète chez soi » : les gens sont prophètes chez eux. Dans le livre, je prends l’exemple de Patrick Modiano : il n’est connu nulle part hors de France : il est français. Notre problème à nous [écrivains de la Nouvelle Génération], c’est que nous n’avons pas de chez soi où exister. Toutes les questions qu’on nous pose viennent du fait que nous n’avons pas d’espace littéraire d’existence autonome. Beaucoup de Français ici nous assimilent comme faisant partie de leur espace littéraire sans toutefois en faire complètement partie : la question ne se pose pas pour les écrivains italiens qu’ils ne connaissent pas. Ils ne connaissent de l’Italie que deux ou trois écrivains ; la littérature italienne ne se résumant pas à ce qu’on en publie à Paris ni à ce qu’on y dit. Les Allemands ne connaissent pas les Italiens, les Belges ni les Hollandais. Ce n’est pas un problème, puisque les Hollandais existent chez eux. Nous sommes les seuls écrivains à espérer exister en France sans exister chez nous. C’est ça, le thème du livre. A quel moment on prend conscience qu’on est un écrivain de chez soi, quand on n’a pas de chez soi littéraire.
D’une manière ou d’une autre, on n’existe que parce qu’on a accédé aux instances de Paris. On a publié à Paris. On parle de nous à Paris. On vend à Paris, dès que Paris nous intègre. Et ce n’est pas aussi neutre que les écrivains veulent bien le prétendre. Le fait de dépendre de façon exclusive d’un espace dominant influe même sur les choix d’écriture, de thématique. L’éditeur aussi se pose la question de qui va lire ces textes, quelle que soit leur qualité, il n’a pas en tête de découvrir le nouveau Joyce ou le nouveau Faulkner. Donc se pose, consciemment ou non, la question de comment les écrivains sont mus, influencés dans leur activité de création en fonction d’une certaine attente – elle-même manifeste ou non.
La question que je pose dans La couleur de l’écrivain, c’est s’il y a possibilité ou non de l’émergence d’une littérature digne de ce nom par des écrivains qui n’ont pas d’espace littéraire. On nous a comparés aux écrivains sud-américains, à un moment, en oubliant qu’ils écrivent dans leur langue maternelle, que le fait de passer par l’Europe n’est pas artificiel pour eux, puisqu’ils sont des « Européens transportés » : ce n’est pas notre cas. Dès lors, la question de l’existence de nos littératures se pose. Qui décide que tel écrivain africain est important ? Même quand l’écrivain en question est congolais, ce n’est pas le Congo mais Paris qui décide. Alors qu’il y a une chose simple : si l’on prend les écrivains africains connus : Alain Mabanckou, Léonora Miano : on parle de leurs livres, mais qu’ils soient vendus ou non, ce n’est pas la question qui compte, car on ne les fait pas entrer dans le débat français sur la littérature. On ne fait pas polémique autour de leurs livres parce que le contenu de ces livres n’intéresse pas, mais si l’on prend un Houellebecq, il y a débat, parce que ça parle à un peuple : même celui qui ne l’a pas lu ne reste pas indifférent à Houellebecq. On ne fera pas de débat sur Alain Mabanckou en France. On se dira juste « il vend/il ne vend pas ». A quel moment une littérature globale devient juste un sous-produit à l’intérieur d’une production massive ? On est réellement un sous-produit au cœur de la production littéraire française. Si on rêve à une place en France, on se trompe : la France n’a pas besoin de ce que nous écrivons, il y a juste un marché capable d’absorber une part mineure de ce que nous publions. Nous ne sommes indispensables pour personne, ni en terme de fonds, ni en terme de forme, et personne dans nos pays ne semble estimer que nous sommes utiles.
Faut-il alors écrire dans les langues nationales pour influencer la réception, et faire justement l’objet d’un débat ?
Sami Tchak. On pense que la langue est « naturelle », or il n’y a pas de langue qui ne soit créée. Nos langues, mais lesquelles ? On a formé quelle nation avec quelles langue ? Si on prend le lingala, on aurait pu avoir une grande littérature en lingala parce que beaucoup de personnes parlent le lingala dans les deux Congo. Mais pour que cette langue devienne littéraire, il faudrait encore des lingalophones qui acceptent qu’un écrivain écrivant en lingala existe, qu’ils le lisent, et qu’on en fasse un débat. La littérature ce n’est pas une question d’avoir lu ou non un livre, mais qu’on s’asseye pour discuter le livre et que cela rentre dans les mentalités des gens. Y a-t-il dans nos pays des gens suffisamment nombreux – au moins cinq personnes – des gens dont la conscience serait suffisamment travaillée par l’idée qu’il y a des écrivains qui écrivent en lingala ? Si l’on va au Congo, on est plus ou moins sûr que les petits Congolais connaitront Alain Mabanckou, alors qu’il y a des écrivains sur place qui écrivent en lingala, mais ils ne savent peut-être pas qu’ils existent.
Vous formulez une réponse assez radicale sur la place déjà déterminée de l’écrivain africain, qui n’a d’autres lieux que la marge et la périphérie. Votre génération, la « Nouvelle Génération », a souvent revendiqué le statut d' »écrivain tout court » pour dépasser ce déterminisme. A ce titre, pourriez-vous nous parler du chapitre de La couleur de l’écrivain consacré à Dieu ?
Sami Tchak. Dieu est toute instance capable de décider de l’immortalité des gens : à la manière des instances de légitimation qui ont le pouvoir de décider de l’immortalité d’un écrivain et de son oeuvre. J’ai tenu à préciser que la vanité des écrivains n’est pas chose nouvelle : je suis donc remonté jusqu’à Erasme, pour montrer que Paris comme lieu de légitimation, c’est une très longue histoire.
Au sujet de l’écrivain tout court, la Nouvelle Génération se trompe. Un écrivain existe au monde grâce à des structures, parce qu’on l’a reconnu comme tel. On a des exemples célèbres d’oeuvres qui ont existé parce que des structures les ont récupérées, meme quand les auteurs ont été suffisamment malins pour dire « après ma mort, brulez-les » : c’est le cas de Kafka. Je dirai aux jeunes auteurs de ne pas trop rêver : même s’ils ont du talent, ils ne seront reconnus que si une structure veut bien les prendre en charge.
La question de l’existence de l’écrivain n’a rien à voir avec le public ni le fait d’être lu ou non, d’être vendu ou non. La question de l’existence se pose au moment où ce qu’il écrit fait sens pour une nation. Par exemple Kateb Yacine, qui n’a pas connu cela de son vivant, est aujourd’hui adulé en Algérie où son roman Nedjma déclenche une sorte de ferveur religieuse – il existe comme un prophète pour certains Algériens, car il fait sens pour eux. Ici, très peu de Français savent qui est Kateb Yacine, on ne parle presque pas de sa correspondance avec Albert Camus pendant la guerre. Qu’on ait lu Kateb Yacine par dizaines de milliers ici, et par dizaines de centaines là-bas, il existe là-bas. Donc le lecteur n’est pas méprisé : il n’est simplement pas celui qui donne sens à un auteur – sinon Marc Lévy existerait comme n’importe quel écrivain en France. Quignard ne vend pas grand chose, mais il fait sens en France : il est même au programme du Bac. Le lecteur ne fait pas l’écrivain. L’écrivain est fait par des instances qui dominent la création et le marché, qui diront si Marc Lévy ou Guy des Cars sont ou pas des écrivains intéressants, s’ils sont des « écrivains tout court ». Je ne sous-estime pas le lecteur, mais la question de la légitimité et du sens de la littérature va au-delà du lecteur.
« Que se passe-t-il quand les instances de légitimation proposent un traitement de la littérature aussi discutable que celui de votre personnage, le « professeur fictif » dans le chapitre « Ainsi parla le professeur fictif » ?
« On vous trouve des spécificités, même dans le fait d’avoir deux yeux, parce que jamais on ne vous situe dans la complexe histoire littéraire, dans ce champ si vieux dont vous êtes des acteurs et des héritiers, où il n’y a presque rien de nouveau. Sur vous n’importe qui peut débiter les pires poncifs, les plus insultantes généralisations sans éprouver la moindre gêne. Vous devenez le prétexte exotique à certaines médiocrités décomplexées. » (« Ainsi parla le professeur fictif », p.70)
Sami Tchak. Le professeur fictif, personnage imaginaire du chapitre « Ainsi parla le professeur fictif » témoigne de notre expérience d’écrivains invités aux colloques, rencontres et autres scènes du débat universitaire. On comprend l’angle de lecture de nos textes à travers les élèves qui écrivent des thèses sur nous, et dont nombreux ne sont pas toujours dans la lecture littéraire. Essayez de chercher dans une université, dans un département de « Francophonie », comment on construit un sujet d’étude qui va « des années 60 à la Nouvelle Génération », avec un thème fleuve qui suppose que l’auteur devient une illustration. On cite tout le monde sans aucune hiérarchie : tout ce qui est publié vaut tout. Ce que le professeur fictif dit, les gens nous le disent, et le mépris que le professeur fictif a pour les auteurs africains, les gens le disent. Pour Richard Millet, nous sommes « les papous de la littérature », il l’a écrit [NdA. v. Richard Millet, De l’antiracisme comme terreur littéraire, 2012]. Pour lui, la diffusion massive de ces « papous de la littérature » cause la mort de la littérature nationale. J’emprunte donc des discours variés pour créer le monologue du Professeur fictif – par autodérision surtout. J’essaie d’accepter la critique des autres et d’en rire, surtout qu’on n’a pas toujours les moyens de déconstruire ce que les autres disent de nous.
« Justement, en réaction à ce regard réducteur, les écrivains de votre génération ont imposé d’autres catégories… dont celle de « l’écrivain-monde » »…
Sami Tchak. Il me semble que dans le cas de la Littérature-Monde et bien d’autres, les universitaires s’emparent de n’importe quel écho pour en faire une catégorie ou un concept de recherche, et cela n’a pas tellement de lien avec les écrivains. Ce ne sont pas les écrivains qui, globalement, ont dit ça : ce sont plutôt Jean Rouaud et Michel Le Bris.
Si on a une possibilité de définir des catégories comme la Nouvelle Génération – même si certains ont l’âge d’être mes enfants; la Migritude – parce que dès que tu traverses la frontière, ça y est, tu es dans la Migritude… , eh bien on retrouve ces concepts chez les universitaires qui donnent l’impression que nous avons fabriqué ces concepts que nous ne formulons que pour nous définir de l’extérieur. En revanche, je n’ai pas entendu d’écrivain déclarer : « J’ai défini ce que nous sommes ».
« Puis-je t’appeler « écrivain primitif » ? » [Question de l’écrivain Gabriel Kinsa, dans le public]
Sami Tchak. Tu as vraiment le choix, tu peux m’appeler « écrivain primitif », mais c’est connoté identitaire et nationaliste, au sens où Hitler parlait de l' »idiome primitif » en parlant de l’Allemand qui serait plus pur que la langue française, altérée. Je suis un écrivain, revendiquant un point d’ancrage à partir duquel le monde fait l’objet d’un discours.
« Est-ce que finalement, la seule étiquette valable que l’on puisse vous donner, c’est celle d’écrivain ? »
Sami Tchak. La seule étiquette acceptable, légitime et valable, au-delà de la reconnaissance du statut d’écrivain, c’est que nos textes deviennent quelque chose, que cela fasse résonance ou débat. C’est pourquoi j’ai écrit sur Modiano dans La couleur de l’écrivain : on ne parle pas de l’écrivain, on l‘attend comme écrivain – à la manière des journalistes qui font une fixation sur ses tics de langage. On parle de « style Modiano » : c’est une sorte d’idolâtrie d’une oeuvre et d’une personne, et c’est ce qui fait que des auteurs ont fait sens et structuré des identités. La littérature, quand elle fait sens, structure des identités. La divine comédie de Dante a fondé la langue italienne réunifiée, et la nation italienne en est issue. C’est là le rêve des auteurs issus de pays qui n’ont pas eu suffisamment de voix dans le monde, et qui ont l’impression d’arriver dans cette « comédie globale » au moment ou, peut-être, tout a déjà été déjà fait : c’est ce qu’Octavio Paz dit dans Le labyrinthe de la solitude, à propos des écrivains sud-américains qui ont pourtant eu une renommée mondiale, mais qui sont arrivés dans un marché qui est déjà fermé.
Une dernière question sur le chapitre intitulé « L’engagement ». N’est engagé, pour vous, que l’écrivain qui jouit déjà d’une certaine notoriété…
Sami Tchak. Il y a mille façons de s’engager : on prend un bulldozer et on casse la gueule aux méchants. Ou on aborde des questions qui sont sous-jacentes et qui vont miner la société… En 2004, quand j’ai publié La fête des Masques, de nombreuses personnes m’ont reproché d’aborder le thème de l’homosexualité. Mais personne n’a pointé la question du lien entre politique et homosexualité, sujet pourtant vif au Cameroun, au Gabon, où l’homosexualité est dénoncée comme crime rituel de la franc-maçonnerie.
Que l’on soit engagé ou non dépendra de qui nous reçoit, et de ce qu’il comprend de ce que nous racontons : on n’a pas à attendre que des problèmes deviennent généraux pour attirer l’attention.
Avec Place des fêtes, on m’a reproché beaucoup de choses, mais personne ne s’est posé la question de la problématique devenue freudienne des « banlieues ». On y parle de jeunes au comportement sexuel déviant : les tournantes dans les caves, ce sont des parties fines dans d’autres lieux. Et on oublie que ces gosses sont, à un moment, catégorisés à partir d’un problème de sexualité. Quand on écrit sous cette forme romanesque, le lecteur ne va pas chercher dans ce que tu écris ce qui fait ton combat, ou ton débat. On n’est pas engagé dans le débat dans sa chambre, mais par la densité d’une réception. La surface ne compte pas, une lecture sans réaction ne compte pas. Ce qui compte, c’est comment on reçoit densément une oeuvre. Les thèses qui nous sont consacrées nous fournissent de bons retours pour comprendre que le débat ne se passe pas, qu’il n’est pas compris : « il y a trop de sexe, trop de violence » dit-on, alors que la violence livre une interrogation sur la société, qu’elle soit physique, verbale… Donc on accuse plutôt l’auteur d’être violent, ou de vouloir « faire vendre ».
Aux jeunes écrivains, je dis qu’ils écriront sans doute des textes qu’ils croiront engagés et qui seront simplement des textes, une fois dans la lumière. A moins de parler à une tribune qui y trouve un sens, et d’être entendu, relayé, compris : voici les conditions de l’engagement, même si certains discours sont cérémonialisés pour qu’ils aient du sens. Ceux qui pensent à un moment, que leur soupir serait audible de l’autre côté du monde, qu’on les entendrait en train de pousser leur hurlement, doivent accepter qu’il ne sera pas entendu. Pour écrire sur Dreyfus, Zola a du faire face à une tribune qui fait sens dans l’ensemble où le discours s’organise (en France), avec des structures pour le relayer (la presse).
Enfin, quant à la Négritude et son engagement, les déceptions ont été grandes, et ses intellectuels n’ont pas forcément été adulés dans leur pays d’origine. De plus, ils n’auraient jamais existé sans leurs mentors parmi lesquels Jean-Paul Sartre, qui a été une autorité légitimante pour lancer Présence africaine, comme pour faire paraitre L’Anthologie de la poésie nègre et malgache de L.-S. Senghor. A une époque, les intellectuels de gauche de renommée mondiale étaient derrière n’importe quelle action, il ne faut pas l’oublier. La Négritude n’est aujourd’hui qu’une nourriture esthétique, poétique, avec laquelle ma génération est surtout en rupture, car sur le terrain politique, ils n’ont pas su éviter certains écueils.
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