« J’ai toujours considéré la langue française comme une amante »
Entretien réalisé par Hanen Allouch
Hanen Allouch : Aymen Hacen, poète, essayiste, traducteur et universitaire, vous êtes l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages relevant de genres différents. Parlez-nous un peu de votre vocation d’écrivain et de la naissance de cette passion pour la littérature ?
Aymen Hacen : Je voudrais commencer par dire que rien ne me prédestinait à être l’écrivain que je suis devenu aujourd’hui. Il y a eu pour ainsi dire un concours de circonstances, le même certes qui fait que toute Tunisienne et tout Tunisien de ma génération apprend le français à l’école, mais il s’est passé quelque chose de particulier avec moi : les mots avaient un autre goût en français et ils sont devenus, ces mots, les meilleurs amis de l’enfant unique que j’étais. Je dois dire que ma mère y a beaucoup contribué en me permettant de dialoguer et de correspondre aussi bien avec l’Autre qu’avec sa langue. Mais, je dois avouer que j’ai toujours considéré la langue française comme une amante au sens le plus fort du terme.
H.A. Pour les lecteurs de Bourgeons et prémices (1999), Dans le creux de ma main (2003) et Alphabet de l’heure bleue (2005), la poésie d’Aymen Hacen semble centrifuge et anticonformiste, elle se cherche loin des contraintes formelles et se crée une musicalité nouvelle qui est l’expression d’une libération du verbe. Pouvez-vous nous dévoiler, ne serait-ce qu’en partie, les secrets de votre expérience poétique ?
A.H. Oui, les trois titres que vous citez, ainsi que d’autres où le vers se mêle à la prose, si on les suit chronologiquement développent un rapport particulier à la langue et notamment à la musicalité de celle-ci. Je suis parti du vers dans mes premiers poèmes où l’octosyllabe, le décasyllabe et l’alexandrin se taillent la part du lion dans des sonnets, des ballades, des hymnes, des odes de facture classique. Puis la prose s’est imposée dans des textes où le dialogue entre les genres est des plus passionnants,des plus significatifs aussi, vu que les trois ans que j’ai vécus en France ont changé ma vision de la langue et mon rapport avec elle. Aujourd’hui, en écrivant et en traduisant, la prose et la poésie vont ensemble, main dans la main, l’une cédant le pas à l’autre, l’autre alimentant l’une, harmonieusement, amoureusement.
H.A. D’un côté le poète et de l’autre l’universitaire, comment réconciliez-vous écriture poétique et critique académique ? Et quelles traces de théorisation dans votre œuvre poétique et quelles marques de poéticité dans vos recherches académiques ?
A. H. C’est encore une fois une question de dosage, donc d’harmonie. Je tiens à vous dire que je hais autant les poètes qui font les professeurs que les professeurs qui font les poètes. Et il y en a beaucoup, notamment dans le Monde arabe, où n’importe quel spécialiste de telle œuvre, de tel courant, de telle période ou de tel poète se croit lui-même capable de s’improviser poète ou écrivain ou que sais-je encore. Des fois, cela frise le ridicule, et ce ridicule-là tue ! Je ne plaisante pas, car ce mélange, cette façon de brouiller les cartes et de tout confondre est aussi néfaste pour la poésie et la création que pour la recherche scientifique et la rigueur académique. Je pense modestement que j’ai pu faire la part des choses, ma formation reçue à l’École Normale Supérieure de Tunis et à celle de Lyon m’ayant appris à faire la part des choses.
H.A. Vous êtes l’auteur de plusieurs articles scientifiques sur l’œuvre de Cioran, ainsi que d’un ouvrage consacré à votre auteur-fétiche, si j’ose dire, Le Gai désespoir de Cioran (2007) ; cette aventure que vous considérez comme « à peine commencée » est déjà bien avancée. Pourquoi l’œuvre de Cioran vous passionne-t-elle et quelles sont les motivations d’une telle aventure académique ?
A.H. « Auteur-fétiche », dites-vous ? Non, vous avez tort, car si je suis un spécialiste reconnu de l’œuvre de Cioran, je m’intéresse à beaucoup d’autres écrivains auxquels j’ai consacré des études, des articles et des cours. Je peux citer à titre d’exemple Henri Michaux, Samuel Beckett, Saint-John Perse, Roger Caillois, Louis-René des Forêts, Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Lorand Gaspard, Salah Stétié, Pascal Quignard, Yves Leclair, Jean-Claude Pirotte, Bernard Noël, Pierre-Albert Jourdan, Georges Perros, etc. mais, et vous avez raison de me poser la question, dans la mesure où je cultive une grande passion pour Cioran, bien que tout me sépare de lui… C’est peut-être cela qui m’attire chez lui : il est de droite et je suis de gauche ; il a tourné le dos à son pays en choisissant de s’exiler en France et moi, j’ai renoncé à tout pour revenir vivre dans mon pays auquel je m’attache chaque jour davantage. Cela dit, ce qui m’attire le plus chez Cioran, c’est son rapport aussi conflictuel que passionnel avec la langue française. Cette raison est, me semble-t-il, la plus forte et la plus significative.
H.A. Dans votre œuvre, nous percevons les traces de vos lectures aussi riches que variées ; des allusions, des citations et des références s’insèrent pour faire corps avec le texte. Comment procédez-vous pour choisir vos lectures et pour en faire un objet d’écriture ?
A. H. À vrai dire, il s’agit là d’une question difficile. Je pense toutefois que toute lecture digne de ce nom en appelle une autre et ainsi de suite. Pour l’anecdote, c’est grâce à Beckett, en 2000, que j’ai découvert Cioran grâce à qui j’ai rencontré un certain nombre de grands écrivains et penseurs, à l’instar du géant qu’est Armel Guerne. À ce titre, je recommande à mes lecteurs un ouvrage d’Armel Guerne qui vient de paraître, intitulé Le Verbe nu (Seuil, avril 2014). Dans ce recueil de textes et d’articles, la littérature, la pensée, l’écriture donnent naissance à une expérience littérairement jouissive et révolutionnaire à la fois !
H.A. Vous avez traduit plusieurs œuvres de l’arabe au français, décrivez-nous votre expérience de traducteur, ses facilités et ses difficultés, son intérêt et ses enjeux ?
A.H. C’est pour moi un besoin de traduire. De ce fait, il s’agit d’un exercice naturel. En lisant un texte, prose ou poème, en langue arabe, je me trouve en train de le faire passer en français, s’il me plaît ou s’il me semble capable d’apporter à la langue d’arrivée quelque chose de nouveau. Je ne suis qu’un passeur.
Traduire est une tâche difficile, presque impossible, et il faut s’obstiner, tenir le coup, être modeste, être arrogant aussi… Il faut un certain nombre de paradoxes pour que la traduction ait lieu, à l’instar de la fidélité et de l’infidélité… Encore le dosage !
H.A. Pendant la dictature, beaucoup d’écrivains tunisiens étaient censurés et la politique était un tabou. Après la Révolution, la scène littéraire tunisienne a connu un foisonnement et une prise de revanche contre ce silence de plusieurs décennies. Comment avez-vous vécu cette transition ?
A.H. La transition continue et la révolution, quant à elle, je l’ai vécue avec le marteau et la plume. Cela continue d’ailleurs parce que je vous avoue que les dangers que nous courons aujourd’hui sont de loin plus concrets. Aujourd’hui, on risque de se faire assassiner dans la rue. Aujourd’hui, on risque d’être victime d’un attentat terroriste. Aujourd’hui, la théocratie peut prendre le dessus sur la République, etc. Les menaces sont réelles et tout demeure flou, parce que tout est possible. Il y a deux semaines, un grand Professeur de l’ENS de Tunis m’a dit pour me taquiner que c’était de ma faute, moi qui voulais, qui rêvais d’elle, la révolution, parce que trois élèves ont entamé une grève de la faim à cause des résultats. Je vous épargne les détails, mais pour certains, une révolution est une sorte de suite d’événements anarchistes, absurdes ou je ne sais quoi d’autre. Or, je pense que tout a un cours. Peut-être pas un sens, mais un cours et ce à coup sûr, dans la mesure où si cela a eu lieu, c’est que cela devait avoir lieu. Après, il faut encadrer en donnant du sens à ce qui s’est passé. C’est pour ainsi dire l’éternel combat de l’homme avec son Destin : il y a les forêts, les lacs, les fleuves, les mers, les océans, les animaux, etc., et l’homme doit survivre, doit vivre. Je crois pour ma part qu’il y a eu une révolution en Tunisie et qu’il faut y croire malgré les résultats catastrophiques des élections d’octobre 2011. C’est sûrement un passage obligatoire afin que le peuple tunisien soit conscient de ce qu’il a réalisé et de ce qu’il risque de gagner ou de rater dans l’avenir. Moi, en tant que poète, prosateur, essayiste, traducteur, chroniqueur littéraire et enseignant, je considère que l’engagement politique est indissociable de l’écriture et de toutes les activités que par ailleurs je peux mener.
Biographie
Aymen Hacen est né en 1981 à Hammam-Sousse en Tunisie. Poète, essayiste, traducteur et universitaire, il est l’auteur d’une œuvre prolifique dont Bourgeons et prémices (1999), Dans le creux de ma main (2003), Alphabet de l’heure bleue (2005), Correspondance avec l’écrivain Camille Laurens (2005), Stellaire. Découverte de l’homme gauche (2006), Le gai désespoir de Cioran (2007), Erhebung (2008) Le silence la cécité (20009), Présentielle. Fragments du déjà-vu (2010), Glorieux mensonge (2011) Le retour des assassins (2012). Il est également rédacteur en chef des pages françaises de la revue tunisienne Alfikrya et l’auteur de plusieurs articles en revue et de publications scientifiques dans des collectifs.
Discussion
Rétroliens/Pings
Pingback: Introduction à la littérature tunisienne de langue française | La Plume Francophone - 1 septembre 2015