Compte rendu de lecture
« Le cheminement d’une histoire et l’histoire d’un cheminement[1] »
par Virginie Brinker
« Une nouvelle collection de petits livres ciselés. Des récits de voyage, des reportages soignés et de grands entretiens pour découvrir les nuances d’un pays et d’un peuple, pour en comprendre les ressorts profonds. Des auteurs aux regards originaux, nourris de leur familiarité avec un pays, sa langue, sa culture, sa géographie, son histoire, sa population. Parce que pour connaître les peuples, il faut d’abord les comprendre », telle est la façon dont se présente la collection « L’âme des peuples » des éditions Nevicata, qui consacre un premier opus au continent africain en choisissant le Rwanda et l’écriture de Colette Braeckman.
Travaillant au journal Le Soir de Bruxelles, l’auteur est l’une des rares journalistes à avoir couvert le génocide des Tutsi au Rwanda en le mettant en perspective grâce à sa connaissance approfondie de la Région des Grands Lacs, et à s’être livrée dans un ouvrage intitulé Rwanda. Histoire d’un génocide[2], rédigé dès 1994 ‒ ce qui en fait certainement un ouvrage d’exception ‒ à un véritable travail d’historienne, tentant de remonter aux sources de ce qu’elle nomme au chapitre 8 « le troisième génocide du siècle ». C’est également en tant que figure d’exception et d’autorité, que la compagnie théâtrale belge du Groupov dans son spectacle Rwanda 94 avait choisi de la convoquer sous les traits de Colette Bagimont. Cette dernière était reçue dans la pièce par la journaliste présentatrice du Journal de TV5 UER (Union Européenne de Radiotélévision), Bee Bee Bee, alors que des « fantômes électroniques » s’emparaient des ondes, afin de tenter de décrypter ces voix d’outre-tombe. En parvenant à dire que l’une des voix s’était manifestée lorsque la présentatrice avait employé le terme de « tragédie » plutôt que celui de « génocide », Colette Bagimont s’élevait au-dessus de la mêlée médiatique et de ses discours galvaudés.
C’est donc cette parole singulière que les éditions Nevicata nous font entendre une nouvelle fois, mais prise à présent sous l’angle de sa singularité et de sa subjectivité, loin de la démarche exigeante de l’écriture de l’Histoire propre à Rwanda. Histoire d’un génocide. Dans ce texte rédigé en 2013, quoique publié en cette vingtième année de commémoration, c’est la première personne qui est donc choisie et assumée : « Avec le Congo, le Rwanda est sans doute le pays d’Afrique où je me suis rendue le plus souvent[3] ». Le ressenti, les doutes, les interrogations sont au centre de l’écriture : « plus je vais au Rwanda, plus ce pays m’accompagne et parfois me hante, mais moins je le comprends. Il me désarçonnera toujours[4] ». L’apport essentiel de ce court ouvrage réside certainement, en effet, dans le tissage entre les textes de Colette Braeckman eux-mêmes vis-à-vis du Rwanda (des articles à l’ouvrage historique, en passant par ce récit semi-autobiographique), ce que l’on pourrait appeler avec Perec « le cheminement de [s]on histoire » d’une part, et « l’histoire de [s]on cheminement[5] », d’autre part, autrement dit « la manière dont des versions successives de l’[H]istoire [lui] furent proposées[6] », ici mise à jour.
Des discours clivants des guides rwandais de 1994, accentuant « le fossé qui séparait les agriculteurs hutus, les éleveurs tutsis et les pygmées Twas, forgerons ou devins[7] », à celui de Nicole, vingt ans plus tard, faisant ressurgir au musée de Butare « un Rwanda ancien, harmonieux[8] » ; des discours des milieux de la gauche chrétienne belge saluant le Manifeste des Bahutu en 1959 à l’« hypothèse hamitique » décryptée, notamment en 2013, par l’historien Jean-Pierre Chrétien[9], Colette Braeckman retrace les strates de sa propre compréhension de l’histoire du Rwanda. Elle retrace également sa première rencontre avec le président Habyarimana et son épouse Agathe, au « regard dur[10] » ou encore la façon dont les danses et la musiques traditionnelles, de même que la poésie, étaient conçues comme des « instruments de résistance[11] » par les Rwandais exilés de la diaspora ; deux manières toutes personnelles de nous faire entrevoir les enjeux de la guerre de 1990 : « celui d’une lecture de l’histoire du Rwanda contre une autre. D’une mystique contre une autre[12] ».
La tension pré-génocidaire palpable dans le pays n’est d’ailleurs pas passée sous silence, l’auteur narrant notamment sa dernière entrevue, quasi-prémonitoire, avec la première ministre Agathe Uwilingyimana, l’une des premières victimes de 1994[13], car la journaliste prend soin de souligner l’organisation du crime, contrairement à nombre de ses confrères à l’époque, qui ont pu parler de « massacres spontanés » : « Accès incontrôlable de folie meurtrière, comme beaucoup le croyaient à l’époque ? Hélas non. Le Rwanda n’était pas devenu fou. Il était au contraire plus organisé que jamais[14] ». Des massacres en eux-mêmes, il en sera peu question car il ne s’agit pas ici de témoigner mais de tenter de démêler certains discours idéologiques qui ont pu mener au génocide. Restera sans doute néanmoins cette image, cruelle, rude, autosuffisante, lorsque l’auteur décrit le pays en juillet 1994 : « Le Rwanda d’alors était comme une peau de bête retournée[15] ». Image qui s’oppose au « Nouveau Rwanda[16] » dont la description de Kigali occupe la seconde partie du livre, avec son Starbucks, ses boutiques de vêtements en provenance de Chine ou son quartier de Nyarutarama, surnommé « Merci Congo[17] ».
Les rapports de l’ONU qui ont accusé le Rwanda de jouer un rôle d’intermédiaire entre les comptoirs congolais du Kivu et les acheteurs d’outremer sont ainsi mentionnés en notes[18] et les nouvelles politiques agraires ou d’habitat mises en œuvre par le gouvernement se trouvent questionnées. Ce qui apparaît surtout, sous la plume de la journaliste, c’est une forme d’institutionnalisation de la mémoire liée au génocide ayant pour effet de la « circonscrire » et de la « contrôler[19] ». Ces ouvertures vers des sujets qui fâchent font de ce livre un objet rare en cette vingtième année de commémoration, grâce à la forme subjective adoptée et revendiquée. Bien sûr, on pourra toujours accuser la vision d’être « totalement incomplète, imparfaite et […] partiale[20] », mais l’auteur endosse à nouveau la posture journalistique en fin d’ouvrage avec l’entretien mené avec l’historien Jean-Pierre Chrétien, et celui de Dorcy Rugamba, chorégraphe, danseur et comédien[21] dont les dernières paroles se veulent peut-être allégoriques à l’égard du Rwanda d’aujourd’hui, puisqu’elles sont chargées de clore également l’ouvrage : « Les gens dansent ensemble mais ne font pas les mêmes mouvements. À chacun de trouver sa propre harmonie[22] ».
[1] Nous pastichons ici la formule d’ouverture de W ou le souvenir d’enfance, de Georges Perec.
[2] Colette Braeckman, Rwanda. Histoire d’un génocide, Fayard, 1994.
[3] Colette Braeckman, Rwanda, Mille collines, mille douleurs, Nevicata, « L’âme des peuples », 2014, p. 9.
[4] Ibid.
[5] Nous empruntons ici la célèbre formule de Perec qui ouvre W ou le souvenir d’enfance. Le terme de « cheminement » est d’ailleurs employé à la page 10 de l’ouvrage commenté.
[6] Ibid, p. 9.
[7] Ibid., p. 16.
[8] Ibid., p. 16.
[9] Citée p. 20 avant l’entretien avec l’Historien (pages 71 à 81). Voir aussi Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Belin, 2013.
[10] Ibid., p. 28.
[11] Ibid., p. 31.
[12] Ibid., p. 32.
[13] Voir la page 36 notamment.
[14] Ibid., p. 39.
[15] Ibid., p. 44.
[16] Ibid., p. 45 et suivantes.
[17] Ibid, p. 47.
[18] Ibid., p. 47.
[19] Ibid., p. 52.
[20] Comme le souligne d’ailleurs l’auteur elle-même, ibid., p. 10.
[21] Notamment dans le spectacle du Groupov, Rwanda 94 déjà cité.
[22] Ibid., p. 89.
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