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Ali Bécheur, Retour au pays natal

Ali Bécheur, Chems Palace

Compte-rendu de lecture

Ali Bécheur, Chems Palace

« Le roman de l’oasis »

par Hanen Allouch

 

1470710-gfChems Palace (2014) est le dernier roman de l’écrivain tunisien Ali Bécheur qui relate l’histoire d’un instituteur à la retraite, al-moâllem, qui décide de s’installer à l’oasis en attendant que s’use la vie ; et ne tarde pas à découvrir que la vie, la vraie, c’est-à-dire celle des fictions et des rêves, ne fait que commencer. L’oasis et ses habitants lui offrent un monde intrigant et passionnant, en perpétuelle mutation, telles les dunes d’un désert qui ne cesse de changer de disposition. Au gré du vent du Sahara, les voix se renvoient leurs échos, et l’instituteur à qui est déléguée la narration se trouve engagé dans une histoire qui dépasse ses attentes. Les retrouvailles avec Nadir, un riche magnat de l’hôtellerie ─ qui se dit son ancien élève et dont il ne se souvient pas ─, bouleverse sa vie. Nadir demande à son ancien maître d’écrire sa biographie, ce dernier exige un temps de réflexion pour inventer un prétexte au refus mais finit par accepter l’offre, car il pense qu’il y trouvera son plaisir en procédant différemment de ce qu’on lui demande.

 

Un roman dans le roman

L’instituteur, embarqué sur les flots de sa posture d’écrivain, découvre les enregistrements sonores de Nadir grâce à un « petit appareil ─ noir, froid tenant dans la paume de la main »[1], boule de cristal sombre d’où émerge la voix du conteur. « Les mots, il convient de les laisser décanter »[2], c’est ainsi que l’expérience cède à l’expression et lui attribue le pouvoir de l’exprimer, voire de l’imaginer. Voici ce que le moâllem avait décidé de faire de la biographie de Nadir :

Que ce livre je l’écrirais comme du bout du doigt on trace des signes dans le sable. Palimpseste où j’inventerais Nadir, sa vie, son œuvre, où je dirais non ce qu’il avait fait, dit ou pensé mais ce que j’aurais imaginé, moi, qu’il avait fait, dit ou pensé. Que je lui inventerais une vie plus vraie que celle qu’il avait cru vivre.[3]

Par cet emboîtement d’une histoire dans l’histoire, les instances énonciatives se confondent. L’identité du narrateur devient ambiguë à partir du moment où il est chargé d’écrire une vie autre que celle qu’il semble raconter. L’instituteur devient à la fois l’auteur du livre de Nadir mais également et surtout de celui de Chems Palace, il intervient grâce à une voix métafictionnelle pour commenter son récit.

L’éducation sentimentale du fennec.

(Ainsi aurais-je pu intituler ce chapitre, moi qui, de retour à l’oasis […] passais et repassais les dernières cassettes)[4]

Allusion croisée au Petit Prince de Saint-Exupéry et à L’Education sentimentale de Gustave Flaubert, une voix dans la voix décrit ce qu’aurait pu être le récit, offrant ainsi une infinité de possibles à l’existence de Nadir, écrite, et par là même réinventée. Nadir chassé de l’oasis ─ pour avoir été surpris avec sa bien-aimée Rima ─ trouve refuge auprès d’une femme riche et séduisante, Sandra, qui l’emmène en France et dont il hérite une fortune. Retour glorieux à l’oasis, mariage avec Rima sauvée de la prostitution, et le rêve de construire un prestigieux complexe hôtelier, Chems Palace : un rêve qui tourne au cauchemar pour les habitants de l’oasis. Nadir sera donc à l’origine d’une descente en enfer de l’oasis menacée par la construction de son Zénith. La narration alterne deux histoires et leurs deux espaces respectifs, l’oasis et le dehors, la stabilité d’une insularité du désert et la mobilité d’un aventurier qui part conquérir d’autres espaces et faire son apprentissage de la vie. « Il souhaitait que j’écrive sa biographie. Lui il disait sa vie« [5], et il en fut ainsi puisque le maître a inventé la vie de Nadir dont il fait un personnage qui dépasse son ancrage réel.

 

Une poétique de l’oasis

« Il me dit que son livre s’appelait le livre de sable, parce que ni le livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin »[6], c’est la citation de Jorge Luis Borges mise en exergue de Chems Palace. Ali Bécheur, qui a le don des aphorismes, annonce son esthétique, il s’agira d’un roman où l’écriture est à l’image de ce qu’elle écrit et où tout converge vers le mythe. Dans ce roman du désert, l’oasis est un personnage panoramique dans la mesure où elle laisse voir et savoir en révélant ce qui se déroule entre ses palmiers. Le « je », observateur pris au piège de son voyeurisme, présente un microcosme qui résiste au temps : l’oasis « poignante, telle la palpitation d’une étincelle de vie prise au piège des affres assoiffées de la mort »[7]. « Sous le regard imperturbable de Dieu, l’oasis se mure dans son silencieux mystère, assiégée par les vagues figées du sable qui est la matière du temps »[8] : le lecteur entrevoit une histoire, entre les palmes, un temps en sablier et un monde où les choses ne se disent qu’à l’excès ou à demi-mots. « La vie ne dure pas ici, elle ne fait que passer »[9] et c’est ce temps fugace que l’auteur nous présente, des fragments de vies enracinés dans l’espace qui les abrite et qui à son tour habite ses fils même quand ils s’en éloignent.

La poétique de l’oasis est également celle du corps de Taous et de Sandra, d’Eros dont elle devient le symbole. Taous, la femme désirée, est ainsi décrite pendant la scène érotique :

C’est à la faveur d’une saute de l’intensité de la clarté que je pus distinguer, tatoué sur la pulpe de sa chair intime, le glyphe du palmier, symbole de fécondité, entraperçu lors de la bacchanale, quand, relevant sa mélia, elle avait exhibé son intimité qui en portait, indélébile, l’emblème.[10]

Le redécouverte du corps, de l’amour et de l’acte sexuel se transforme en exploration d’une oasis qui prend chair. « Ce corps qu’il explore est l’oasis »[11], Nadir apprenant à aimer le corps de Sandra l’associe à l’oasis.

Ali Bécheur

Ali Bécheur

Tout ce qui n’est pas l’oasis est la ghorba, l’exil que l’auteur nomme en arabe, marquant ainsi les frontières entre les langues. L’insularité de l’oasis, île entourée de sable et non de mer, apparaît à travers les limites qui se dressent entre le dehors et le dedans. Par la magie dont il est doté, cet espace attire ceux qui le quittent et les invite à l’incontournable retour aux origines, l’oasis-patrie : « Quitter l’oasis n’est pas voyager dans l’espace. Pas seulement, pensais-je, mais traverser le temps »[12], c’est ainsi qu’Ali Bécheur nous fait voyager dans le temps entre l’urbanisme menaçant et l’authenticité d’un espace qui enveloppe les siens, telle une mère qui couve ses enfants mais ne peut les empêcher d’aspirer à d’autres terres et de la soumettre à l’épreuve douloureuse de la modernité.

 

[1]. Ali Bécheur, Chems Palace, Editions Elyzad, Tunis, 2014, p. 88.

[2]. Ibid, p. 99.

[3]. Ibid, p. 68.

[4]. Ibid, p. 206.

[5]. Ibid, p. 61.

[6]. Ibid, p. 9.

[7]. Ibid, p. 13.

[8]. Ibid, p. 21.

[9]. Ibid, p. 16.

[10]. Ibid, p. 87.

[11]. Ibid, p. 209.

[12]. Ibid, p. 186.

 

Discussion

Rétroliens/Pings

  1. Pingback: Ali Bécheur, Les Lendemains d’hier | La Plume Francophone - 3 septembre 2018

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