Une morale altruiste ?
par Hanen Allouch
Paru en février 2014 aux éditions Nirvana, Casuistique de l’égoïsme d’Aymen Hacen est un témoignage des événements personnels et publics du ramadan 1434-2013. Un va-et-vient entre l’individuel et le collectif structure ce journal où le lecteur vit, jour après jour, les affres et jubilations de l’auteur.
L’intime
Aymen Hacen présente une vie intime qui gravite autour d’un noyau familial, sa femme et sa fille qui sont les héroïnes d’un quotidien paisible où les dates signifient les événements plus qu’elles ne les situent. La décision d’arrêter de fumer, le déménagement et l’enfant qu’il voit grandir changent sa vie. Ayant choisi de rompre avec sa cigarette pour se réconcilier avec un monde sans tabac, Aymen Hacen affirme : « Cela va de soi, je ne peux que m’en réjouir, car somme toute fumer est une dépendance et arrêter de fumer est une déclaration d’indépendance[1] ». Dans ce journal, le ramadan est plus une atmosphère qu’une durée, disons que ce mois est représenté par son ambiance, les soirées familiales, les cafés ramadanesques, les places mouvementées, les plages désertiques et les ruelles festives. Les amitiés ─ entre autres ses amis proches M.-D.S. et Wassim Jday et Sid’Ahmed, son « mentor » ─ sont nombreuses pour cet écrivain qui ne peut envisager de vie sans les échanges amicaux qui l’animent, ces échangent sont certes personnels mais abordent des questions intellectuelles et politiques.
L’écrivain et ses lectures
L’écrivain lecteur de Bernard Noël, Arthur Schopenhauer, Albert Camus, Paul Ricœur, Emil Cioran, Rafael Sánchez Ferlosio, Maurice Blanchot, Roland Barthes et Kafka partage ses propres réflexions avec ses lecteurs. Traducteur de Mahmoud Darwich, Aymen Hacen transmet sa passion du verbe : « Dormir par cette aube fraîche et lumineuse serait fermer les yeux à la lumière. Dormir serait mourir. Envie de poésie[2] ». Et cette poésie nous la découvrons grâce à son journal qui dévoile ses goûts littéraires, chérissant les citations qui s’insèrent dans son texte pour s’y intégrer et faire corps avec ce qu’il écrit. Une certaine porosité se crée entre l’écrit et le cité pour qu’ils forment un seul bloc suivant le cheminement d’une pensée curieuse d’interroger et de poétiser tout ce qui l’entoure.
L’auteur fait de son journal un témoignage sociohistorique d’une génération de Tunisiens, précisément celle des années 80 qui a suivi les films et les dessins animés qui ont marqué son enfance. Au-delà de la platitude de certains contenus, une pensée philosophique accompagne les analyses, à titre d’exemple le film Opération Dragon ─ qui semble commercial à première vue ─ lui offre l’occasion de méditer sur la philosophie taoïste chinoise et zen japonaise.
L’hybridité de Casuistique de l’égoïsme vient de la multiplicité des voix qui s’y expriment, nous y lisons des traductions et poèmes d’Aymen Hacen, des citations d’autres auteurs qui l’ont marqué et des réflexions sur l’acte même de tenir un journal.
La politique
Le combat politique des Tunisiens laïques et progressistes s’inscrit de plain-pied dans ce journal qui, malgré sa tonalité intimiste, aborde les problèmes d’une société en crise identitaire : « Or notre tunisité est comme tout l’indique menacée par les prédicateurs wahhabites venus de tous bords à l’invitation des islamistes qui nous gouvernent pour nous remettre dans le droit chemin[3]. » Entre l’islam politique et la volonté de sauver une révolution confisquée par les contre-révolutionnaires, Aymen Hacen dénonce le retour de la dictature. L’assassinat de deux politiciens libres-penseurs, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, les menaces de mort reçus par les intellectuels tunisiens et l’Opposition dont on veut traire la voix comme du temps de Ben Ali l’indignent. Un sentiment d’insécurité venu de toutes ces oppressions et des attentats terroristes du Mont Chaâmbi dicte à l’écrivain, militant engagé, la nécessité d’une action qui met à la lumière du jour la mascarade postrévolutionnaire : les lignes qu’il écrit au risque d’être censuré voire mis en danger.
Reste un espoir, un combat qu’il partage avec tous les Tunisiens intègres, celui d’une Tunisie libre et démocratique : « J’observe le drapeau tunisien flottant sur la corde à linge et me dis que tant que ce drapeau rouge sang ne sera pas troqué contre un drapeau noir, il y aura de l’espoir…[4] »
Aymen Hacen est né en 1981 à Hammam-Sousse en Tunisie. Poète, essayiste, traducteur et universitaire, il est l’auteur d’une œuvre prolifique dont Bourgeons et prémices (1999), Dans le creux de ma main (2003), Alphabet de l’heure bleue (2005), Correspondance avec l’écrivain Camille Laurens (2005), Stellaire. Découverte de l’homme gauche (2006), Le gai désespoir de Cioran (2007), Erhebung (2008) Le silence la cécité (20009), Présentielle. Fragments du déjà-vu (2010), Glorieux mensonge (2011) Le retour des assassins (2012). Il est également rédacteur en chef des pages françaises de la revue tunisienne Alfikrya et l’auteur de plusieurs articles scientifiques dans des revues et des publications collectives.
[1]. Aymen Hacen, Casuistique de l’égoïsme. Journal du ramadan 1434-2013, Éditions Nirvana, Tunis, 2014, p. 29.
[2]. Ibid, p. 26-27.
[3]. Ibid, p. 39.
[4]. Ibid, p. 52.
Discussion
Pas encore de commentaire.