Abdellatif Laâbi. Le devoir d’imprécation
Entretien réalisé par Tahar Djaout[1]
Dans son dernier livre, Les rides du lion (Messidor, 1989), Abdellatif Laâbi écrit : « J’ajoute, quant à moi qu’il y en a marre de tes prisons. Marre de cette peste de la compassion et de l’auto-compassion. Tu nous l’as servie à toutes les sauces ». Auto-critique d’un homme né profondément poète et que les nécessités de l’histoire ont transformé en militant ? On connait en effet le combat intellectuel et politique de Laâbi qui lui valut d’être condamné en 1973 à dix ans de prison pour « atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat ».
Mais de la Maison Centrale de Kénitra où il était détenu, Abdellatif Laâbi n’avait jamais cessé de diriger son cœur et ses regards « là où l’histoire avance, là où les espoirs se lèvent ». Des poèmes pleins d’amour et de conviction ont fusé de sa gorge et franchi les dérisoires barreaux d’une cage de fer et de béton. L’arbre de fer fleurit (Oswald, 1974), Sous le bâillon le poème (L’Harmattan, 1981), Histoire des sept crucifiés de l’espoir (La Table rase, 1980), Chroniques de la citadelle d’exil (Denoël, 1983) sont autant de jalons dans la nuit carcérale, autant d’échardes inexpugnables dans la mémoire de la répression.
En 1980, les éditions du Seuil ont eu la louable initiative de rassembler en une importante publication, Le règne de barbarie, différents recueils et plaquettes de Abdellatif Laâbi qui étaient soit épuisés soit tirés chez de petits éditeurs (Barbare, La table rase) qui ne pouvaient pas leur assurer une large diffusion.
Depuis, l’œuvre de cet écrivain-vigile s’est prolongée et diversifiée avec des essais (La brûlure des interrogations), des contes pour enfants (Saïda et les voleurs du soleil), des pièces de théâtre (Le baptême chacaliste), des « prosoèmes » (L’écorché vif). Quel que soit son mode d’expression, Abdellatif Laâbi construit une parole irréductible et généreuse, implacable et ironique. C’est la parole inoubliable d’un poète dont la voix a vaincu les mutilations et les rouages glacés des procréateurs de bâillons.
Rencontré à Paris, Abdellatif Laâbi nous livre quelques moments forts de son itinéraire d’écrivain et de militant – qui ressemble souvent à un parcours du combattant.
Tahar Djaout
Algérie Actualité : « Arrête de geindre, de camper tout à tour les héros de ta tragédie de poète qui se veut maudit. Arrête de prendre tes grands airs. Il y en a marre de tes prisons. Je ne suis le bouffon de personne. Je ne suis pas un marchand de mots ».
On sent que Les rides du lion est le livre d’une profonde remise en question. Mais qu’est-ce qui est réellement remis en question ?
Abdellatif Laâbi : Plutôt que de remise en question, je préfère parler de mise en questions d’une expérience d’homme, d’un itinéraire d’écrivain, et à travers l’homme, l’écrivain, la mise en question d’une génération, d’une époque, d’un statut de la littérature, d’un état du monde. Le particulier ici, l’aspect autobiographique si tu veux, est le passage obligé, le long tunnel qui débouche sur le général. Il me semble que notre littérature s’est occupée, jusqu’à maintenant et dans sa plus grande partie, du procès du monde. L’écrivain a tendance à faire ce procès comme s’il était un corps détaché de ce monde, innocent de ses travers et de ses monstruosités, lucide d’office. Et lorsqu’il s’engage dans et pour ce monde, il le fait comme une sorte de justicier, un messager incorruptible de vérité.
Ce que j’ai tenté dans Les rides du lion relève d’une toute autre démarche. J’ai essayé de montrer que l’enfer des autres ne peut être compris sans une traversée consentie de son propre enfer. Le procès du monde devient plus légitime qu’on a le courage d’entamer son propre procès. La plongée dans le corps collectif acquiert un autre sens, une autre efficacité lorsqu’elle est d’abord un cors-à-corps avec soi-même, une aventure intérieure.
A.A.: Ton itinéraire de militant politique, le poète qu’on pourrait appeler « engagé » n’a-t-il pas quelque peu occulté chez le public le poète tout court et l’écrivain préoccupé d’esthétique ? N’est-ce pas contre cela que tu te révoltes aussi ?
A.L. : C’est vrai. Et ce que je viens de dire montre combien je peux sentir comme réductrice l’image dans laquelle on m’a longtemps figée, celle de l’écrivain emprisonné, du poète de l’urgence immédiate. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas pour moi de déprécier en quoi que ce soit cette partie importante de ma condition, de mon expérience et de mon combat d’écrivain. Je l’ai assumée pleinement quand cela comportait des risques réels, je l’assume et l’assumerai toujours car je suis convaincu que la littérature affronte en permanence des urgences même si ces urgences peuvent changer d’une période à une autre. Je dirais même qu’au fond, la littérature est une philosophie de l’urgence. Elle colle à la condition humaine. Elle ne connait pas d’autre territoire. Malheureusement, ce n’est pas cette approche de l’urgence qui est la plus répandue. Nous nous sommes longtemps contentés d’une conception étriquée, événementielle de l’engagement de l’écrivain. Il est temps pour nous de rompre avec une conception qui noyait l’individuel dans le collectif. Il est temps de proclamer notre solitude solidaire.
A.A.: Tu as été, dès la fin des années 60, avec notamment la création de la revue Souffle, à l’avant-garde d’un combat intellectuel au Maghreb. Tu étais alors très critique à l’endroit de l’Occident, de la France notamment, et d’une certaine littérature maghrébine de langue française. Aujourd’hui, vingt ans après, non seulement tu écris toujours en française, mais tu as aussi décidé de t’installer en France. Comment expliquer une telle évolution ?
A.L. : Ce n’est pas moi qui amoindrirai l’importance de ce combat des années 60, notamment au sein de la revue Souffles. L’impact intellectuel exceptionnel qu’il a eu, le renouvellement des formes de création culturelle auquel il a donné lieu, tout cela est reconnu de tous. Mais je crois qu’il ne faut rien sacraliser. On sait que ce mouvement a permis les ruptures nécessaires, l’affirmation identitaire sans laquelle une culture ne peut pas se prendre en charge comme condition de son inscription dans une démarche de l’universel. Mais cette quête et cette conquête indispensables de l’identité comportent toujours des risques de dérapage. Nous le savons bien aujourd’hui et en payons parfois le prix. Me concernant en tout cas, ma conception de l’identité a évolué. Pour moi, l’identité, ce n’est pas seulement ce que l’histoire et la culture dans lesquelles nous avons baigné ont déposé en nous, une somme d’atavismes en quelque sorte. Elle est aussi ce que nous faisons de nous-mêmes. Elle n’est pas seulement défense et confirmation de ce que nous sommes, mais désir de ce qui nous manque, de ce que nous ne sommes pas.
C’est une quête à l’échelle de toute la culture humaine, aux antipodes d’un quelconque intégrisme culturel. Les ravages de certaines formes de nationalisme sont là, sous nos yeux. Une vraie apocalypse politique, sociale, culturelle et morale, où la dignité de l’homme se trouve au plus bas. Paradoxalement, le discours identitaire fait se retrouver oppresseurs et opprimés dans le même camp. Il masque et fige une réalité qui ne peut être subvertie que par la reprise en compte et l’approfondissement du plus universel des valeurs que sont la démocratie, les droits des individus et des peuples, le pluralisme, la libre expression.
Quant à mon séjour en France, il est logique, au regard de ma passion de la liberté et de ce devoir d’éloignement, ou d’exil comme tu veux, qui s’impose à chaque créateur à un certain moment de son expérience, et des exigences de cette expérience. Le plus intime ne peut s’éclairer parfois que par et dans la distance. S’il n’y a pas séparation à un certain moment, l’amour le plus fou peut devenir étouffant.
A.A. : Pour en revenir aux Rides du lion, je trouve que ce roman présente beaucoup de ressemblances avec l’un des premiers textes, L’œil et la nuit, paru il ya vingt ans : même structure éclatée, même dénonciation violente (peut-être pas des mêmes situations), même itinéraire tumultueux du personnage central. Mais, dans Les Rides du lion, il y la farce en plus. Pourquoi ce nouvel élément ?
A. L. : Ce que je regrette, c’est que cet élément ne soit pas apparu dans mon œuvre plus tôt, d’une manière aussi ostentatoire. Tu sais, les écrivains sont des refoulés comme les autres. Il leur faut du temps pour oser dire dans toutes leurs complexité et contradictions, lever le voile sur leurs zones d’ombre. Cela s’applique encore plus à nous, écrivains maghrébins. Nos œuvres s’investissent le plus souvent dans l’objectif au détriment du subjectif. D’où leur caractère grave, austère et assez souvent impersonnel. Nous sommes trop sérieux ou plutôt nous nous prenons trop au sérieux. Nous sommes rarement capables de rire de nous-mêmes, et donc de relativiser nos certitudes. Alors, la farce, c’est une façon de faire tomber un dogme.
A. A. : Tu es aussi traducteur de littérature contemporaine de langue arabe : les poètes palestiniens, Hanna Mina, etc. Quelle appréciation peux-tu donner de cette littérature (qui vient d’être couronnée par un prix Nobel) par rapport aux autres grandes littératures d’aujourd’hui ?
A. L. : Il faut se garder de toute appréciation exagérée, dans le sens de la louange ou du blâme. La littérature arabe est une littérature vivante, plurielle en mouvement. Elle tire sa force de sa fragilité. Elle est vieille et jeune. Conservatrice et audacieuse. Elle connait des pesanteurs réelles comme des accélérations au rythme inconnu dans d’autres cultures.
Ce que je regrette, c’est qu’elle commence à être connue en traduction surtout par le biais du roman. Sa connaissance souffre de cette aberration du marché littéraire international qui a fixé le roman comme unique étalon de sa loi marchande. Or, dans le cas de la littérature arabe, on risque de passer ainsi à côté du plus vigoureux de la création littéraire, à savoir la poésie. Il me semble qu’on ne peut pas juger de l’importance de la littérature arabe si on ne connait pas bien la poésie qui s’y écrit.
A.A. : Tu as écrit un texte sur ce qui s’est passé en Octobre 1988 en Algérie. Comment as-tu reçu cet événement ?
A.L. : J’ai écrit mon long poème « Mille et un enfants » en novembre dernier. Les événements d’Octobre 1988 en Algérie en ont été le détonateur immédiat. Mais c’est un texte qui vient de plus loin et d’horizons tragiques divers : Soweto, les événements de 1981 et 1984 au Maroc, l’Intifadha de Ghaza et de Cisjordanie, les massacres des Kurdes en Irak, etc.
Comment j’ai reçu ces événements ? Comme un écrivain endeuillé, mais encore plus sûr de sa mission d’imprécateur. Ceux qui tirent ou font tirer sur des enfants et des adolescents perdent à jamais l’honneur et la dignité d’être hommes. Quant à nos enfants qui tombent et partent ainsi, ils nous livrent, à nous vivants ou survivants, un message très simple que j’ai décrypté ainsi dans un de mes derniers textes : « Vivre, la belle affaire, encore faut-il que ça serve à quelque chose ! »
A.A. : Un Maghreb uni nous est, d’année en année, promis par les politiciens. Comment, en tant qu’intellectuel, militant de la cause maghrébine (et de bien d’autres causes) et – pourquoi pas ? – en tant que rêveur, vois-tu ce Maghreb quant à toi ?
A.L. : Je me méfie de l’unité telle qu’elle a été conçue et pratiquée jusqu’à nos jours. Cette idée est la pierre de touche de l’idéologie nationalitariste arabe et panislamiste qui structure depuis un demi-siècle le panorama politique, social et culturel des pays arabes et musulmans. L’apocalypse dont j’ai parlé tout à l’heure est le résultat concret de cette perversion idéologique. Si des Etats, des classes dirigeantes y ont trouvé leur compte, nos peuples en ont subi uniquement les méfaits. Je crois qu’il est impossible de repenser le politique dans nos pays, les stratégies de libération sans une rupture claire avec cette idéologie. Je crois même que le renouvellement de la pensée et de la pratique politique ne peut s’effectuer qu’en en prenant le contre-pied, à savoir en mettant en avant l’idée de pluralisme.
Il ne peut pas y avoir à mon avis d’avancée dans le domaine des conquêtes démocratiques dans l’émergence des sociétés civiles, avec le pluralisme des formes d’organisation, de responsabilisation et d’expression que cela implique.
Il faut que nous puissions lever ce tabou, nous libérer de cette peur panique de la division qu’on nous a longtemps inculquée pour que nous refoulions les différences afin de mieux nous couler dans le moule stérile de l’unité. Cela dit, nous n’avons pas besoin des politiciens qui prennent des décisions sans nous consulter pour savoir que le Maghreb est une terre que l’Histoire et la Géographie ont élue pour le brassage de langues et cultures venant des horizons les plus divers. Que ce brassage consenti a atteint l’harmonie depuis longtemps. Que nous sommes à la fois plusieurs peuples et le même peuple. Que nous vibrons à l’unisson face aux mêmes défis. Que nous avons des rêves communs. Cela, nous le savons, nous qui n’avons jamais reconnu les frontières entre nous.
Mais peut-être avons-nous péché, au cours de la dernière période, par des formes de résignation, acceptant peu ou prou la loi du silence. Il est temps que nous renouions avec la parole, que la grande bataille des idées reprenne.
[1] Paru dans Algérie Actualité, N° 1256, semaine du 9 au 15 novembre 1989.
La bataille des idées entretient l’esprit guerrier.