Les défis de la littérature contre les dénis de l’Histoire
par Ali Chibani
L’entretien accordé par Mouloud Mammeri au journaliste et écrivain Tahar Djaout[1] est le lieu d’une joute amicale où se confrontent et se rejoignent deux visions de la littérature. Pour Mouloud Mammeri, la littérature doit avoir un lien direct avec la réalité pour n’être pas une pratique exclusivement intéressée par le travail sur les mots, ce qui en ferait un art autotélique rebutant les foules :« … certaines banalités sont aussi bonnes à dire… parce que si la littérature n’était que de l’enfilage de façons de dire… sans rien derrière… ou au dessous… il y a beau temps que les hommes auraient cessé d’en faire. » (p. 12). En disant cela, Mammeri ne refuse pas que l’artiste soit un forgeron du verbe et que chaque livre soit porteur d’un style particulier, surprenant : « Je crois même que le nœud de la question est là : dans le rapport, toujours unique, imprévisible, qu’un livre établit entre ce qu’il dit et la manière dont il le dit. » La littérature n’est « [p]as seulement [des styles différents], insiste Djaout, mais des comportements différents. Si l’on croit qu’il ne faut écrire que quand on a vraiment quelque chose à dire, on s’expose à d’éventuelles longues traversées du désert. » (p. 22-23)
La fonction révélatrice de la littérature
Sans être complètement opposé à la vision que Mouloud Mammeri a de la littérature, Tahar Djaout s’interroge : « Est-ce que ce n’est pas d’une certaine façon ravaler la littérature que de la réduire à ce rôle d’instrument ? Est-ce qu’il n’y a pas aussi une fonction [de] révélation de la littérature ? » (p. 24). Et de donner sa propre réponse qui illustre en même temps le projet littéraire de L’Exproprié ou encore du chef d’œuvre L’Invention du désert.
– Briser les moules convenus, pousser la forme jusqu’aux limites de ses possibilités… de ses impossibilités… la faire en quelque sorte exploser, n’est-ce pas une manière de briser des contraintes et donc d’aider à la création de quelque chose d’autre ?
– Maintenant, c’est toi qui fais de la littérature.
– C’est pour tenter de rendre une idée que je crois vraie. En contraignant les mots et leurs agencements à des usages insolites, on brise des chaînes, on habitue les hommes à prendre avec l’ordre… l’ordre, ce vilain mot… des libertés… la liberté, ce beau mot… et si je peux encore faire de la littérature, à faire concurrence à Dieu. Je crois que les Grecs avaient un mot pour cela ; ils disaient : un démiurge. Est-ce qu’un écrivain n’est pas, d’une certaine façon, un démiurge ?
– Je pense que nous voilà ramenés à notre propos du début. Je pense comme toi que l’écrivain est d’abord un créateur … le créateur d’un monde plus conforme à nos exigences profondes… Dans la mesure où celui que nous vivons nous heurte. Cela devient une question de définition. Le monde que le poète crée n’est crédible, n’est souhaitable, que s’il n’est pas absolument gratuit, s’il garde avec le monde réel des rapports tels qu’il emporte notre conviction. Quelqu’un… je ne sais pas exactement qui… a dit qu’écrire un roman ça consistait à mentir vrai.
Histoire et fiction
Dans cet entretien, Djaout ne pouvait manquer de demander à Mammeri la symbolique de son œuvre romanesque. Mammeri précise alors : « “La Colline oubliée”, c’est le tuf ancestral, celui sur lequel tout le reste allait pousser. “Le Sommeil du Juste”, c’est le lieu des situations bloquées et qui appellent d’en sortir. “L’Opium et le Bâton”, c’est l’épreuve de la libération, et “La Traversée”, les lendemains de fêtes. » (p. 26).
Ces symboliques sont largement déterminées par le destin historique de l’Algérie, un destin qui fut à son tour déterminé, au moins en partie, par l’engagement de Mammeri qui a été le secrétaire du FLN – pour cela, il était recherché par l’armée française – et l’icône des militants berbères dans l’Algérie post-indépendante qui, pendant longtemps, a nié le pan amazigh de l’histoire et de l’identité du pays[2].
Cependant, Mouloud Mammeri n’est pas un fanatique de l’engagement. Il reste méfiant car, pour lui, l’engagement« … continue chez nous de servir à tout crin, d’ailleurs plus comme recette que comme source vivante de réflexion. » (p. 27). Il relève aussi la perversion d’un concept fait à l’origine pour défendre les sans-voix : « En tout cas, c’est ce qui se passe pour l’engagement ; nous l’avons pris à l’Occident comme nous prenons ses usines : clefs en mains. Après il n’y a plus qu’à laisser fonctionner la machine. On a trouvé le sésame. La formule tient lieu de réflexion, à la limite elle en dispense. L’engagement, ainsi, utilisé, n’est pas seulement un instrument commode, c’est aussi un bon instrument de terrorisme intellectuel : il permet de condamner ceux qui pensent différemment. » (p. 28-29) Aussi, pour Mammeri en parlant de La Colline oubliée et du procès d’intention qui lui a été fait, le « véritable engagement consistait à présenter cette société telle qu’elle était dans la réalité et non pas telle que l’aurait reconstruite un choix de héros dits positifs ou retraduite [dans] un discours idéologique, c’est-à-dire un mythe. Le premier devoir d’un romancier est le devoir de vérité. » (p. 32).
Djaout relève immédiatement la limite de l’idée de son interlocuteur :
Ainsi formulée, la proposition a presque l’air d’une évidence. Mais est-ce que tu ne crois pas que les vrais problèmes commencent à partir du moment où l’on veut définir ce qu’il faut entendre par ce mot de “vérité”. S’il n’y en avait qu’une, valable pour tous, il n’y aurait presque plus de problème du tout. Mais la vérité d’un roman (ou dans un roman), dans une pièce de théâtre, une nouvelle, enfin dans toute œuvre de fiction, qu’est-ce que c’est ? L’exacte reproduction de la réalité derrière la trame inventée ? Alors le meilleur des peintres c’est un bon photographe et il n’y aurait plus besoin de Raphaël. Une réalité triée, peignée, retraduite ? Où sont alors les critères de vérité ou seulement de pertinence et, en ce cas, ne faut-il pas se résigner à une sorte de liberté d’indifférence : “A chacun sa vérité” ? Et qu’il puisse y avoir une œuvre entièrement détachée de tout souci de référence au réel, une sorte de création absolue ? Plus de bouée, plus de repère terrestre, à peine une boussole… et le grand large… (p. 32)
« Plus loin que redire… créer »
Le personnage littéraire est aussi l’objet d’un échange entre les deux hommes. Faisant référence à l’aspect autobiographique des personnages de Mammeri, Djaout demande si cela peut s’expliquer par une tendance au « narcissisme » chez l’auteur de La Colline oubliée :
Je ne crois pas. D’une part mon expérience personnelle est encore celle que je connais le mieux, évidemment. Et puis ce héros récurrent n’est même pas partout le héros du livre, il est seulement le lieu de référence, la surface sur laquelle les événements se projettent, mais autour de lui c’est toute la société qui vit, aime, rit, pleure, rêve et meurt. Celle-là, j’ai tenté de la lester de la vérité la plus dense. Les événements que je n’ai pas vécus, souvent je les ai vus vivre par d’autres ou on me les a racontés. Je ne veux pas du tout dire que c’est là un gage infaillible de vérité, mais que cela diminue les risques d’une gratuité vaine. Et si quelquefois le vrai n’est pas vraisemblable, tant pis pour la vraisemblance.
Pour Djaout, qui s’inspire beaucoup de son enfance pour donner une coloration poétique à ses romans, la littérature ne doit pas
redire les choses telles exactement qu’elles sont, en particulier pour mieux agir sur elles. Mais je crois différente la fonction du poète (si je prends le mot au sens originel, je crois qu’il veut dire : créateur). Je crois que parce que nous sommes des hommes, nous traînons, au fond du cœur une part irrépressible d’insatisfaction devant l’expérience. Nous la voulons plus humaine, plus juste, plus belle. Nous n’avons pas toujours le pouvoir de la remodeler selon nos vœux… Sans vouloir forcer la note, je crois même que c’est là le tragique de notre condition. Quand certains d’entre nous recréent dans le Verbe et le Mythe le monde tel que nous le voulons, nous adhérons, je crois, volontiers à leur entreprise. (p. 45-46)
Le mouvement pendulaire des personnages
Tahar Djaout n’a pas été qu’un romancier ou un poète. Il a aussi été un critique littéraire qui, dans ses articles journalistiques, a toujours proposé des lectures fines et justes. Cela se vérifie dans cette analyse des personnages de Mouloud Mammeri :
– On peut, je crois, facilement voir qu’il y a un leitmotiv qui revient souvent dans tes romans ; c’est cette sorte de mouvement, je ne sais pas s’il faut dire pendulaire, qui balance tes personnages entre le village jamais réellement oublié et un extérieur jamais réellement assumé. (Arezki n’est qu’un passage à la limite ; presque tous les autres vivent de la même aventure). Si l’on prend le premier de tes romans, “La Colline Oubliée”, publié il y a maintenant plus de 30 ans, on peut dire que c’est celui qui présente le plus un cachet… osons le mot, où les échos du dehors arrivent estompés, défromés, étrangers. Dans les romans qui ont suivi au contraire le personnage principal sort – toujours – du groupe pour aller vivre ailleurs, dans un dehors presque toujours hostile mais apparemment inévitable. Est-ce là l’image des destins obligés des hommes de ta génération ? Autrement dit est-ce que pour vous il était nécessaire de sortir du groupe pour s’en sortir ? (p. 41-42)
– “La Colline Oubliée” est le roman de la vie heureuse dans le groupe et mes autres romans ceux de l’insertion douloureuse dans la rigueur des choses, car hélas, il ne suffit pas de sortir du groupe, pour s’en sortir. Ce serait même plutôt l’inverse, mais voilà…on n’a pas le choix – et c’est dans ce choix obligé que le drame réside. (p. 43).
« Car il se peut que les ghettos sécurisent, mais qu’ils stérilisent c’est sûr »
L’échange entre Djaout et Mammeri ne néglige pas l’évolution de la situation politique en Algérie. Mammeri, qui a « la certitude chevillée que, quels que soient les obstacles que l’histoire lui apportera, c’est dans le sens de sa libération que [son] peuple ira », dit sa satisfaction d’appartenir à une culture qui a agrégé en elle toutes les cultures du bassin méditerranéen : « Les tenants d’un chauvinisme souffreteux peuvent aller déplorant la trop grande ouverture de l’éventail : Hannibal a conçu sa stratégie en punique ; c’est en latin qu’Augustin a dit la cité de Dieu, en arabe qu’Ibn Khaldoun a exposé les lois des révolutions des hommes. Personnellement, il me plait de constater dès les débuts de l’histoire cette ample faculté d’accueil. Car il se peut que les ghettos sécurisent, mais qu’ils stérilisent c’est sûr. » (p. 58).
L’ouvrage se termine par une nouvelle contre-utopique présentée comme une « sottie en trois tableaux » de Mouloud Mammeri, « La Cité du Soleil » où « Corps unique, monstre à deux têtes, celle du poète et celle du général, “Le Conseil” concentre et préserve son énergie en se cantonnant dans sa fonctionnalité, autrement dit l’exercice de sa pleine autorité, et “en refusant les adjectifs qu’il jugeait inutiles”. Et pour cause ! Le pouvoir est et doit demeurer un signifiant absolu. L’énergétique, au sens freudien, est concentration dans un signifiant unique.[3] »
[1] Mouloud Mammeri. Entretien avec Tahar Djaout, Alger, La Phomic, 1987, p. 12. Nous gardons la transcription en gras des propos de Tahar Djaout.
[2] Lire notre article « Mouloud Mammeri, les mots exhumés »
[3] Beida Chikhi, Littérature Algérienne. Désir d’histoire et esthétique, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 100.
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