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Maryse Condé

Maryse Condé, La Vie sans fards

Vivre ou écrire, faut-il vraiment choisir ? 

par Virginie Brinker

 

              En 2012, Maryse Condé publiait chez Jean-Claude Lattès un récit autobiographique, La Vie sans fards. Placé sous l’épigraphe de Sartre « Vivre ou écrire, il faut choisir », le texte présente aussi une préface qui se clôt sur une citation proustienne. Comment dès lors ne pas lire ce récit comme une méditation sur la place de l’écriture dans la vie ? À moins que cela ne soit l’inverse. Loin des passages obligés du quasi-genre que sont les autobiographies de grands écrivains (la découverte de la lecture, la première rédaction…), inscrivant plus ou moins le projet artistique au cœur d’un cheminement personnel prédéterminé, la découverte de l’écriture se fait ici tardive. Elle est relatée rapidement, de façon presque anecdotique, à partir du moment où l’auteur semble aller mieux, c’est-à-dire aux pages 244-246 seulement. Avant cela, tout se passe comme si elle était trop occupée à vivre, et même parfois, à survivre.

Image La vie sans fards« La vie continuait son train de mégère boiteuse[1]… »

            De l’éducation bourgeoise à la Guadeloupe de Maryse Boucolon avec ses « Grands Nègres » de parents, en passant par la Guinée, le Ghana et Londres, la narratrice paraît, tout au long des 334 pages que compte l’ouvrage, bringuebalée dans une destinée dont elle ne maîtrise pas les rennes mais dont la seule vocation semble être d’échapper aux claustrations morales et bourgeoises de son enfance. L’existence est chaotique. « Avec l’intelligence que tu as, tu ne fais que des conneries », lui lance son amie Arlette[2]. On songe ainsi à ses mésaventures amoureuses, qu’il s’agisse d’amours passionnées (les Haïtiens Jean-Dominique et Jacques, fils de François Duvalier, Kwame Aidoo, Mohammed) ou raisonnables (Mamadou Condé, le Guinéen, Kodwo Addison, Aaron Bromberger), sans compter les viols que lui fait subir El Duce au Ghana ; à sa « trâlée » d’enfants charriée d’un continent à l’autre (Denis, Sylvie-Anne, Aïcha, Leïla) – terme employé dans le texte et qui désigne à l’origine une « troupe de personnes faisant route ensemble » ; à sa vie d’enseignante mal aimée. Il faut attendre la page 266 en effet pour la voir s’épanouir professionnellement à la radio, à Londres. C’est dire si le portrait que la narratrice brosse d’elle-même est peu complaisant. Elle s’y désigne « sans fards », les « yeux secs » là où ils devraient souvent être émus ou rieurs. À la manière de Rousseau, qu’elle cite d’ailleurs dès l’ouverture du texte, accusé par Voltaire d’avoir abandonné ses enfants tout en écrivant L’Emile, l’auteur n’entend s’accorder aucune circonstance atténuante, le texte oscillant entre confessions et lente dépression, frénésie de voyages et temps cyclique voire enlisé.

L’Afrique, amour ambivalent

            L’auteur entend, dès les premières pages de son œuvre, « cerner la place considérable qu’a occupée l’Afrique dans [s]on existence et dans [s]on imaginaire[3] ». Le texte se présente donc, en de nombreux points, comme un témoignage. C’est la Guinée de Sékou Touré des années 60 qui y est d’abord vue de l’intérieur, comme avec le récit du « complot des enseignants », le socialisme africain et le panafricanisme de Kwame Nkrumah au Ghana occupant également une place de choix dans les observations de la narratrice. Il est même question de la visite de Malcolm X à l’institut dans lequel elle enseigne p. 197. Pourtant, la relation au continent est ambivalente. Il est, par exemple, plusieurs fois reproché à la narratrice de ne pas chercher à apprendre les langues des pays dans lesquels elle s’installe, cultivant une forme d’excentricité singulière et extérieure, souvent perçue comme un complexe de supériorité : « Ta maman est une toubabesse », hurlent les enfants à son fils Denis, p.111. Objet de désir et de fantasme, l’attrait de la narratrice pour le continent n’est pas exempt d’arrière-pensées douteuses, ce dernier se présentant comme « une terre faire-valoir qui [lui] permettrait d’être ce qu’[elle] rêve d’être[4] », loin des conceptions étriquées de ses parents et de son enfance. Pourtant, le continent forge aussi la personnalité profonde de l’auteur en lui apprenant « souci du peuple et compassion[5] ».

Lecture, mode d’emploi

            Mais l’œuvre accorde peut-être davantage de place à la lecture qu’à l’écriture en elle-même. C’est ainsi avant tout à un auteur lectrice de sa propre œuvre que l’on a affaire ici. Le texte est en effet émaillé de commentaires métatextuels qui expliquent et éclairent, par le rappel de souvenirs autobiographiques, une partie des œuvres publiées, notamment son premier roman Heremakhonon[6] (1976), très proche de son vécu. Au-delà de la fonction psychologique, et même téléologique de l’autobiographie (cheminement vers l’écriture), le récit se présente donc comme un mode de lecture et d’entrée dans l’œuvre pleinement revendiqué. Il s’agit de réhabiliter, à travers la multiplicité des romans, « la voix inaltérable de l’auteur », de s’y montrer sensible, de lui tendre l’oreille. On comprendra mieux, dès lors, ses influences littéraires et philosophiques.

           Ainsi, si la négritude, en lui apprenant « la fierté de [s]a couleur[7] » et une certaine prise de distance vis-à-vis de son héritage colonial, demeure une filiation importante pour l’auteur, ce que l’on ne saurait simplement appeler « l’épisode africain » lui a avant tout enseigné la pluralité des Afriques et la relativisation des essences. Au terme du voyage, c’est Frantz Fanon que l’auteur retrouve, elle qui s’était insurgée contre Peaux noires, masques blancs, comme elle l’indique au début de l’ouvrage (p. 21). En comprenant par sa position complexe d’Antillaise en Afrique, mais aussi par les contradictions entre son éducation et ses aspirations, que « le Nègre n’est pas, pas plus que le Blanc », l’auteur, en coexistant avec Les Damnés de la Terre, a appris à leurs côtés que « la culture fuit éminemment toute simplification[8] ».

[1] Maryse Condé, La vie sans fards, J-C Lattès, 2012, p. 248.

[2] Ibid., p. 157

[3] Ibid., p. 16.

[4] Ibid., p. 271.

[5] Ibid., p. 168.

[6] Expression malenké signifiant « Attends le bonheur ».

[7] Ibid., p. 101.

[8] Citation de Frantz Fanon figurant à la page 128.

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