Chronique
Angelique Umugwaneza et Peder Fuglsang, Les Enfants du Rwanda
par Virginie Brinker
Début avril, le Rwanda, la Communauté Internationale et tous les citoyens de bonne volonté commémoreront les vingt ans du génocide des Tutsi au Rwanda de 1994. Dans le cadre de l’opération « Masse critique » de Babelio – qu’ils en soient remerciés –, le témoignage d’Angelique Umugwneza, Les Enfants du Rwanda[1], Rwandaise aujourd’hui réfugiée au Danemark, nous est parvenu dans sa version française, parue début 2014. Quoique cet ouvrage soit une traduction, dérogeant ainsi à la charte éditoriale de La Plume francophone, il nous est apparu important d’en faire la chronique pour nos lecteurs, et ce dans cette rubrique dédiée à la fois aux actualités, mais aussi à des questions sociales et de citoyenneté. Nul doute qu’en cette période de commémoration, les ouvrages dédiés au sujet fleuriront, ils fleurissent déjà[2]. Mais comment considérer ce témoignage ? Avec quel regard l’aborder ? Quelles connaissances du sujet présuppose-t-il ?
L’auteur, hutu[3], y narre sept années de fuite dans des camps de réfugiés en République Démocratique du Congo et en République Centrafricaine, suite au génocide de 1994. Sept années de souffrance, durant lesquelles elle a successivement perdu sa mère et son frère Théogène, avant d’obtenir en 2001 le statut de réfugiée leur permettant à elle et à sa jeune sœur, Goretti, de se rendre au Danemark. Sept années à vivre dans une peur panique du FPR[4], des pillages des soldats zaïrois, des exactions des partisans en bandanas blancs de Kabila, des menaces de viol, y compris de la part des militaires hutu tels Ndacyayisenga (p.155)… Ce témoignage en soi est intéressant et édifiant à plus d’un titre. Il permet d’abord au lecteur de mieux cerner la complexité du vécu des réfugiés dans les camps, d’y mesurer la place de la peur, de la terreur et des rumeurs. Il permet aussi de mieux comprendre les renversements d’alliance et les enjeux économiques et de pouvoir à l’origine des sanglants conflits de RDC, et plus largement, de la région. Mais au-delà de cette dimension référentielle, contextuelle et géopolitique, il offre aussi un point de vue assez inédit sur les camps de réfugiés de cette période en « os[ant] donner le point de vue de l’autre. Celui par qui le mal est arrivé. Celui par qui, on peut, l’espace d’un long instant, avoir douté de l’humanité », comme l’indique Karen Lajon lors de son interview de l’auteur[5]. Un point de vue inédit à plusieurs titres donc, car Angelique est hutu, une hutu innocente.
Or, ces camps et les conditions extrêmes de survie de leurs réfugiés ont constitué, et constituent toujours, visiblement, un enjeu mémoriel important. Perçues par les mass médias occidentaux en 1994 comme constituées de rescapés (entendez Tutsi) du génocide, évacués grâce à l’opération humanitaire française Turquoise, les colonnes de réfugiés, largement filmées sur les routes de l’exil, ont été à l’origine d’un lourd malentendu que les historiens du génocide ont eu à cœur de mettre à jour en fustigeant d’une part la seule dimension « humanitaire » de l’opération française, et en révélant que l’évacuation de ces populations avait surtout permis la fuite des génocidaires hutu, inquiets des représailles après la victoire du Front Patriotique Rwandais. Cela, Angelique Umugwneza ne le remet pas en cause. Mais son témoignage résonne comme un cri d’injustice : non, elle et la grande majorité[6] des réfugiés, n’étaient pas, clame-t-elle, des génocidaires et ont pourtant été « estampillés » comme tels. « Le camp de Botombo était à présent isolé et considéré comme un camp de génocidaires. À Botombo, il y avait cependant encore beaucoup de civils ; et il y avait des veuves, des femmes tutsies mariées avec des hommes hutus. Beaucoup d’entre eux n’avaient rien à faire avec les militaires ou les massacres de 1994.
Pourtant, ils étaient à présent estampillés génocidaires. Tous. C’était en tout cas comme cela que nous le vivions[7] » ; « Je nous voyais comme de pauvres réfugiés, mais le front estampillé de grosses lettres : MEURTRIERS[8] ». Or, en dépit de la co-écriture du texte avec un « historien danois spécialiste des pays en voie de développement », dit la 4e de couverture, l’absence de contextualisation de ces propos précis – à savoir la contre-représentation nécessaire après la représentation médiatique erronée – laisse croire à un complot, une manipulation mémorielle, anti-hutu. Premier malaise. Qui en serait à l’origine ? À aucun moment, l’ouvrage ne nie le génocide des Tutsi ni ne le cautionne, et il ne sombre à aucun moment non plus dans des clichés racistes anti-tutsi. Nul besoin de lire entre les lignes pour comprendre en revanche que le FPR est la cible de toutes les critiques, mais ce dernier n’est pas assimilé aux Tutsi en général, l’auteur prenant soin de mentionner dès le début la seconde épouse tutsi de son grand-père, le meilleur ami tutsi de son père, Mudenge, massacré par les Interahamwe, et Solange, tutsi rescapée, quasiment devenue sa sœur adoptive, avec laquelle elle partagea le sort de fugitive. Ainsi, au fil des désignations successives, les troupes du FPR se trouvent-elles réunies sous le vocable « l’ennemi » et l’auteur ne prend progressivement plus soin de modaliser son discours. Si les accusations de représailles du FPR sur les réfugiés hutu étaient initialement l’objet de « rumeurs » – l’auteur nous permettant ainsi de décrypter la montée de la panique, le processus de manipulation des populations civiles innocentes, ainsi que la véritable pression qui pèse sur elles, de la part même des miliciens génocidaires Interahamwe – la menace devient progressivement réelle ; les récits des horreurs perpétrées par les soldats du FPR sont restitués de façon brute, littérale, sans mise à distance. Et l’on ne peut que comprendre la douleur d’une jeune fille ayant perdu des membres de sa famille proche, d’épuisement, de faim et de maladie, sur ces routes infernales ; ayant vécu sept années de peur panique et de menaces de viol[9]. Et l’on ne peut que comprendre qu’il faille absolument trouver un coupable à cette situation absurde et inimaginable.
Pourtant, le discours d’escorte du témoignage en lui-même rend le récit pour le moins problématique. Si la postface explique le processus artificiel de racialisation du conflit né de la colonisation et rend compte avec justesse du mythe hamitique, elle évoque aussi un peuplement du Rwanda postérieur par les Tutsi et expose surtout une thèse très polémique, déjà indiquée par la dédicace : « Et à vous tous, enfants du Rwanda, victimes du double génocide rwandais ». Se trouve ici évoquée en effet la thèse révisionniste d’un génocide perpétré par les Tutsi sur les Hutu, thèse qui se trouvera plus ou moins accréditée par le témoignage, avant d’être entérinée par la postface, rappelant pêle-mêle le massacre des Hutu au Burundi en 1972, le massacre des Hutu dits modérés en 1994 (par des Hutu, rappelons-le), et les massacres de 1996-1997 des Hutu en fuite en RDC, et se soldant par ces formules pour le moins équivoques : « En tout, entre un et deux millions de personnes ont péri des suites du génocide et des conflits, dans lesquels Hutus et Tutsis furent à la fois bourreaux et victimes[10] » ; « si on se concentre sur les événements de 1994-1997, le régime hutu tout autant que le FPR de Paul Kagame ont été impliqués dans des actes qui ont entraîné la mort de millions de gens[11] ». Un parallélisme problématique maintenu dans la section intitulée « Pour finir, quelques réflexions personnelles », qu’accentue un brouillage temporel très approximatif : « Ainsi, un Hutu qui d’une façon ou d’une autre aurait participé au génocide de 1994 devrait se présenter et s’expliquer, reconnaître sa responsabilité. La même chose est vraie pour un Tutsi qui aurait participé à la chasse ou au meurtre d’un Hutu ou d’un groupe de Hutus – que cela ait eu lieu avant, pendant ou après le génocide de 1994[12] ». Ajoutons à cela une bibliographie qui met sur le même plan les ouvrages de Dominique Franche[13] ou encore la trilogie de Jean Hatzfeld[14] et celui, très controversé, de Pierre Péan[15], ainsi qu’une francophilie très marquée de l’auteur dans sa narration[16], comme s’il s’agissait de redorer le blason des autorités françaises accusées de complicité de génocide… et le malaise est total.
Or, l’auteur prend les devants sur les accusateurs potentiels : « Imaginez maintenant que ces deux filles vivent au Rwanda et peut-être en voisines. L’une d’elles, la fille tutsie, peut parler de son histoire, entendue à la fois nationalement et internationalement, promue par le gouvernement. L’autre, la fille hutue, n’a ni le droit, ni la possibilité de parler librement de son histoire, de crainte d’être poursuivie par la justice sous l’accusation d’idéologie génocidaire et de révisionnisme […] J’entends des voix protester, faisant valoir que les deux situations ne sont absolument pas comparables. Je veux quand même affirmer que perdre une mère, un père, un frère, une sœur ou d’autres membres de sa famille fait aussi mal, que l’on soit hutu ou tutsi[17] ». Or ce n’est précisément pas de cela qu’il s’agit. Personne ne saurait juger la profonde douleur d’un autre être humain. Ce qui est en cause c’est l’explication fournie, les facteurs en jeu pour présenter les faits. Et c’est sans doute là où le bât blesse. Et c’est sans doute là que réside le paradoxe problématique de cet ouvrage. L’humanité du lecteur ne peut en effet qu’être touchée par la douleur de ce témoin, elle peut aussi comprendre sa rage, sa rancœur, son sentiment d’injustice face à ce qui apparaît à l’auteur comme une confiscation mémorielle : « Il est donc profondément problématique que le gouvernement rwandais ne reconnaisse que les agressions et crimes commis envers un des groupes de la population et qu’en plus il interdise à l’autre de parler de son histoire et de sa douleur. Les rôles de bourreaux et de victimes sont distribués d’avance[18] ». Pourtant, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais bien de la teneur des explications et des facteurs exposés dans l’ouvrage. La mémoire semble ici revêtir les atours de l’Histoire par la postface dont on peut penser qu’elle a été rédigée par le co-auteur historien, puisqu’il y parle d’Angelique à la troisième personne[19]. La sobriété du récit du témoin finit donc par être entachée par une idéologie qui avance plus ou moins masquée sous les traits du sérieux de l’Histoire, et la concurrence mémorielle apparaît comme une course à la douleur. Ainsi, même si l’ouvrage met à jour une certaine complexité des faits, le lecteur ne peut-il qu’avancer circonspect dans ces pages, symptomatiques d’une société contemporaine qui tend à sacraliser la voix du témoin et à confondre Histoire et mémoire, et ce souvent pour le pire.
[1] Angelique Umugwaneza, Peter Fuglsang et Gyldendal, Les Enfants du Rwanda, Copenhague, 2008. Gaïa Éditions, 2014, pour la traduction française.
[2] On peut notamment lire avec profit Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda : racisme et génocide, l’idéologie hamitique, Belin, septembre 2013 ; Hélène Dumas, Le Génocide au village, Seuil, mars 2014 ou encore Nathan Rera, Rwanda, entre crise morale et malaise esthétique – Les médias, la photographie et le cinéma à l’épreuve du génocide des Tutsi (1994-2014), Les presses du réel, mars 2014.
[3] Les noms Tutsi et Hutu ainsi que leurs adjectifs dérivés sont invariables selon l’usage adopté par les africanistes, que nous reprenons ici. Notons tout de même que le kinyarwanda étant une langue bantu, la forme correcte du singulier et du pluriel utilise les préfixes mu et ba (un Muhutu, des Bahutu, par exemple).
[4] Front Patriotique Rwandais fondé en 1987 par Paul Kagamé (réfugié en Ouganda dès 1960) et Fred Rwigema. Il est constitué d’exilés tutsi ayant fui le Rwanda dès 1959 (date des premiers massacres massifs de Tutsi au Rwanda). En 1990, le FPR attaqua le nord du Rwanda, ce fut le début de la guerre qui prit fin avec le génocide et la victoire du FPR s’emparant de Kigali le 4 juillet 1994. Paul Kagamé devint Président de la République en 2000.
[5] Karen Lajon, Le Journal du Dimanche, samedi 1er mars 2014.
[6] Angelique Umugwaneza, Peter Fuglsang, Les Enfants du Rwanda, op.cit, p. 62 : « ceux qui étaient directement responsables n’étaient qu’une petite minorité par rapport au reste des habitants du camp ».
[7] Ibid., p. 233.
[8] Ibid., p. 254.
[9] « Que durant toute cette fuite je n’aie jamais été violée, je le considère aujourd’hui comme un miracle de Dieu. Ou bien ai-je simplement eu de la chance ? », ibid., p. 215.
[10]Ibid., p. 318-319.
[11] Ibid., p. 333.
[12] Ibid., p. 340.
[13] Dominique Franche, Généalogie du génocide rwandais, Tribord, 2004.
[14] Dans le nu de la vie (Seuil, 2000), Une saison de machettes (Seuil, 2003), La stratégie des antilopes (Seuil, 2007).
[15] Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, Rwanda 1990-1994, Mille et une nuits, 2005.
[16] Voir les pages 41, 216, 223, 258.
[17] Ibid., p. 342.
[18] Ibid., p. 342.
[19] Voir la page 330.
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