« Il faut briser le cercle »
Par Ali Chibani
Quand Boubacar Boris Diop parle, dans son dernier livre, de l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade, il le présente comme un dirigeant qui est « souvent apparu plus comique et fantasque que cruel ». Cette comparative peut résumer à elle seule l’esprit et la complexité de La Nuit de l’Imoko[1]. Ce recueil de récits courts écrits entre 1998 et 2012 oscille entre réalisme et fantastique, tragique et comique. C’est un recueil qui est aussi complexe que le sujet qu’il se propose d’analyser : les conflits de pouvoir en Afrique, notamment la partie ouest du continent.
La Françafrique, vieille souffrance africaine
Dédiée à Jean-Luc Raharimanana[2], la première nouvelle n’est pas sans nous faire penser à l’essai de Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir[3]. Le titre « La petite vieille[4] » souligne la faiblesse du personnage central à travers l’adjectif qualificatif « petite » et l’adjectif substantivé « vieille », une accumulation de traits qui rend suspect ce personnage. L’article défini « la » annonce le désir de l’auteur d’étudier un trait de caractère commun incarné, dans la nouvelle, par Lucie de Braumberg. La vieille française est une femme d’argent et de pouvoir. Elle peut rencontrer le président et lui « remonter les bretelles » pour mieux orienter sa politique. Elle est aussi et surtout l’amante d’un responsable militaire. La vieille Lucie est une « débauche d’argent ». Elle entretient la passivité, voire la médiocrité intellectuelle en Afrique en subventionnant des mauvais films. Sa dernière trouvaille est de former un jury coopté par ses soins pour remettre un prix au meilleur film africain. Elle a invité à participer Lamine Keita, un trentenaire au double-menton, qui se présente comme « un grand cinéaste par ouï-dire » car sa célébrité dans son pays où personne n’a vu ses films, il la doit à la presse. En effet, Lamine Keita incarne ce type d’artistes africains, très nombreux de nos jours, habitués à « dénigrer l’Afrique pour drainer les fonds de la coopération française vers son compte en banque et se faire applaudir en Occident. »
Voyant se présenter une occasion de prendre du « blé », il propose à son ami, Malick Cissé, d’intégrer le jury. L’exercice, promet-il, sera simple : jouer l’intello et reconnaître que le film choisi par la petite vieille est le meilleur des œuvres sélectionnées. Mais cette duperie va tourner à la tragédie. Le jour de la sélection, Malick Cissé s’oppose au choix de Lucie de Braumberg qu’il insulte ; le même jour se produit un coup d’Etat qui va augmenter le pouvoir de la petite vieille. Malick Cissé est le premier à en subir les conséquences : il est arrêté et torturé.
« Me Wade ou l’art de bâcler son destin[5] » est sans doute la nouvelle où la réalité et la fiction se croisent au point de se confondre. L’ancien président Wade est présenté comme un « personnage de roman » qui « suscite toutes sortes de fables ». Le « je » narrateur peut aussi bien être celui d’un personnage fictif que celui de l’écrivain Boubacar Boris Diop. Le récit prend en partie la forme d’un dialogue avec Medun Ba. Le chauffeur de taxi dakarois se réjouit de la fin du « Vieux », Abdoulaye Wade. On sait que Boubacar Boris Diop a été l’un des plus fervents opposants à l’ancien président et à son régime politique. Mais dans ce récit, l’auteur nuance son jugement et rappelle que Wade est « le premier président sénégalais démocratiquement élu », mettant un terme à la fraude électorale habituelle sous les régimes de Senghor et d’Abdou Diouf.
Le sens de l’autocritique
Dans le même récit, Boubacar Boris Diop poursuit son analyse politique, initiée dans ses précédents ouvrages[6]. Il insiste sur les différences existant entre un pays africain et un autre. « Peut-être, peut-on lire, est-il temps que nous apprenions à suspendre notre jugement pour nous donner le temps d’explorer les faits et les dynamiques propres à chaque crise africaine. » Outre cet appel à distinguer les pays africains, Boubacar Boris Diop refuse les imaginaires forgés par les médias de mass qui opposent « l’ascension du Sénégal vers les cimes radieuses de la bonne gouvernance » à la « descente aux Enfers du pauvre Mali… ».
Pour Boubacar Boris Diop, chanter la démocratie au Sénégal est insuffisant. Il constate avec amertume que son pays est prisonnier d’un cercle vicieux. Les Sénégalais se sont réjouis d’avoir mis un terme au règne de Wade comme ils se sont réjouis de l’avoir élu pour en finir avec la présidence d’Abdou Diouf. Dans cette sorte de clôture de l’expérience réelle, quel imaginaire ou quelle utopie déployée pour survivre ?
Et c’est à cette ultime solution de survie que Boubacar Boris Diop s’attaque dans la nouvelle éponyme « La nuit de l’Imoko[7] ». Djinkoré est un village qui se prépare à célébrer le retour des deux Ancêtres, êtres purs qui, en quelque sorte, anticipent et répètent, tous les sept ans, le jugement dernier des villageois. Les deux forces tutélaires révèlent les secrets des uns et des autres et confondent les criminels. C’est là une manière de croire en la possibilité d’une justice, même si les villageois en sont eux-mêmes les victimes.
Cependant, les autorités politiques peuvent-elles laisser libre-court à l’imaginaire des peuples ? Peuvent-elles admettre la construction d’utopies autres que celles qu’elles façonnent et imposent pour perpétuer leur domination sur les foules ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles répond Boubacar Boris Diop à travers sa nouvelle qui mélange les registres littéraires comme pour signifier l’impossibilité de rêver dans certains pays du monde, car, même si ces nouvelles se déroulent en Afrique, elles ont une valeur universelle, valeur renforcée par les aliénations que constitue le phénomène de la mondialisation tant dénoncée dans le recueil La Nuit de l’Imoko.
[1] Boubacar Boris Diop, La Nuite de l’Imoko, Montréal, éd. Mémoire d’encrier, 2013.
[3] Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir, Paris, Philippe Rey, 2007. Lire l’article de Virginie Brinker sur cet ouvrage.
[4] « La petite vieille », op. cit., p. 5-30.
[5] « Me Wade ou l’art de bâcler son destin », op, cit., p. 73-91.
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