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Littérature et migrations, Maïssa Bey

Maïssa Bey, Tu vois c’que j’veux dire ?

 « Harraga » ou les brûleurs de frontières

par Virginie Brinker

M B Tu vois... 2Tu vois c’que je veux dire ? est une courte pièce de l’artiste algérienne Maïssa Bey, récemment publiée[1] aux éditions Chèvre-feuille étoilée, dont elle est la cofondatrice, après avoir été créée à Saint-Étienne dans le cadre d’un projet de rencontres théâtrales en milieu scolaire (« Cinq petites pièces africaines pour une comédie ») en 2005, avant d’être montée en 2009 par Jocelyne Carmichael, directrice de la Compagnie Théâtr’elles, qui préface l’ouvrage.

Elle met en scène deux personnages, Farid et Kamel, deux jeunes Algériens ayant décidé d’émigrer vers les rives nord de la Méditerranée et attendant leur passeur, une nuit, sur le port. Cette longue attente est l’occasion de nous faire sentir et comprendre les douloureuses raisons de l’exil de ces jeunes gens –– la pièce s’inspirant d’un fait divers réel tragique survenu au large des côtes algériennes en août 2002 – tout en permettant, par la transposition artistique qu’elle propose, une réflexion sur le genre théâtral lui-même qui ne fait qu’approfondir et enraciner la situation proposée dans un questionnement universel et métaphysique, à même de toucher, au-delà de ce contexte précis, tous les lecteurs.

La parole empêchée

            Tu vois c’que j’veux dire ?, titre de l’œuvre, est aussi un leitmotiv de la pièce, traduisant justement tous ses non-dits. Tout l’implicite lié aux ressentis des personnages, aux raisons profondes de leur exil, semble en effet se situer dans une sorte de sous-texte que suggèrent les points de suspension dans les paroles de Farid, notamment, ou la façon dont les personnages s’interrompent. C’est dire si la pièce appelle la représentation, la voix, les intonations, les intentions des comédiens, et donc l’interprétation.

Bien sûr, les raisons de l’exil sont aussi formulées clairement, qu’elles soient économiques, « Si tu veux continuer de pourrir sur pied, sans travail, sans argent, rien… rien que les murs, partout des murs… t’es libre[2] », ou répondent à des préoccupations plus adolescentes : « là-bas, ça ressemblait à… au paradis… avec plein de filles et tout, et tout…[3] », mais ces informations sont disséminées dans le texte et parfois métaphoriques comme en témoigne la soif de liberté incarnée par le rêve d’enfant de Kamel, devenir pilote de Mig 21 : « En plus, un pilote, il a pas besoin de visa… les frontières, ça n’existe pas pour lui… il les survole… et il les voit même pas. Seul maître à bord ! Tu te rends compte[4] ! ».

La plupart du temps, cette parole apparaît pourtant comme empêchée, Kamel rabrouant assez systématiquement Farid en lui imposant le silence (« Tu pourrais pas te taire un peu[5] ? »), ou, dès le début, par des remarques qui prennent des tours méta-textuels : « Y a des mots qu’il vaut mieux pas prononcer[6] ! » ; « Y a plein de pages à arracher dans les dictionnaires réservés aux gars comme nous[7] ». Les didascalies elles-mêmes, assez peu nombreuses pourtant, mentionnent l’importance du silence (p. 23 et p. 26 notamment). Cela pourrait tenir au personnage de Kamel lui-même, sans attache, lui qui ne connaît pas sa mère, ayant été abandonné par ses parents, et qui est prêt à poursuivre le chemin seul :

Ce qu’il y a de bien quand t’as jamais eu personne pour t’apprendre le code de la route ou de la vie, c’est pareil, c’est que tu sais pas attendre le feu vert ! Rouge, vert, tu sais même pas à quoi ça sert ! C’est leurs trucs à eux, pas les tiens… ! J’ai rien, j’ai rien à perdre, moi ! Toi, je vais te dire ce qui te fait mal et te met une boule dans le ventre et qui t’alourdit les pieds : toi, tu crois qu’il y a quelqu’un à qui tu pourrais manquer […][8].

Pourtant Kamel n’est pas le seul à confisquer la parole, sa parole à lui est également entravée. L’usage récurrent des déictiques dans ses propres répliques empêche de nommer directement la situation, l’émigration clandestine et l’attente du passeur : « je crois que t’as pas encore compris ce qu’on fait là ! Ici et maintenant ! Dans quelques minutes… il sera trop tard pour… [9]». Ces déictiques traduisent tout autant l’illégalité de l’acte, et la discrétion qu’il requiert, que l’énormité de la décision des deux jeunes hommes. De la même façon, lorsque Kamel tente, par la métaphore du Mig 21, de raconter son rêve (une façon détournée de confier les raisons de son exil), Farid le ramène à des considérations matérielles : « Tu sais combien il gagnait Zizou rien qu’en touchant le ballon[10] ? », lui rendant ainsi la monnaie de sa pièce, pourrait-on dire, Kamel ayant raillé le rêve paradisiaque de Farid peu avant, ce qui avait fait rouler la conversation vers des considérations plus pragmatiques et convenues : l’argent du passeur, l’heure… Le déploiement de l’imaginaire, l’envol symbolique vers la liberté se trouvent ainsi en permanence écrasés par le poids tragique du réel et la tension de la situation. C’est d’ailleurs ce qui guettera les deux protagonistes dans l’économie de la pièce, la course finale vers « les portes du paradis[11] » se trouvant interrompue par la voix-off rappelant le fait divers : trois jeunes gens s’étant embarqués clandestinement sur un bateau battant pavillon chinois et qui, une fois découverts par l’équipage, furent ligotés et jetés en mer. Cet effet saisissant de chute, s’il nous rappelle la cruauté réelle de la situation des harraga[12], et l’indépassable force du réel, se trouve pourtant ménagé par l’art de la dramaturge. Après avoir mis en scène une parole sans cesse entravée, et alors que pour la première fois peut-être Kamel prononce une parole directe pleine d’espoir : « On va y arriver…[13] », celle-ci se trouve définitivement empêchée. Le genre théâtral, lieu où la parole est action, performative, s’en trouve comme nié, du moins questionné.

En attendant… Godot ?

La parole, loin d’être action, tourne en rond, c’est celle de l’attente, d’abord. Les deux jeunes gens croient voir arriver le passeur (p. 36), mais celui-ci ne vient pas, et cela se reproduit (p. 41). Jeunes gens et spectateurs se trouvent ainsi comme enfermés dans un temps cyclique, autre forme du tragique, dont il est difficile de s’extirper. La parole est même vidée de son sens. Elle ne sert plus le lien, l’amitié. Farid s’en sert d’exutoire « quand je suis comme ça, énervé et tout… j’ai envie de parler, ça sort tout seul[14] », tandis que Kamel la rejette : « Et moi j’ai envie de me taire[15] ». Dans ce bref échange, tout est dit. Si le théâtre est le lieu par excellence du conflit et des antagonismes, ce qui est perceptible à travers ces deux répliques, il est aussi le lieu de la résolution, et elle n’arrivera pas, sauf par la mort et le retour au réel à la fin. Parole bloquée, genre dramatique nié (rappelons que drama signifie « action » en grec), comment ne pas penser au théâtre de Beckett et à son Godot[16] ? La référence intertextuelle, même si elle n’existe que dans l’esprit du lecteur, permet peut-être de rendre plus sensible encore la douleur de cette attente, qui n’a rien d’un fait divers anodin, parmi d’autres, noyé et noyable sous la tonne d’informations dont nous sommes chaque jour assaillis. Le ressenti des personnages, qui n’a pas trouvé à s’exprimer dans leur échange, devient peut-être plus profond, plus palpable. Au-delà des raisons dicibles de l’exil se joue peut-être un drame plus métaphysique, celui de sentir le monde « sourd » à soi, au sens fort, comme dans le théâtre de l’absurde (ab-surdus étymologiquement)… Pourvu donc que l’art décloisonne les esprits, brûle à son tour les frontières, et que les mots de Maïssa Bey n’aient de cesse de résonner !

 Biographie

Photo Maissa BeyMaïssa Bey est une femme de lettres qui est née et vit en Algérie. Après des études à l’université d’Alger et à l’École Normale Supérieure, elle a mené de front à Sidi-Bel-Abbès, sa vie professionnelle (professeur de français puis conseillère pédagogique) et sa vie d’écrivain et de femme engagée dans la vie culturelle de son pays. Aujourd’hui, elle se consacre essentiellement à l’écriture, aux rencontres avec ses lecteurs des deux rives et avec les jeunes. Elle a co-fondé les éditions Chèvre-feuille étoilée avec Marie-Noëlle Arras de l’association de femmes « Paroles et écriture ».

Elle a écrit de nombreux romans (Au commencement était la mer, 1996 ; Cette fille-là, 2001 ; Entendez-vous dans les montagnes, 2002 ; Bleu, blanc, vert, 2007 ; Puisque mon cœur est mort, 2010…), mais aussi des poèmes (Sahara, mon amour, 2005), des nouvelles (Nouvelles d’Algérie, 1998) et du théâtre (, 2013).


[1] Maïssa Bey, Tu vois c’que j’veux dire ?, Chèvre feuille étoilée, 2013.

[2] Ibid, p. 24.

[3] Ibid, p. 28.

[4] Ibid, p. 34.

[5] Ibid, p. 22.

[6] Ibid, p. 19.

[7] Ibid, p. 20.

[8] Ibid, p. 40.

[9] Ibid, p. 26.

[10] Ibid, p. 35.

[11] Ibid, p. 42.

[13] Ibid, p. 42.

[14] Ibid, p. 26.

[15] Ibid.

[16] Samuel Beckett, En attendant Godot, Minuit, 1952.

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Discussion

Une réflexion sur “Maïssa Bey, Tu vois c’que j’veux dire ?

  1. une grande dame poétesse un lien entre l’Algérie coloniale qui n’a pas su gagner le cœur des algériens et l’Algérie d’aujourd’hui pour tourner la page et s’unir dans une culture et une histoire commune a nous tous.une nostalgie réelle et bienfaisante pour avancer nous et nos enfants dans un avenir serein.

    Publié par arraslahcen | 23 janvier 2016, 22:48

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