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Comptes-rendus de lecture

Riveneuve Continents, Haïti, le désastre et les rêves

Solitudes haïtiennes

Par Ali Chibani

 

riveneuve-continents-n-13-printemps-201-haiti-le-desastre-et-les-revesLa revue Riveneuve Continents a consacré un de ses numéros à Haïti, le désastre et les rêves[1]. La parole est donnée à des auteurs et artistes dont un certain nombre d’Haïtiens pour qu’ils parlent du pays frappé en 2010 par un séisme d’une magnitude de 7 sur l’échelle Richter et qui avait fait plus de 200 000 morts. Alain Sancerni et Lyonel Trouillot[2] rappellent dans leur introduction :

Récemment – le 12 janvier 2010 –, le tremblement de terre est venu renouveler l’aventure épisodique du désastre naturel, mais rappeler aussi la part de l’homme dans le malheur dont la nature est l’occasion, et par contrecoup que l’homme tout seul est aussi capable de plus grands désastres encore et d’une horreur à en couper les langues. La littérature du monde est pleine de ce partage entre bruit et silence : à partir d’Haïti, et autour, « Riveneuve Continents » a proposé aux écrivains de reprendre et de continuer cette élucidation sur la légitimité de la littérature, sous l’angle de la confrontation entre l’auteur et l’indicible, comme expérience des limites. (p. 6) 

« L’invention du prochain »

Chaque auteur est ici « confronté à ses propres limites par le désastre » et y va de son regard avec sa douleur et sa propre forme d’expression. Parmi les contributions les plus riches et intéressantes, le poète Frankétienne a choisi de dire son amour pour son « pays/ entravé dans ses lianes » dans un poème intitulé « Requiem de lune amère ». Lyonel Trouillot s’intéresse à l’existence d’Haïti par rapport au reste du monde. Dans une contribution dont le titre « Ecrire pour Haïti : l’invention du prochain » est évocateur, le romancier s’interroge sur les humiliations subies par son pays avec le consentement ou le silence complice des autorités : « Rares, les États ayant cultivé le long de leur histoire une telle somme de déshonneurs. Rares aussi les États s’étant passés, soit par conscience soit par nécessité, du besoin d’approbation de l’autre pour s’affirmer. » (p. 12) L’auteur constate que cette « approbation de l’autre » ne vient pas dans le cas haïtien à cause de sa richesse linguistique qui semble ici devenir conflictuelle : « L’acte de parole haïtien, c’est un monologue, ou plutôt une adresse dont le destinataire reste sourd. Par un fait de langue : créole et français dans un archipel dominé par l’anglais et l’espagnol. » La solitude d’Haïti paraît profonde et accentuée par les préjugés : « Haïti est un pays de résilience. La maxime est triviale mais combien vraie : quand l’Occident parle d’Haïti, il parle à ses oreilles, et se dit ce  qu’il peut, veut entendre. Indépendamment du turbulent soliloque haïtien. » (p. 13)

En finir avec les écrivains politiciens ?

Comment donc inventer son prochain quand cette notion « suppose une condition commune, une nature commune. Aime ton prochain comme toi-même suppose une mêmeté avec l’autre. » Mais la reconnaissance de cette « mêmeté » est problématique d’autant que les Haïtiens qui parlent et qui peuvent se faire entendre ont des rêves de luxe : « La parole des élites habite le bord de mer, les yeux tournés vers l’ailleurs, du shopping mensuel ou hebdomadaire à Miami au besoin de reconnaissance de cet autre inventé qu’on imite : l’Occident. » Cela engendre une autre question : comment être un écrivain intègre sans se ridiculiser car cette condition fait de l’auteur une voix inaudible ? Lyonnel Trouillot veut que l’écrivain accepte la précarité de sa situation qui fait de lui un inaudible qui répond à l’inaudible :

L’écrivain haïtien est le seul scripteur d’un pays sans prochain et de voix inaudibles dans leur pays même. Ou devrait l’être. Ou pourrait l’être. Ou le sera quand il ou elle aura assumé, au-delà de la gloriole, cette condition. L’exigence : dans le murmure ou le hurlement, répondre à l’appel de l’inaudible. Inventer l’Haïtien comme prochain. Pour lui-même et pour l’autre. (p. 14)

Plus loin, Jean Durosier Desrivières, auteur d’une analyse intitulée « Mot-Dit, Haïti : une piste des failles… », revient sur la corruption et la compromission de l’écrivain haïtien qui cherche avant tout à intégrer le gouvernement, à avoir un poste haut-placé : « Dis-moi quel livre, quel récit, quel poème, as-tu écrit ou publié, je saurai comment te considérer et te placer au sein du pouvoir. » (p. 25) Se mettant dans des postures différentes toutes portées par un « je » aux référents instables, Jean Durosier Desrivieres parle aussi de « l’écrivain-citoyen, [qui évolue] de la marge au large… » et dont les rêves ne s’arrachent pas de la réalité : « A la volonté d’être citoyen du monde correspond d’abord la préexistence d’une véritable conscience citoyenne chez soi, à entretenir. » (p. 29)

Dans une autre partie intitulée « Libre cours », la revue publie un « fragment » d’un texte de l’écrivain congolais Sony Labou-Tansi. « La mort te dit adieu toi qui restes vivant » est écrit dans un rythme haletant, sismique, sans un point final comme si un délai était imparti par la mort au narrateur qui se demande : « L’humain ah mais l’humain qu’est-ce que c’est seulement… ».


[1] Haïti, le désastre et les rêves, Riveneuve Continents, Paris, éd. Riveneuve, 2011.
[2] Lire sur ce sujet notre compte-rendu « Rencontre avec Lyonnel Trouillot » et notre critique de Tout Bouge autour de moi de Dany Laferrière intitulée « Ma confiance dans la poésie est sans limite ».
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