« Kateb Yacine est resté un éternel évadé »
Ce court entretien avec Tahar Djaout a été réalisé par M. Salah Oudahar, au cours d’un échange improvisé, lors d’une visite amicale qu’il lui rendit dans son bureau à l’hebdomadaire Algérie-Actualités, en novembre 1989, peu après la disparition de Kateb Yacine. La revue Tafsut[1] l’a publié, pour la première fois, en avril 1990 dans le cadre d’un hommage à Kateb Yacine. Nous le reproduisons avec quelques modifications formelles mineures qui se sont faites avec l’accord de M. Salah Oudahar.
Salah Oudahar : Dans une préface à l’œuvre de Rimbaud, René Char écrivait: « En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps. Mais tout ce qu’on obtient par rupture, détachement et négation, on ne l’obtient que pour autrui. La prison se referme aussitôt sur l’évadé. Le poète ne jouit que de la liberté des autres[2]. » Cela pourrait s’appliquer, à mon sens, à Kateb Yacine. Qu’est-ce que tu en penses ?
Tahar Djaout : Oui, je partage ton point de vue. Dans la citation que tu fais de René Char, certains mots s’appliquent parfaitement à Kateb Yacine. Par exemple, cette destruction du temps qui me semble l’un des pivots de son œuvre, notamment de Nedjma[3] qui vagabonde dans la durée, allant de Mai 1945 jusqu’aux cavaliers numides. C’est aussi le cas dans son travail théâtral intitulé La guerre de 2000 ans. Je crois que la destruction du temps pour retrouver une certaine intégrité identitaire et culturelle est l’une des constantes de l’œuvre de Kateb Yacine. Dans cette citation, d’autres mots lui conviennent aussi : « rupture », « prison », « évadé », « libre »… À mon sens, l’itinéraire de Kateb Yacine est un itinéraire de liberté. La prison n’a jamais pu se refermer sur lui réellement et intégralement. On sait qu’il a fait de la prison à l’âge de seize ans après les événements du 8 Mai 45, mais je crois que par ses vagabondages, par son souci de détruire les murs, Kateb Yacine est resté un éternel évadé.
Salah Oudahar : Il serait illusoire de prétendre restituer au cours d’un entretien l’envergure de l’homme et de l’œuvre sans compter le fait que Kateb Yacine est réputé, sans doute à tort, être un poète difficile d’accès, voire, pour certains, hermétique. En Algérie, il est surtout connu pour son action théâtrale d’expression populaire et ses engagements militants, mais l’œuvre publiée, l’œuvre fondatrice, reste pour de multiples raisons assez méconnue du grand public…
Tahar Djaout : La vie de Kateb Yacine avait quelque chose à la fois de grandiose et de dramatique. S’il est devenu une sorte de conscience nationale, c’est parce qu’il a pris des positions très courageuses sur des problèmes épineux comme les revendications culturelles berbères, la place de la femme dans la société, la menace intégriste… Et effectivement ce genre de renommée occulte quelque peu l’homme littéraire dont tu dis qu’il est connu du public surtout pour son théâtre de langue populaire et, ça aussi, ça diminue la portée de Kateb Yacine qui, pour moi, est d’abord l’auteur de Nedjma, puis d’un certain nombre de pièces écrites en français comme par exemple Le Cadavre encerclé. Les pièces dont je parle sont d’une force métaphorique terrible qu’on ne retrouve pas dans ses pièces suivantes. Même ses dernières œuvres écrites et publiées en français comme L’Homme aux sandales de caoutchouc[4] me paraissent très faibles comparées à la puissance poétique du Cadavre encerclé[5].
Salah Oudahar : Ce qui me semble aussi capital, puissant, déterminant, dans la vie et l’œuvre de Kateb Yacine, c’est cette insubordination foncière et souveraine à la fatalité des être et des choses, la quête de l’absolu ; c’est cette soif sauvage et inextinguible de fondre la parole dans l’acte, le verbe dans l’action et de porter la subversion aussi bien dans l’œuvre et l’écriture que dans la vie quotidienne. En cela, il me semble que Kateb Yacine est un poète d’une race singulière qui porte la notion de poésie à un niveau de sincérité, de vérité et d’engagement incomparables…
Tahar Djaout : En effet et comme tu l’affirmes, Kateb Yacine est de cette race de poètes comme un siècle en produit peu. Je me souviens que lui-même parlant de la famille Amrouche dans une préface à Histoire de ma vie de Fadhma N’Ath Mansour Amrouche disait d’elle – je cite de mémoire –, qu’elle est de la tribu de Rimbaud et de Si Mohand ou M’hand[6]. Je crois que Kateb Yacine fait bien partie de cette tribu, c’est-à-dire de la tribu de la poésie fulgurante, de la tribu de la fugue, de la révolte et des excès aussi. Par ailleurs, il a provoqué une grande révolution littéraire avec Nedjma et ensuite, surtout après être rentré en Algérie dans les années 70, il a provoqué une autre révolution par sa vie, par son refus de se conformer à certains dogmes, par sa volonté de détruire tout conformisme, d’être ce grain de sable dans la machine des récupérations. Donc il a continué à porter la révolte dans la vie quotidienne. Malheureusement pour nous, à partir du moment où Kateb Yacine a porté la révolte dans la vie, on n’a pas eu une œuvre littéraire valant Nedjma, c’est-à-dire que l’œuvre littéraire s’est un peu arrêtée pour que l’homme de parole, l’homme d’action prenne le relais du poète.
Salah Oudahar : Kateb Yacine s’est fait le porte-voix des pauvres, des exclus, des laissés-pour-compte, des travailleurs, des femmes, des Berbères privés de leur identité et de leur langue…, il n’a jamais cessé de dénoncer les rapaces, les repus, les menteurs, les bigots et les faux-dévots…
Tahar Djaout : Il me semble que Kateb Yacine portait un amour très profond, presque déchirant, à l’Algérie. La manière dont il a essayé de reconstituer la mythologie littéraire et identitaire dans Nedjma est une preuve de recherche quasi-éperdue d’un équilibre pour ce pays qu’il aimait tant. Comme beaucoup, Kateb a été déçu par ce qui a suivi l’indépendance parce que, après 1962, nous avons vu la confiscation des idéaux de la libération par ceux-là mêmes qui n’ont jamais fait la révolution, en l’occurrence la tendance des oulémas. Nous avons donc un arabo-islamisme jacobin qui a supplanté tout le soubassement identitaire très riche que l’auteur restitue dans Nedjma. Kateb a pris conscience que ce pays profond ne peut vivre coupé de ses racines généreuses que sont sa berbérité et ses femmes. C’est pour ça qu’il a combattu contre tous les excès, contre tous les enfermements, contre toutes les bigoteries et les mains-mises.
Salah Oudahar : Comme bon nombre de poètes et d’artistes authentique, Kateb Yacine était l’homme des paradoxes parfois déconcertants. Je pense par exemple à ses positions idéologiques prononcées par rapport au stalinisme alors que son œuvre est toute faite de liberté, de jeunesse, d’amour et de transgression. Comment expliquerais-tu ça ?
Tahar Djaout : Je pense que s’il est un mot qui peut caractériser le parcours de Kateb Yacine, c’est bien celui de « liberté ». Tu parles de son adhésion au stalinisme, j’ai eu l’occasion de discuter de ce sujet avec lui : Kateb Yacine était, pour ainsi dire, un communiste sauvage. L’idéal communiste représentait pour lui quelque chose de très fort. Il avait cru en cette idéologie toute sa vie et ses entêtements pour le stalinisme font partie de cette personnalité provocatrice. Je crois que Kateb est tellement créateur qu’il ne peut être inféodé à un parti quelconque. D’ailleurs, c’était un communiste qui n’a jamais été structuré. En fait, il n’avait pas que de la sympathie pour les apparatchiks du communisme quel que soit leur camp. Je crois qu’il était avant tout un créateur de liberté et effectivement l’idéal communiste, cet idéal populaire de libération et d’égalité, l’a fasciné au départ. C’est indéniable.
Salah Oudahar : Cela nous amène à aborder un autre thème, plus général, celui de l’intellectuel, de l’écrivain et du pouvoir, de tous les pouvoirs. À ce sujet, Kateb ne se méfiait-il pas d’un certain type d’intellectuels et d’écrivains, ceux qu’il appelait les « petits bourgeois » ?
Tahar Djaout : Il n’a jamais été tendre avec le pouvoir, pas plus qu’avec les intellectuels. Son rapport avec le pouvoir était clair. Dans les années soixante, Kateb était déjà très célèbre et aurait pu être récupéré, mais aucun pouvoir, ni celui de l’argent, ni celui de la politique, n’a pu l’embrigader ou le faire renoncer à sa liberté.

Diplômé de sciences politiques, Salah Oudahar a enseigné à l’Université de Tizi-Ouzou, avant de quitter l’Algérie en 1992 pour s’établir à Strasbourg. Il mène et développe depuis un travail à la lisière de la recherche, de la création artistique et de l’action culturelle sur les thèmes de la diversité, de la mémoire, de l’histoire, notamment coloniales, postcoloniales et de l’immigration.
Il est Directeur artistique du Festival Strasbourg-Méditerranée et Président de la Compagnie de théâtre et de danse Mémoires Vives.
C’est un homme qui a eu des écrits très violents et très iconoclastes sur les décideurs. Il s’est inscrit dans la rupture avec tous les pouvoirs. Alors que certains intellectuels sont devenus, après l’indépendance, des fonctionnaires, certains ont même déposé leur candidature à la députation et ont occupé des postes très importants ; d’autres, comme Kateb Yacine et Mouloud Mammeri, ont eu la grandeur d’esprit de prendre toutes les distances possibles à l’égard du pouvoir. Par exemple, dans les années soixante, il a publié un texte intitulé « La grande Gandourie » où il s’attaque à tout ce qui fige le pouvoir et, en même temps, la société – notamment l’arrivisme et l’aspect théocratique.
Salah Oudahar : L’année 1989 a été particulièrement tragique pour l’Algérie créatrice. Nous avons perdu de grandes figures de l’esprit[7] au moment où c’est l’idée même de culture, de liberté qui se retrouve menacée. Qu’en dis-tu ?
Tahar Djaout : Ce qu’on peut affirmer de Kateb Yacine, c’est qu’il a été quelqu’un qui n’a jamais eu peur de s’attaquer aux tabous aussi forts et aussi ancrés soient-ils puisque la société algérienne se construit sur un certain nombre de tabous et d’ambiguïtés. Nous savons que pendant longtemps, il nous a été interdit de parler de certaines choses. Kateb a eu le courage de le faire, de s’attaquer à des tabous qui faisaient trembler tout le monde, en l’occurrence le panarabisme et l’islamisme. Notre précédent président [Houari Boumediene, ndlr] nous a légué certains mots qui font encore frémir les gens, comme le mot « irréversibilité[8] », faisant vivre l’Algérie sans qu’elle le veuille dans un certain nombre d’irréversibilités. La position de Kateb Yacine par rapport à ces « irréversibilités » et à l’arabo-islamisme était très courageuse car elle le menaçait d’une grande solitude.
Pendant qu’il avait la grandeur de s’attaquer à ces tabous, tous les intellectuels algériens, même de gauche, avaient peur de se montrer moins arabes que les autres et, aujourd’hui encore, moins musulmans que les autres. Contrairement à eux, Kateb Yacine croyait en certains idéaux qui pourraient aider à l’épanouissement de l’Algérie.
[1] Des étudiants et enseignants de l’Université de Tizi-Ouzou, militants de la cause berbère, ont fondé la revue Tafsut (Le printemps) en 1981 dans le prolongement du mouvement du Printemps berbère d’avril 1980. L’hommage à Kateb Yacine est le dernier numéro de cette publication.
[2] Arthur Rimbaud, Œuvres, texte établi et présenté par René Char, Paris, Le Club Français du Livre, vol. 15, 1957.
[3] Kateb Yacine, Nedjma, Paris, Points, 1996 (1956 pour la 1ère édition).
[4] Kateb Yacine, L’Homme aux sandales de caoutchouc, Paris, Editions du Seuil, 1970.
[5] Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé dans Le Cercle des représailles, Paris, Editions du Seuil, 1959.
[6] « Le livre de Fadhma porte l’appel de la tribu, une tribu comme la mienne, la nôtre, devrais-je dire, une tribu plurielle et pourtant singulière, exposée à tous les courants et cependant irréductible, où s’affrontent sans cesse l’Orient et l’Occident, l’Algérie et la France, la Croix et le Croissant, l’Arabe et le Berbère, la montagne et le Sahara, le Maghreb et l’Afrique, et bien d’autres choses encore : la tribu de Rimbaud et de Si Mohand ou M’hand, d’Hannibal, d’Ibn Khaldoun et de Saint Augustin… » dans Fadhma Ath Mansour Amrouche, Histoire de ma vie, préfaces de Vincent Monteil et de Kateb Yacine, Paris, éd. La Découverte, 1979, p. 14.
[7] Décès de Kateb Yacine, quelques mois après Mouloud Mammeri.
[8] Houari Boumediene qualifiait toutes ses décisions de « sacrées » et les disait par conséquent « irréversibles ».
quelles pertes!!!!!!!!!!!