De la chrysalide à l’imago, les temps du deuil dans
Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau
par Célia SADAI
“Comme les chrysalides, je me bâtissais une tombe, pour renaitre brillant et glorieux” Dictée de Monsieur Lazhar aux enfants, La Peau de Chagrin, Honoré de Balzac.
Sorti discrètement dans les salles en 2012, Monsieur Lazhar est un film de Philippe Falardeau, réalisateur québécois connu pour la veine sociale et résolument postcoloniale de ses films, de La moitié gauche du frigo (2000) à Congorama (2006)
Adapté d’une pièce de théâtre de la jeune dramaturge québécoise Evelyne de la Chenelière, Bashir Lazhar, parue en 2002, le film de Philippe Falardeau Monsieur Lazhar remporte un grand succès à la fois dans les Amériques et dans le monde francophone, avec une dizaine de récompenses, parmi lesquelles le prix du public et le prix Variety du Festival du Film de Locarno, le prix du meilleur film canadien au Festival International du Film de Toronto, sans oublier une nomination aux Oscars en 2012, comme meilleur film étranger.
Parmi les premiers rôles, on retrouve Mohamed Fellag (Bashir Lazhar), célèbre « Arlequin kabyle », et Danielle Proulx (Madame Vaillancourt), l’inoubliable Laurianne Beaulieu dans C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée. Citons aussi deux jeunes acteurs particulièrement prometteurs : Sophie Nélisse (Alice) et Émilien Néron (Simon), qui campent deux enfants confrontés à la disparition brutale de leur institutrice, remplacée au pied levé par Monsieur Lazhar.
En 2002, Evelyne de la Chenelière fait paraitre Bashir Lazhar à l’heure où le Québec accueille de nombreux migrants algériens ; pour la plupart des demandeurs d’asile. En effet, depuis 1988, l’Algérie est en proie à la guerre civile, et les choses s’empirent quand, en 1999, le gouvernement d’Abdelaziz Bouteflika vote la Loi dite de « Concorde Civile », une loi de clémence qui vise la « réconciliation nationale ». A condition qu’ils déposent les armes, l’État algérien consent à amnistier ses bourreaux, sans aucun procès. En 2000, une amnistie totale est même accordée aux membres de l’Armée Islamique du Salut (AIS). Dès lors, le peuple algérien, conscient que les criminels sont encore dans les rues, vit dans la terreur tandis qu’officiellement la trêve a été déclarée. C’est l’histoire racontée par le réalisateur algérien Nadir Moknèche dans son film Viva Laldjérie. Après une décennie traumatisante de violence et d’horreur, le peuple algérien fait l’expérience radicale de l’injustice et de l’absurde ; nombreux sont alors les candidats à l’exil.
Ainsi naît, sous la plume d’Evelyne de la Chenelière, le personnage de Bashir Lazhar, demandeur d’asile qui fuit les percutions en Algérie. Incarné à l’écran par Mohamed Fellag, Bashir Lazhar revêt dès lors l’histoire personnelle de l’artiste algérien, lui-même victime de persécutions en Algérie. En 1995, il choisit l’exil : une bombe explose en plein spectacle dans le théâtre qu’il dirige un théâtre à Bejaïa. Destin croisé de l’acteur et de son personnage, puisqu’on a brûlé le café de Bachir Lahzar en 1994… Destin postcolonial du Québec et de la Kabylie, deux peuples portés par les mêmes velléités séculaires d’indépendance…
Fausse piste pourtant, car Monsieur Lazhar ne parle pas de Bashir Lazhar. Le film est avant tout une fable sur la Relation : la relation aux enfants, et la relation de la mort. Laquelle passera par la langue française, la diction délicieuse de Fellag (le théâtre n’est pas très loin), et les « leçons de choses » de « Bashir Bazar » : le premier mot enseigné, c’est « chrysalide », et le dernier, c’est « nymphe ». A la fin de l’année scolaire, c’est l’éclosion du langage : les enfants vont découvrir eux-mêmes le sens des mots dans le dictionnaire, premier pas dans l’apprentissage de l’autonomie, et début d’une relation du monde.
Monsieur Lazhar, « Le père de personne »
Les premiers plans du film montrent une cour d’école enneigée où les enfants jouent au hockey, et installent une saison morte, qui nourrit pourtant des métaphores bien vives : “pelleter ses problèmes dans la cour de l’autre”… Très vite, on pénètre dans l’enceinte de l’école : Simon est chargé de distribuer à sa classe des berlingots de lait. Là, c’est une autre mesure qui est suggérée : une école vide et immense, un espace à revisiter à l’échelle d’un enfant. On découvre alors des salles de classe aux couleurs vives, dont les murs sont chargés de peintures et travaux en papier mâché. Un décor qui agit comme un rempart envers le monde des adultes, parce que derrière les murs blancs se cachent les questions.
C’est pourtant dans sa salle de classe qu’une institutrice, Martine Lachance, est retrouvée pendue par Simon et Alice, deux écoliers. Un drame surgi en pleine saison morte, qui va révéler aux enfants la trompeuse illusion du décor. Leur maîtresse n’a pas su les protéger, et cet échec inacceptable du « monde des adultes » entraine les enfants dans le temps de la mort et du deuil.
C’est sans compter l’arrivée providentielle de Bashir Lazhar, qui entre en scène comme “le père de personne.” Alors qu’il vient d’apprendre la mort de Martine Lachance dans le journal, Bashir Lazhar se présente à Madame Vaillancourt comme un résident permanent au Québec, qui aurait enseigné pendant 19 ans au collège Mouloud Ferraoun d’Alger. Un jeu de masque bientôt dévoilé ; Bashir Lazhar usurpe l’identité de son épouse décédée. Sa présence dans l’école repose sur un mensonge mais personne ne veut du poste, et Monsieur Lahzar est embauché tandis que les ouvriers repeignent la salle de classe, devenue aux yeux de tous un triste tombeau.
Comment effacer les traces de cette mort tragique ? « C’est là que Martine s’est pendue ». En Arabe, Bashir c’est le “porteur de la bonne nouvelle” et Lahzar, c’est “la chance », un nom qui promet aux enfants des jours meilleurs. Pourtant, comment prendre la place d’un mort et livrer les secrets que Martine Lachance a emporté avec elle? Monsieur Lazhar va enseigner aux enfants qu’on ne peut pas trouver de sens à la mort, qu’il n’y a pas de mort juste. Et petit à petit, la classe « qui ressemble à un hôpital » va redevenir un lieu de vie, tandis que le pupitre d’Alice, chargé d’images d’Alger, renvoie à l’espace quitté, l’Algérie, un autre lieu sépulcral où la vie ne trouve plus d’écho. Le deuil prolifère donc sous plusieurs temporalités, et Monsieur Lazhar, passeur psychopompe, va conduire les âmes des défuntes : celles de son épouse et de son double, Martine Lachance, Martine Lazhar…
Tout au long du film, la musique va rythmer les saisons du deuil. Un morceau composé par Martin Léon, poétiquement intitulé “La Chrysalide”…
Enseigner, c’est éduquer ?
Le film de Philippe Fardeau traite sans détour de la mort et du deuil, et aborde sous la même modalité l’Histoire contemporaine de l’Algérie et des flux migratoires qui l’ont liée à celle du Québec. Ainsi, l’écriture est claire et pédagogique et, à l’image d’une fable édifiante, le film affiche une volonté de transmission : il n’est question ni d’esthétiser ni de brutaliser le propos, à l’image du traitement impressionniste de la Guerre d’Algérie dans Caché de Michael Haneke.
Ainsi, on assiste à huis-clos à l’audition de Bashir Lahzar avec le juge chargé de lui accorder sa demande d’asile en “République démocratique du Québec”. A l’origine du drame familial, la femme de Bashir s’en est prise publiquement à la Loi de Concorde Civile : “ – Le livre critique la politique de réconciliation nationale. On a amnistié beaucoup de criminels. Des fanatiques intégristes, mais aussi des policiers, des soldats, qui ont commis des meurtres. Une voix de femme s’élève, ça dérange.” Pourtant, le juge demeure sceptique “ – Oui, expliquez-nous, parce qu’on n’est plus dans les années 90, tout est redevenu normal en Algérie. – Rien n’est jamais tout à fait normal en Algérie. – Je veux dire, il n’y a plus d’attentats comme avant.” La veille de leur départ pour Montréal, après une série de menaces de mort, la famille de Bashir Lazhar périt dans un incendie. Finalement la police d’Alger conclut à un acte criminel et Bashir est légalement déclaré “réfugié”, “persécuté” et “personne à protéger”.
Pourtant, cet homme traumatisé et intranquille va tout tenter pour protéger les enfants, au point de se confronter à la psychologue scolaire. L’entêtement de Bashir interroge la place des enseignants, dont beaucoup regrettent que la loi limite leur rapport aux enfants : “ – Aujourd’hui, il faut travailler avec les enfants comme on travaille avec des résidus radioactifs ”. Comment consoler un enfant que l’on ne peut pas toucher ?
L’école est pointée dans ses contradictions. D’un côté, elle affiche sur sa façade une belle devise : “Écouter. Se parler. Trouver une solution.” Mais d’un autre côté, on considère qu’il est trop violent de « parler de la mort ensemble ». On opte pour le silence, tandis que les non-dits refluent à la manière du texte de la petite Alice : “ – C’est dans cette belle école-là que Martine Lachance elle s’est pendue, avec son beau foulard bleu … La dernière chose qu’elle a fait, c’est de kicker sur sa chaise pour qu’elle tombe” : ce qui est violent, c’est le geste de Martine, mais personne ne semble prêt à l’admettre. De sorte qu’une frontière s’installe entre le « monde des enfants » et le « monde des adultes » : “Tout le monde pense qu’on est traumatisés à vie, mais moi je pense que c’est les adultes qui sont traumatisés”.
Alors, faut-il éduquer plutôt qu’enseigner ? Quand les mots de la violence font irruption dans la salle de classe, comment les affronter ? Monsieur Lazhar fait le choix de les recueillir, et de libérer toutes les paroles contenues, pour apaiser les mots. Dès lors, il renoue avec le théâtre ou pour le moins une forme d’oralité qui installe une relation de chair avec les enfants. Pour les enfants, c’est aussi le retour du jeu comme dans la classe de Claire, l’institutrice qui monte un spectacle sur l’expédition du Canal de Suez à travers la figure de David Linvingstone. Un romantisme colonial assumé, car il n’est pas encore temps d’enseigner le « coupage de mains » au Congo belge …
L’heure de l’imago
La chrysalide éclot au fil des saisons, et les enfants acceptent l’injustice et la loi du plus fort avec Le loup et l’agneau – Bashir a trouvé un exemplaire des Fables de La Fontaine dans les affaires de Martine.
Entre récitation, dictée et grammaire, Fellag campe un rôle qui rappelle son propre amour pour la langue française, langue de théâtre. Pourtant, pour les enfants, « Bashir Bazar » parle un « français de chinois”, un français d’ailleurs rétif aux anglicismes – et à l’anglais tout court. Il va donc falloir adapter la pédagogie au territoire, en éprouver l’américanité, et délaisser Maupassant, Balzac et consorts.
Dans le colis arrivé de Blida, Algérie, on aperçoit furtivement La transe des insoumis de Malika Mokkedem parmi les effets personnels de l’épouse de Bashir. La lecture va rythmer le temps long du deuil et l’on déchiffre des titres, des noms d’auteurs québécois : L’énigme du retour de Dany Laferrière, Intertexte de Jacques Godbout ou encore Prochain épisode de Hubert Aquin, roman des années 1960. Hubert Aquin, alors militant pour l’Indépendance du Québec (lutte armée et terrorisme), est emprisonné dans un asile psychiatrique où il rédige Prochain épisode : un roman d’espionnage qui met en scène l’échec du patriotisme. Petit à petit, Bashir Lazhar pénètre les lieux d’une nouvelle histoire québécoise, canadienne, amérindienne … pas si loin de la sienne.
Pourtant la violette d’Afrique a fané, signe qu’il est temps de partir. Bashir est démasqué et doit quitter l’école, le temps de lire aux enfants une dernière fable, la sienne, « L’arbre et la chrysalide ». Un olivier redoute de laisser s’ouvrir la chrysalide qu’il avait tant protégée – se souviendrait-elle de lui? Un feu dévore la chrysalide, et l’arbre tient debout, rongé par le deuil d’une mort injuste.
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