« Voir le monde et son contraire. Une parabole autour de la création »
par Virginie Brinker et Célia Sadai

Parabole, texte de José Pliya, mise en scène de Pascal Antonini, au Théâtre de Belleville à Paris, du 26 mars au 6 avril 2013.
Dès nos premiers pas dans le Théâtre de Belleville, nous comprenons que le spectacle que nous venons voir ne s’offrira peut-être pas à nous. Une fumée blanche et légère s’est répandue partout, et tranche avec un symbolisme christique lisible quant à lui, et un espace scénique dont la géométrie des plateaux évoque des mondes séparés, des désirs défiants.
D’une corne d’abondance, on déverse de la terre rouge au centre de la scène, comme un chemin de latérite qui ne conduira qu’au lieu de la tragédie. C’est l’aire de jeu convoitée par l’aîné (Assane Timbo) et le puîné (Nicolas Charrier), deux frères rivaux qui vont mettre en scène leur soif d’amour sous le regard du père (Claude-Bernard Pérot) élevé sur un promontoire, comme au sommet d’une pyramide filiale.
Un jour de labeur aux champs, semblable aux autres, comme raconté dans l’Évangile selon Luc . Le frère aîné jouit d’une autorité nouvelle sur les terres, et se fait « maître d’ordre » à son tour : selon la loi du père, il décide du repos des bêtes et des hommes. Pourtant, ce jour, les ouvriers ont déserté comme pour un jour de noces. Comment le fils aîné pourrait-il comprendre la miséricorde du père pour le fils prodigue, sacrifiant un veau « gras d’espoir » à celui qui a dilapidé son héritage, mené une vie de désordre, aimé des prostituées, vécu auprès des pourceaux, mais pour lequel il s’est refusé « au deuil et à la cendre » ?

Le fils aîné (Assane Timbo) © Africultures
Le fils aîné et le père ont une même diction, celle qui édicte, détache chaque parcelle de sens du mot pour faire entendre sa limpidité, celle de la loi, celle que l’on ne saurait ébranler. Lui, le fils prodigue, se tient recroquevillé sur une chaise dans la pénombre, silencieux, recueilli : il a tout du bouc émissaire ou de celui qui attend d’être sacrifié.
« Il refusera d’entrer », redoute le père. A rebours, le fils prodigue fait son entrée en scène verbale, mais se heurte à l’autorité du frère, legs du père symbolisé dans le jeu de sièges et de lignes des corps en scène. Le fils prodigue a « trainé son pourpoint d’or » à travers le monde mais réclame sa juste place, déniée par son frère. C’est là que la variation autour de la parabole du Fils prodigue prend son essor. Ils ne se parlent pas, se parlent en « il » sans se regarder, tous deux face public, le prenant à témoin de cette incommunicabilité : « Il ne comprendra pas ».
Dégingandé, dépenaillé, presque christique dans une épaisse brume de fumée qui lui confère une dimension céleste, justement, le fils prodigue invective cette terre qui « ne veut pas » de lui, qui ne se laisse pas labourer ; dénonce les regards des bœufs inquisiteurs, qui, comme son frère, travaillent et s’abrutissent pour l’amour du père, l’amour de Dieu, sans se questionner. Sa diction, plus naturelle, est plus humaine aussi, son corps en torsion qui rompt avec la lenteur et la précision des gestes des autres personnages, insuffle un vent de liberté, de révolte.

Le fils prodigue (Nicolas Charrier) © Africultures
N’est-ce pas dès lors la révolte avortée de l’homme contre sa condition, condamné d’avance par une dualité intenable – celle du bœuf travailleur qui se croit serein, celle du pourceau jouisseur qui se croit vivant et libre – qu’il nous est donné de voir ?
La musicienne [Christine Kotschi] en fond de scène occupe toute la place. Parque vivante, sa musique annonce les gestes, les répliques, les mouvements bien plus qu’elle ne les accompagne ; fait se mouvoir les pantins qui s’agitent et s’illusionnent, à grands coups de fumée. Elle décide du jour et de la nuit, du chant des oiseaux au réveil, comme de l’arme du crime. Le frère-bœuf acceptera de suivre le frère-pourceau pour « voir le monde et son contraire », mais le fait-il de bonne grâce ? «Tu reviendras, faignant la repentance, et n’oublie pas de trouver une larme quelconque », recommande le fils prodigue dans sa course vers Sodome.

Le père (Claude-Bernard Pérot) et la musicienne (Christine Kotschi) © Africultures
« C’est lui qui t’a fait revenir d’exil. Tu te croyais libre? Tu ne l’étais pas ! » : le père omniscient a manigancé le retour du fils prodigue, mais jusqu’à quel point ? Qui croire ? Qui est ce père, tour à tour spectateur, conteur et personnage qui feint d’ignorer le triste sort de ses fils ? Et comment dénouer le sens d’une parabole qui s’achève sur une autre énigme biblique, celle d’Abel et Caïn, avec son gong en forme d’œil et sa violence éclatante, soudaine, aveuglante, comme un coup de projecteur ? « L’amour d’un père c’est d’être brutal. Le cœur d’un père connaît le châtiment, l’âpre punition des conquérants qui brûlent tout sur leur passage », nous dit le père. Que reste-t-il des promesses de la confiance face aux rets du pouvoir ?
C’est au fond peut-être le théâtre de notre condition qui nous est donné à voir : condamnée au conflit, à l’absurde, à l’illusion, mais aussi à se questionner, s’abandonner sans fin à la question même, sans jamais trouver de réponse définitive, c’est-à-dire à créer.
Sur le promontoire du père-coryphée, c’est la mort qui rôde, signalée par le crâne d’un « bœuf masticateur », sans doute annonciateur d’un temps nouveau. Le lieu tragique, c’est cette terre rouge, qui n’a pas été miséricordieuse comme le père l’a été : « C’est l’héritage qui déshérite l’héritage. Je suis debout sur cette terre et incapable de la travailler. » Une terre de sang, non pas nourricière mais ogressale, qui consume le corps des fils et les met au tombeau : « Cette terre ne veut pas de moi. C’est un rejet organique et séminal, comme une répudiation. »
Pourtant, la parabole qui se joue devant nous, c’est celle du désir de vie, car il est toujours possible « d’avancer plus loin dans le silence des vignes ». Cette terre rouge, à défaut d’être arable, est semblable à l’argile – d’ailleurs le fils prodigue veut devenir forgeron. Il s’agit donc d’en revenir au « remède inédit du vigneron » : choisir entre le sommeil ou la mort et éprouver, le temps d’un rêve, les paraboles offertes à soi.
Lire la critique de Sylvie Chalaye pour Africultures
Parabole, texte de José Pliya, au Théâtre de Belleville
Mise en scène : Pascal Antonini
Musique : Christine Kotschi
Création lumières : Julien Barbazin.
Costumes : Anne Rabaron
Avec Assane Timbo, Nicolas Charrier, Claude-Bernard Pérot et Christine Kotschi (musicienne).
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