Histoires coloniales
par Sandrine Meslet
Paule Constant publie son premier roman Ouregano en 1980, ce premier opus laissait la porte ouverte à une trilogie dont C’est fort la France ![1] publié en 2012 serait le deuxième volet. Pourtant plus de trente ans séparent les deux ouvrages et si les personnages du drame colonial sont les mêmes, le prolongement de la fiction s’opère sous un jour inattendu : suite à la publication d’Ouregano, la jeune romancière se voit contrainte de rendre des comptes sur les prétendus mensonges et approximations qui parcourent son roman.
La reprise d’un dialogue interrompu et, pourtant, jamais entamé voit le jour entre madame Dubois, épouse de feu l’Adminisatrateur, et la romancière, ancienne fillette du médecin. Leurs souvenirs communs de Batouri suivent une trajectoire linéaire sans jamais s’entrecouper ; chacune proposant sa propre vision du déclin. C’est l’occasion rêvée de revivre le crépuscule du petit monde colonial à l’aune de la décolonisation et de voir se jouer entre désespoir et cruauté les dernières heures d’un fiasco annoncé. L’état des lieux cinglant, qui n’est pas sans évoquer les rivalités de salons comme on les trouve chez Balzac et Proust, se fait aussi l’écho de préoccupations poétiques. Ainsi le roman ne s’épuise-t-il jamais à décrire le fragile passage qui mène le romancier de la réalité à la fiction.
Madame Verdurin à Batouri
Le roman en alternant deux voix, contribue à approcher une réalité du parcours colonial français et donne consistance au personnage de madame Dubois. Cependant la narratrice se ménage une place de choix puisqu’elle rapporte les souvenirs de madame Dubois à la troisième personne, cette dernière ne sera qu’un personnage à l’intérieur de la fiction à jamais présentée sous l’autorité de la narratrice : « Elle avait coupé tous les ponts avec le réel, elle rêvait, elle sublimait, elle inventait[2]. » La voix discordante de madame Dubois est ainsi mise sous tutelle, la fiction affirmant sa suprématie.
Le premier chapitre s’ouvre sur une discussion tout droit sortie d’un autre temps où madame Dubois s’échine à convaincre un domestique de l’existence de vaches en France : « Il l’exaspérait. Avec lui c’était toujours pareil. Difficile à convaincre, comme si elle passait sa vie à inventer des choses[3]. » Mais l’anecdote ne s’arrête pas là puisque l’apparente résistance du domestique met en échec la maîtresse de maison qui veut le voir capituler, chose qu’elle finit par obtenir quelques lignes plus loin non sans susciter les sarcasmes de la narratrice.
– Alors, tu crois maman maintenant ?
Elle utilisait « maman » quand elle devait lui porter l’estocade, le convaincre très vite ou lui demander un très grand service. Une fois encore, elle l’avait touché au cœur et, presque malgré lui, comme un soldat qui rend les armes, comme un suspect qui avoue, il sortit cette trouvaille qui la combla et l’apaisa tout à coup :
– C’est fort la France[4] !
Le portrait de madame Dubois s’étoffe au cours des premiers chapitres qui sont l’occasion d’un retour sur des débuts difficiles et qui permettent de mieux comprendre son discours. Madame Dubois est une égarée, à la fois grotesque et touchante.
Elle seule, son casque sur la tête, son lapin dans les bras, était un être extraordinaire et le boy lui demanda en regardant le lapin avec cet accent inimitable que tout le monde s’efforce pourtant d’imiter :
– Tu veux manger lui[5] ?
Face à ce monde inconnu qui la dépasse, le personnage perd ses repères et s’enferme dans un comportement puéril comme le soutient l’anecdote du lapin qu’elle agrippe et qui annonce déjà la place qu’elle saura accorder aux animaux dans son existence.
Mais au déboussolement premier répond un esprit prêt à tous les artifices pour imposer sa réalité française. La fête de Noël est une nouvelle occasion d’intégrer l’exotisme français à la réalité africaine quitte à la travestir. Parce qu’il est imposé, le Noël perd sa symbolique et ne se résume plus qu’à un folklore désuet :
Noël était pour madame Dubois une occasion exceptionnelle pour travestir la réalité africaine, climat, végétation, décor, et imposer avec un vrai Noël français une image monstrueuse de la mère patrie entre le pays du père Noël et le village alsacien[6].
Les courts fragments rapportant les anecdotes de madame Dubois relayent et justifient la mission civilisatrice de la France portée par le couple Dubois. Entre préjugés et idées reçues, la banalisation du racisme ne conçoit plus de limites. Face aux accusations, madame Dubois reste sourde et ne semble prête à aucune remise en question.
Elle ne savait pas quoi répondre, c’était la première fois qu’on portait le soupçon sur quelque chose qu’on croyait aussi certain que la virginité de Marie, la résurrection des morts et Dieu en trois personnes, à savoir la mission civilisatrice de territoires sauvages que la France conduisait vers le progrès par l’intermédiaire d’agents dévoués comme son mari[7].
Madame Dubois réalise lors du mariage de sa sœur en Normandie qu’elle n’appartient plus désormais à cette communauté, son isolement, voire son rejet, est alors solutionné au moment où elle croise le regard de son mari. Cet échange muet est longuement évoqué et laisse transparaître toute l’ironie de la narratrice.
Ils se ressemblaient. L’Afrique avait noué entre eux ses fils invisibles, ils étaient désormais plus étrangers sous le plafond historié de la salle des fêtes qu’en Afrique sous le toit de coco où les rats palmistes faisaient la bamboula. Alors qu’elle le regardait, il la regarda. Leurs regards se croisèrent. Elle ne baissa pas les yeux. Ils se sourirent et, ce jour-là, madame Dubois, qui avait juré de toutes les façons possibles les serments de fidélité, en ajouta un, celui de l’accompagner, de le suivre et de le servir toujours[8].
Le rythme ternaire qui achève le passage, sentencieux à souhait, est ici détourné pour accentuer la parodie du serment. Ce serment enferme les personnages dans un jusqu’au-boutisme qui les mène à leur perte. Ni d’ici, ni d’ailleurs, leur avenir n’est validé nulle part. Ne subsiste alors pour eux que le vide.
L’humanité au vitriol
Les pages consacrées aux derniers jours de Batouri reviennent sur les folles habitudes des expatriés à l’image du goûter organisé par madame Dubois dans lequel la tirade des monocles fait place à celle des couvre-chefs. Le défilé des invitées est accompagné des commentaires acerbes de la maîtresse de maison qui se plaît à moquer ses congénères. Le salut ne vient d’aucun des personnages du roman, tous les coloniaux sont dépeints comme des êtres vils qui ne sont là que pour s’enrichir, d’une manière ou d’une autre, sur le dos de la population locale. Le décalage se fait plus criant encore lorsque la vieille dame évoque ses boys : « Boy était le premier mot de la nostalgie, comme thé il était anglais et emprunté, anachronique et indécent[9] » car le retour en France s’accompagne d’un autre désenchantement : le retour à la réalité oubliée du quotidien :
– Ce qui nous manque le plus ici ce sont les boys, n’est-ce pas ?
Je lui avais laissé la cerise, elle me tendait la main, une réconciliation sur le dos des boys. C’était le cri de ralliement de la coloniale, la phrase d’introduction au passé commun, le propos que j’ai le plus entendu des anciens coloniaux obligés de rentrer dans le monde des occupations triviales qu’ils avaient déléguées pendant des années à une armée de domestiques en uniformes[10].
Elle reproche à la narratrice d’avoir dénaturé et entaché l’action des coloniaux à Batouri en insistant sur la maladie, la misère et la faim de la population locale : « L’impression que j’avais exprimée dans Ouregano était celle de n’avoir vu que des gens affamés jusqu’à tomber par terre[11]. » Ce que la narratrice prend pour un désastre, elle l’envisage de son côté comme le miracle de la civilisation. La présence de nombreux malades confirme l’importance et la qualité des soins prodigués aux locaux.
A me lire, c’était un enfer où la faim le disputait à la maladie, la maladie à la mort, or d’après elle « ce n’était pas tout », du moins cela aurait ressemblé à ma vision apocalyptique et romancée si la France n’avait pas introduit ses lois, ses campagnes de vaccinations, et l’hôpital, « vous êtes bien placée pour le savoir[12] ! »
L’antagonisme apparent de ces deux regards se posant sur une même situation laisse entendre un décalage plus grand, le débat poétique est ainsi rouvert pour revendiquer le statut fictionnel de madame Dubois. Le véritable quiproquo soulevé par le roman Ouregano est en rapport avec le statut de la fiction. Madame Dubois est à l’image de Don Quichotte, face au spectacle de marionnettes donné dans l’auberge, incapable de mesurer l’espace qui sépare la réalité de la fiction :
Tu parles d’un paradoxe ! Il ne s’agit pas de dissimuler un fait, une date, un pays, de faire passer un personnage sous un autre, ce sont des trucs de roman à clef, mais de mettre innocemment son âme à l’abri, de raconter sans le dire, d’écrire pour faire apparaître un univers plus cohérent, plus logique, pour rendre acceptable ce qui ne l’a pas été. Non, le champ du roman n’est pas celui de l’aveu, à moins que ce ne soit celui des aveux.
La romancière cherche ainsi des aveux toujours plus contradictoires qui n’ont de cesse de déconcerter le lecteur. Elle conduit la narratrice à interroger l’idée de fiction qu’elle tente de transmettre à madame Dubois. D’après elle, on cernerait les hommes de la même manière qu’un écrivain tenterait de cerner des personnages qui finissent toujours par lui échapper. Le projet littéraire est révélé par le biais de la mise en abyme :
Et puisqu’elle parlait des livres, je fis la réflexion que les gens sont comme les personnages de roman auxquels en trois lignes, trois pages ou trois chapitres on a décidé de donner une place et qui, au fil du récit, s’évadent pour en prendre une autre ou comme dans le cas de madame Dubois passent d’un livre à l’autre pour jouer de la fiction et de la réalité[13].
La trilogie envisagée par Paule Constant lors de la parution de Ouregano est ici subtilement orchestrée. Nul besoin pour la romancière de suivre le regard de chacun des personnages, seul celui de madame Dubois se trouve exposé aux travers de cours chapitres. Ils révèlent à travers l’ambiguïté du personnage celle de tout un gouvernement, voire de tout un peuple, par le biais de l’entreprise coloniale. Mais, à l’intérieur du roman, celle-ci rejoint l’entreprise littéraire qui ne voit dans Batouri qu’une nouvelle curiosité poétique à explorer.
Ce n’était pas parce qu’il y avait eu Batouri qu’il y avait eu Ouregano, je le constatais, c’est parce qu’il y avait eu Ouregano que Batouri se mettait seulement à exister dans ce qui n’est pas la mémoire mais la recréation et peut-être seulement la création[14].
[1] Paule Constant, C’est fort la France !, Paris, Gallimard, 2013, 250 p.
[2] Ibid., p. 84.
[3] Ibid., p. 13.
[4] Ibid., p. 14.
[5] Ibid., p. 38.
[6] Ibid., p. 19.
[7] Ibid., p. 65.
[8] Ibid., p. 68.
[9] Ibid., p. 29.
[10] Ibid., p. 28.
[11] Ibid., p. 129.
[12] Ibid., p. 221.
[13] Ibid., p. 237.
[14] Ibid., p. 246.
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