L’incendie de Mohammed Dib
ou la force des fellahs
par Victoria Famin
En 1954, Mohammed Dib publie L’incendie, un texte qui deviendra un classique de la littérature francophone du Maghreb. Ce roman, qui fait partie de la trilogie inaugurée par La grande maison (1952) et clôturée par Le métier à tisser (1957), prolonge et complète le programme de l’auteur. Le lecteur retrouve ainsi le personnage d’Omar, jeune garçon de Tlemcen qui est témoin des bouleversements que connaît la société algérienne pendant les années 1930. En ce sens, le fil narratologique incarné par cet enfant transmet une idée de progression chronologique entre les deux premiers volumes de la trilogie qui dépasse clairement la simple mention des repères temporels historiques. C’est une impression de vécu qui ressort, à partir de la présence en filigrane d’Omar, comme si le lecteur pouvait participer aux expériences initiatiques du garçon. Cependant, la cohérence de la trilogie ne vient pas uniquement de ce choix narratologique de l’auteur. Il est aussi question dans ce texte d’un engagement politique consacré à la mise en lumière des souffrances du peuple algérien pendant ces années passées sous la colonisation française. À l’aube de la Seconde Guerre Mondiale, la tension entre les colons français et le peuple algérien ne cesse de s’intensifier et l’auteur choisit de focaliser son regard sur le milieu rural, où les propriétaires terriens, les cultivateurs et les fellahs s’affrontent. Cette décision participe au projet de montrer l’évolution politique et sociale de l’Algérie : « La grève des fellahs venait d’éclater. Arraché à soi, à son inertie, et entraîné tout d’abord très lentement, au sortir d’un long et lourd sommeil, le pays avança dans la vie. »[1]. La protestation des ouvriers agricoles face à la misère dans laquelle l’exploitation des colons les a submergés devient un élan dans la lutte du peuple pour sortir de l’oppression. L’incendie qui donne le titre au roman évoque aussi bien l’événement qui marque cet été 1939 dans Bni Boublen que la révolte qui commence à se développer dans les esprits des paysans algériens.
« Omar devrait savoir toutes ces choses »[2]
Dans la trilogie de Mohammed Dib, l’œil d’Omar fonctionne comme un témoignage de plus en plus lucide de l’histoire de l’Algérie au temps de la colonie. Pourtant le regard du garçon évolue au fur et à mesure qu’il grandit. En ce sens, le roman conjugue le principe du bildungsroman, comme histoire d’un parcours initiatique, et le projet politique d’une littérature clairement engagée. Au début de L’incendie, le lecteur retrouve Omar à la campagne, où il passe les grandes vacances d’été, dans un cadre qui complète celui tlemcénien de Dar Sbitar. Dans ce contexte, le garçon est confronté à la réalité misérable des fellahs, à la toute-puissance des colons et la position opportuniste des cultivateurs algériens. Face à cette découverte, les paroles de Comandar, un vieil homme lucide qui avait résisté non seulement à la guerre mais aussi à l’arrogance des nouveaux propriétaires terriens, deviennent une guide pour le jeune garçon.
Omar développe ainsi une lucidité qui lui permet de prendre conscience non seulement des injustices commises à l’égard des fellahs, mais de l’oppression que suppose la colonisation. Sa réflexion, même si elle n’apparaît que rarement explicitée, met en évidence la clairvoyance qui caractérise ce personnage. La question de l’aliénation de la terre et de l’homme dans le contexte de la colonisation est ainsi posée par Omar : « Voici comment sont les choses. Les champs de blé sont dorés et roux, couleur de pain cuit, mêlés déjà d’épis bruns et brûlés. Voilà là-bas la maison des Français, les colons à qui tout appartient, terre, moisson, arbre et air, et les oiseaux, et moi-même, sans doute »[3]. Ce qui pour le garçon n’est qu’un constat d’une situation anormale devient peu à peu un motif de révolte qui se consolide lorsque, après la fin des vacances, Omar rentre en ville. Il est ainsi confronté à l’humiliation d’un père français qui se sert de lui pour éduquer son enfant capricieux.
Omar grandit et ses sentiments évoluent vers la révolte qui semble inévitable : « Aussi quand Omar, éperdu de colère et de désespoir, se réfugiait dans les bras de Dar Sbitar, il entrait dans la grande âme pantelante d’un pays. Son enfance tombait de lui ; il n’était plus qu’une révolte et qu’un cri parmi toutes les révoltes et tous les cris. »[4]. Le crescendo qui caractérise les réactions d’Omar, impassible à la campagne mais de plus en plus réactif en ville, accompagnent ainsi le réveil de l’Algérie que l’auteur cherche à dépeindre.
La lutte pour la terre
L’incendie se centre sur les vicissitudes des paysans et des ouvriers agricoles asphyxiés par l’expropriation des terres et les impôts exigés par les autorités coloniales. Dans ce contexte l’Algérie signifie non seulement le pays mais surtout la terre dans laquelle on est né, on vit et on meurt. Ce le sol qu’on travaille et en ce sens elle devient une mère nourricière que le fellah connaît mieux que quiconque. L’attachement à la parcelle que l’on cultive, que l’on fait fructifier n’est pas simplement la défense d’un moyen de subsistance. Il ne s’agit pas uniquement d’une revendication économique mais d’un besoin profond d’union avec une matrice. Le désir de rétablir le lien primordial avec la terre constitue une possibilité de lutter contre l’aliénation que suppose la colonisation. C’est pourquoi même Ben Youb, un cultivateur de Bni Boublen qui n’est pas encore dans la souffrance des fellahs, proclame l’attachement vital à la terre : « Mes voisins, tues-vous à la tâche, plutôt que céder vos terres, de les abandonner ; mourez, plutôt que d’en lâcher une seule pouce. Si vous abandonnez votre terre, elle vous abandonnera. Vous resterez, vous et vos enfants, misérables toute votre vie. »[5]. La misère à laquelle fait référence Ben Youb n’est pas seulement la pauvreté mais surtout une perte de l’honneur qui se transmettra de génération en génération.
Dans son rôle de guide dans le chemin de la découverte de la vie, Comandar explique à Omar quelle est la portée de la révolte des ouvriers agricoles :
Et depuis, ceux qui cherchent une issue à leur sort, ceux qui, en hésitant, cherchent leur terre, qui veulent s’affranchir et affranchir leur sol, se réveillent chaque nuit et tendent l’oreille. La folie de la liberté leur est montée au cerveau. Qui te délivrera, Algérie ? Ton peuple marche sur les routes et te cherche[6].
Comandar confirme avec ses propos le lien existant entre la révolte des fellahs et le réveil de l’Algérie qui commence à voir l’urgence de sortir de la colonisation et de ses injustices.
La résistance des fellahs
Les fellahs représentent dans ce roman de Dib le groupe social qui supporte toutes les exactions des colons. La misère dans laquelle ils sont plongés semble les priver de toute force de révolte. Pourtant, leur dignité, qui est mise en valeur dès la première page, constitue leur puissance face à l’oppresseur. Les fellahs, ouvriers agricoles dépossédés de leurs terres, constituent une force de travail que les colons comptent épuiser sans se soucier de leur rôle important dans l’économie de la colonie :
Le colon considère le travail du fellah comme totalement sien. Il veut, de plus, que les gens lui appartiennent. Malgré cette appartenance en titre, le fellah est pourtant le maître de la terre fertile. Bétail et récoltes, partout la vie est sa génération. La terre est femme, le mystère de la fécondité s’épanouit dans les sillons et dans le ventre maternel. La puissance qui fait jaillir d’elle des fruits et des épis est entre les mains du fellah[7].
L’image de l’Algérie comme une femme généreuse mais difficile à conquérir fait surface dans ce texte de Dib. La terre fertile et nourricière ne se donne pas à l’étranger. Ce sont les fellahs qui incarnent le rôle masculin, la force qui, en douceur, fait fructifier le sol et construit le paradis de verdure que les colons tentent de s’approprier. C’est pourquoi, la richesse, convoitée par les puissants, reste indissociable de la figure des fellahs.
Ainsi, la grève que les fellahs entreprennent et l’incendie qui s’allume cet été à Bni Boublen ne fait qu’annoncer une lutte menée non seulement par ces travailleurs de la campagne mais par tout un peuple qui s’éveille d’une léthargie qui aurait trop duré.
Ce deuxième volet de la trilogie de Mohammed Dib expose l’aspect rural de la rébellion du peuple algérien face à l’oppression de la colonisation. Ce texte, qui n’est pas une simple exposition des malheurs d’une société, est marqué par une intensification des sentiments de révolte incarnés par le personnage attachant d’Omar, qui partage avec le lecteur dans sa découverte de la vie d’adulte.
[1] Mohammed Dib, L’incendie, Paris, Seuil, coll. « Points », 1954, p. 31.
[2] Ibidem, p. 73.
[3] Ibidem, p.75.
[4] Ibidem, p. 167.
[5] Ibidem, p. 47.
[6] Ibidem, p. 26.
[7] Ibidem, p. 27.
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