Mouloud Mammeri, les mots exhumés
par Ali Chibani
Les articles et entretiens accordés par Mouloud Mammeri à des organes de presse et à des radios ont été réunis, par ordre chronologique, par Boussad Berrichi dans un recueil intitulé Mouloud Mammeri. Ecrits et paroles[1] et publié par le Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) en deux tomes. Ce travail considérable qui rassemble également des poèmes, des conférences et des scénarios de Mammeri, offre un regard neuf sur les œuvres du romancier, dramaturge et anthropologue algérien dont la progression de la pensée et son parcours militant et littéraire sont ainsi condensés pour n’en devenir que plus révélateurs.
L’infatigable révolté
Le tome I s’ouvre sur un entretien accordé par Mammeri à un journaliste français après la publication de La Colline oubliée en 1952. Le journaliste décrit un jeune homme timide, surpris et dépassé par le succès de son œuvre. On découvre ensuite une série d’articles signés Brahim Bouakkaz, un pseudonyme qui ancre clairement l’écrivain dans une logique de combat, d’un intellectuel prêt à rendre coup pour coup puisque Bouakkaz signifie « l’homme au bâton ». Mammeri relève avec une grande intelligence et un sens de l’ironie qui ne le quitte jamais les contradictions de la France coloniale. Il remarque comment les médias colonialistes « dénature[nt] les faits pour les besoins de la propagande ou de la justification ».
C’est en intellectuel suffisamment armé pour répondre aux mensonges politiques et médiatiques français que Brahim Bouakkaz prend la parole. A travers lui, le peuple algérien refuse d’être le dupe des choix politiques faits à Paris et dont sa liberté, à lui l’indigène colonisé, est le seul et véritable enjeu. Dans ses articles journalistiques, l’analyste ne se départ jamais de sa rhétorique toujours complexe façonnant des expressions proverbiales et surtout occupant, en tant que récepteur, le lieu d’expression de l’émetteur français à qui il usurpe la parole pour la fondre et la façonner à sa guise : « … il peut paraître paradoxal au militant de base que ce soit le parti socialiste qui mène la guerre pour le compte de la partie la plus réactionnaire de la bourgeoisie capitaliste, biologiquement colonialiste. » (T. 1, p. 20) En parlant à la place du militant socialiste, Mammeri démontre sa maîtrise de l’histoire française et exhibe à la lumière du jour la tartufferie qu’est la bipolarisation de la vie politique en une gauche prétendument humaniste bien que profondément raciste et une droite qui assume son racisme – elle en a au moins l’honnêteté – auquel elle apporte des justifications théoriques, dans ce cas les différences – réelles ou supposées – biologiques. Ce qui peut paraître aujourd’hui comme une évidence était à l’époque, pour la société française, perturbant car venant d’un Algérien considéré comme un être intellectuellement inférieur.
Racine et le pessimisme
Mouloud Mammeri, l’auteur du premier discours de la délégation algérienne à l’ONU, offre un entretien fleuve – l’une des pièces maitresses de ce recueil – à Salah Dembri que celui-ci a tout simplement intitulé « Mon œuvre ». L’anthropologue kabyle évoque sa formation littéraire, allant l’influence de la littérature orale à ses études des « langues classiques », en passant par la découverte très tôt de celui qu’il considère comme le plus grand écrivain de tous les temps : « je n’ai pas lu Racine par devoir, j’ai lu Racine par volupté. » (p. 180) Ce qui a frappé Mammeri dans les tragédies de Racine, c’est son « pessimisme dans l’amour », un sentiment partagé par l’auteur de l’immortel L’Opium et le Bâton puisque, dans toutes ses œuvres, l’amour n’est jamais heureux.
L’impossibilité de l’amour dans ses romans, le pessimisme méditerranéen de l’écrivain reflètent certainement le malaise civilisationnel et intellectuel que peut ressentir tout être humain vivant dans une société où, au nom de la sagesse ou de la raison, l’ivresse n’est tolérée que tant qu’elle est passagère – mais que son passage soit furtif ! C’est en tout cas ce qui rend la civilisation grecque attirante à ses yeux, d’autant qu’elle conforte le pessimisme atavique de la société kabyle :
… j’ai fait en effet des langues classiques mais j’ai infiniment plus aimé le grec que le latin et je suis absolument certain qu’une des raisons était celle-là, cette espèce d’ambiance, d’atmosphère dans laquelle cette culture, ces hommes grecs évoluaient. […] Simplement je dis une chose, je ne crois pas que ce soit cette espèce de formation acquise et après tout livresque qui ait pu créer en moi cette seconde nature, en quelque sorte ce réflexe pessimiste dès l’abord, je crois qu’il y a eu simplement une espèce de retrouvailles, d’affinités donnée au départ. Il y a même autre chose qu’on pourrait dire, c’est que la civilisation de la culture de l’euphorie, de l’optimisme, de la réussite, ce n’est peut-être pas ni la nôtre, de civilisation – je crois assez au pessimisme de notre civilisation, quoique j’avoue que l’on peut avoir une opinion tout à fait différente –, ni non plus bien sûr, cette civilisation grecque dont tout le monde dit qu’elle est lumineuse, méditerranéenne, rationaliste, donc portée vers la joie. (T. 1, p. 182)
Le rejet du nouveau roman
Pour Mouloud Mammeri, la partie esthétique de l’œuvre ne prend son sens que tant que celle-ci est complètement engagée dans l’histoire de son époque. L’auteur insiste : une œuvre littéraire doit avant tout avoir « quelque chose à dire » pour exister. En critique avisé, il se démarque du Nouveau Roman et de toutes les écoles qui prônent la « modernité » littéraire par des recherches formelles à la longue – quand il leur est donné d’exister dans la longueur – rebutantes :
Peut-être que je retarde, mais personnellement j’ai le goût classique. La recherche technique ne suffit pas à épuiser la valeur d’une œuvre. La recherche d’une expression nouvelle est le travail de la société tout entière. L’ancienne rhétorique n’est plus valable à l’heure actuelle. Mais je crois que le nouveau roman ne remplace l’ancienne rhétorique que par une nouvelle. […]
Il est impossible qu’un artiste parle comme tout le monde, mais la recherche pour la recherche c’est le laboratoire du chimiste ! Dans une telle perspective, le souci de la forme prime le vouloir dire. L’artiste cherche des façons de dire et non quelque chose à dire.
Ce que je conteste c’est que la cuisine littéraire devienne l’essentiel. C’est un signe de byzantinisme, le signe d’une civilisation repue. Cela est arrivé aux Grecs après Byzance, aux Arabes après l’époque abasside. (T. 1, p. 168-169)
Mouloud Mammeri assume ainsi le « classicisme » dont l’ont accusé certains universitaires qui ont du coup banni ses œuvres des bancs des facultés.
« Ecrits vains ? »
La réception de ses œuvres en particulier et de l’œuvre francophone en général préoccupe aussi Mouloud Mammeri. Dans un échange avec Jean Pélégri, il pose cette question qui masque difficilement son inquiétude : « les écrivains (écrits vains ? quelle inquiétante résonnance !) » (T. 2, p. 270). Pour lui, le combat de l’ auteur francophone « c’est d’abord un combat des intelligences et un combat de gens qui posent des problèmes de conscience, de gens qui sont là pour inquiéter et de gens qui sont là aussi pour faire connaître leur pays, non pas seulement dans le cercle fermé des Africains, mais aussi à l’extérieur. » (T. 1, p. 178). Il sait par ailleurs que cet auteur intéresse davantage le lecteur étranger, notamment français, qui a les moyens de le lire et qui souffre moins de l’analphabétisme : « Le problème est le suivant : un romancier algérien qui écrit en français s’adresse à un public relativement restreint : il est lu par un public étranger beaucoup plus important… » (T. 1, p. 196) Mammeri a d’ailleurs refusé de recevoir le prix des Quatre Jurys : « Je ne voulais pas, je ne voulais pas que mon nom serve de caution à une politique, je dirais même, parce que c’est la réalité, que je l’avais écrit contre cette politique. Il eût été aberrant que par le biais d’un prix quelconque on donnât à mon œuvre le sens exactement contraire de celui que je voulais lui donner. » (T. 1, p. 189)
Toute sa vie, Mammeri aura été au cœur d’enjeux politiques qui ne l’ont pas épargné. Les autorités coloniales et, ensuite, les autorités de l’Algérie indépendante ont voulu récupérer son génie et son sens de la formule afin de faire de son nom et de ses valeurs humanistes le paravent qui aurait caché leurs aspirations tyranniques. A cet effet, on peut citer sa mise au point « A propos des “donneurs de leçons” » dans laquelle il répond à un article diffamant paru dans le journal officiel El Moujahid en 1980.
Si Mammeri a été longuement recherché par les services militaires français pour ses activités au FLN, il sera isolé puis marginalisé par l’Etat algérien. Et aujourd’hui encore des questions restent posées sur la mort dite « accidentelle » du conférencier à l’origine du Printemps berbère en avril 1980, premier soulèvement populaire en Algérie. Car Mammeri dérangeait le régime algérien. En effet, le second tome de ce recueil met en évidence l’engagement de l’anthropologue, « démocrate impénitent », en faveur de sa langue comme de sa culture maternelle, ce qui à l’époque était littéralement considéré comme une hérésie par les autorités politiques et religieuses algériennes.
Ces deux tomes sont une mine d’informations pour le chercheur intéressé par l’œuvre mammerienne mais aussi pour le curieux ou pour le public qui continue à entouré Mouloud Mammeri d’une aura quasi-mystique. Le recueil publié à Alger réunit des écrits et des paroles en quatre langues (allemand, anglais, français et kabyle) d’un scribe qui a de tout temps agi en faveur de la « grande fraternité des hommes » (T. 1, p. 65).

[1] Mouloud Mammeri. Ecrits et Paroles, Tome 1 et 2, textes recueillis par Boussad Berrichi, Alger, éd. CNRPAH, 2008.
Discussion
Rétroliens/Pings
Pingback: Mouloud Mammeri. Entretien avec Tahar Djaout | La Plume Francophone - 14 mai 2014