Jean et Béatrice, oeuvre trompe-l’oeil
par Virginie Brinker
Béatrice passe une annonce : « Avis aux hommes de cette ville. Jeune héritière, lucide et intelligente, qui n’a jamais aimé personne, ni sa mère, ni son père, ni son chat, recherche un homme qui pourra l’intéresser, l’émouvoir et la séduire. Dans l’ordre. Récompense substantielle[1] ». Jean y répond. Ainsi commence la fable de la pièce de théâtre Jean et Béatrice de la dramaturge québécoise Carole Fréchette, mettant en jeu de façon à la fois contemporaine et universelle la quête de l’amour, du couple.
Matérialisme et Idéalisme
Béatrice appartient au monde des idées, elle vit d’ailleurs symboliquement perchée au trente-troisième étage d’un immeuble désert. Est-elle une princesse, elle, la riche héritière ? Est-elle Ève avec son appartement jonché de « pommes rouges et rutilantes[2] », comme le précise la didascalie initiale ? Elle appartient, par ailleurs, plus largement au monde du discours, des théories, et monopolise la parole pendant toute la première moitié de la pièce – « Mais c’est encore moi qui parle. Qu’est-ce que vous disiez déjà[3] ? » –, et ne cesse d’interrompre Jean à grands coups de stichomythie et de bouclage serré des répliques. Sa parole intarissable l’assoiffe ; le flot des mots, des discours, des belles théories a emporté celui de l’eau, de la nature. Les discours d’autrui deviennent pour elle arguments d’autorité (cf l’anaphore de « on m’avait dit » et l’emploi des maximes au présent de vérité générale, à la page 48 : « On m’avait dit : un homme a besoin de penser à une récompense pour se dépenser »). Elle cite aussi le dictionnaire, faisant de l’amour la « disposition à vouloir le bien d’une entité humanisée et à se dévouer à elle ». Elle appartient enfin au monde des livres, – « L’amour, c’est aussi se confronter, s’en vouloir, se crier des noms, puis se tomber dans les bras. Je l’ai lu quelque part[4] » –, au monde des héroïnes des romans d’aventure ponctués d’accidents, de tempêtes, de toit qui s’envole. Ses soudaines crises de sommeil la plongent dans une rêverie dans laquelle elle se complaît, à la manière d’Emma Bovary. Ces rêves- échappatoires se traduisent d’ailleurs scéniquement : « Dans la fenêtre, le paysage se transforme. À partir de ce moment, chaque fois que Béatrice dormira, il y aura, dans la fenêtre, un paysage différent, peut-être un désert, peut-être la mer, peut-être la pluie, la neige, le soleil éblouissant, la nuit noire[5] ».
Le premier mot prononcé par Jean, en revanche, est « Combien[6] ? », et la première paronomase, première source de malentendu entre les deux protagonistes (« qui n’a jamais aidé / aimé personne[7] ») est riche de sens. Jean parle par leitmotiv égrenant sa litanie des « billets de vingt[8] ». Mais ce matérialisme n’est pas simplement idéologique. Jean est prosaïque, certes, là où Béatrice donne parfois dans le lyrisme et l’épique, mais il est également le seul à parler le langage du corps : « Je veux pas une histoire, je veux quelque chose de concret, que je peux toucher, prendre dans mes mains, mettre dans le fond de mes poches…[9] ». S’il parvient à faire taire Béatrice et raconter son histoire au terme de la première épreuve, c’est par exemple en sortant un véritable couteau et en effrayant Béatrice. Mais cette expérience véritable des sentiments, qui manque tant à Béatrice, elle qui ne peut même plus pleurer, est-elle vécue ou fantasmée, éprouvée ou projetée?
Une allégorie de l’art théâtral
Tout est affaire d’illusion et de désillusion en effet. Quand il « joue », c’est-à-dire lorsqu’il passe les épreuves, Jean « se transforme. Il devient animé, vivant, affable. Il sourit[10] ». Et Béatrice se laisse prendre au piège de ses mots enjôleurs, du jeu insistant de son corps. La désillusion n’en est que plus brutale, Jean réclamant, au terme de ses différentes scènes, sa récompense, son argent. Cela poussera Béatrice, par un jeu de miroir, à se démasquer et à mettre fin au jeu de dupes en pointant un à un ses mensonges et affabulations. Symboliquement, ce dont elle se défera – dans une scène dépouillée où tout élément de décor est immédiatement signifiant (les pommes, les bouteilles d’eau) – constitue ce qui peut être considéré comme l’accessoire théâtral par excellence, sa perruque. La mise en scène récente d’Hélène Lebarbier[11], à l’affiche d’A la folie théâtre à Paris du 30 août au 21 octobre 2012, accentue d’ailleurs cet effet en proposant pour cette scène une véritable transformation physique de la comédienne dont les cheveux artificiels d’un noir profond se changent en cheveux blonds et courts, le jeu de la comédienne (Valérie Parisot) s’en trouvant magistralement transformé.
« Vous vous êtes demandé […] si tout ça était une farce finalement ou peut-être un guet-apens[12] ». Cette réplique de Béatrice située dans l’exposition, fait écho à une réplique de Jean, plus loin dans la pièce : « Qu’est-ce que c’est « pour vrai[13] » ? ». Jean et Béatrice, œuvre trompe-l’œil, questionne les rapports entre fiction et réel et réinterroge la mimèsis théâtrale en la mettant en abyme. Depuis le début, comme on l’a vu, les moteurs des personnages (quête de l’ « idée » d’amour et matérialisme) sont profondément antithétiques. En cela naît le conflit, en cela naît donc déjà le théâtre. Béatrice se voudrait d’ailleurs au départ héroïne tragique et se recrée ainsi une genèse, une histoire familiale : « ma mère est morte dans un lac de sang en criant mon nom[14] », avant de se démasquer. Ces jeux sur les conventions théâtrales sont autant de signes en direction du spectateur, le poussant à s’interroger sur les enjeux de cette mise en abyme.
L’annonce que passe Béatrice et les épreuves qu’elle lance à ses prétendants ont une triple finalité à travers laquelle on a du mal à ne pas reconnaître les qualités d’une bonne intrigue théâtrale et plus largement littéraire : « Cette femme cherche un homme qui pourra l’intéresser, l’émouvoir, et la séduire[15] », rappelle en effet en creux le placere (plaire) et le movere (émouvoir) de la rhétorique classique. Béatrice, à l’image du spectateur, ne supporte pas de s’ « ennuyer[16] » et court en permanence le risque de s’endormir. Il faut lui « raconter une histoire qui [la] captive totalement[17] ». Elle se place d’ailleurs délibérément dans une position de spectatrice, dressant artificiellement un quatrième mur entre Jean et elle lors de la deuxième épreuve : « elle trace une ligne imaginaire sur le plancher et place son fauteuil d’un côté de cette ligne. Elle s’assoit[18] », tandis que Jean, lui, confectionne « une espèce de petit théâtre de marionnettes[19] ». Le choix du théâtre d’ombres pour cette scène, dans la mise en scène d’Hélène Barbier, évoquée plus haut, renforce d’ailleurs l’effet théâtral.
Tout se passe donc comme si l’œuvre parlait en creux de l’art qu’est le théâtre et se faisait art poétique. L’absence du troisième terme de la rhétorique ancienne (« docere » – instruire) est cependant significative. La pièce reste ouverte, à l’image du dénouement : Jean s’échappe-t-il ? Reviendra-t-il ? Tout cela n’était-il qu’un songe, un rêve de papier, qu’il s’agit simplement de déchirer, en perçant une ouverture au couteau dans le mur de l’appartement, afin de se réveiller ? En refusant tout didactisme et en laissant la part belle à l’interprétation du lecteur par un dénouement ouvert, tout en questionnant sans fin les codes, conventions et enjeux du théâtre, Jean et Béatrice réussit le pari d’une œuvre captivante sans jamais miser sur la passivité du spectateur.
Carole Fréchette est une dramaturge et romancière québécoise née à Montréal en 1949. Son répertoire compte une quinzaine de pièces parmi lesquelles Les Quatre morts de Marie, Les Sept Jours de Simon Labrosse, Le Collier d’Hélène, Jean et Béatrice, La petite pièce en haut de l’escalier. Sa pièce Jean et Béatrice a été adaptée pour la télévision et ses pièces, traduites jusqu’à maintenant en quinze langues, sont jouées un peu partout à travers le monde. En 2002, La SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) lui décernait, à Avignon, le Prix de la Francophonie pour souligner son rayonnement dans l’espace francophone.
[1] Carole Fréchette, Jean et Béatrice, Léméac-Actes Sud Papiers, 2002, p. 9-10.
[2]Ibid., p. 7.
[3] Ibid., p. 11.
[4] Ibid., p. 59.
[5] Ibid., p. 16.
[6] Ibid., p. 8.
[7] Ibid., p. 9.
[8] Ibid., p. 15.
[9] Ibid., p. 47.
[10] Ibid., p. 18.
[11] Cette pièce concourt d’ailleurs pour le Prix des P’tits Molières qui sera décerné le 25 novembre 2013, réunissant des pièces programmées dans des théâtres parisiens de moins de 100 places. Pour en savoir plus sur cet événement : http://www.lesptitsmolieres.com/
[12] Ibid., p. 8.
[13] Ibid., p. 41.
[14] Ibid., p. 21.
[15] Ibid., p. 10.
[16] Ibid., p. 14.
[17] Ibid., p. 17.
[18] Ibid., p. 28.
[19] Ibidem.
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