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Dambudzo Marechera

Dambudzo Marechera, Soleil noir

« Dambudzo Marechera, un Maître du temps »

par Ramcy S. Kabuya

(Université de Metz/Lumumbashi)

Tout vient à point!

Le lectorat francophone avait découvert Dambudzo Marechera dans un recueil de nouvelles, La maison de la faim paru aux éditions Dapper en 1999. Depuis les traducteurs Jean-Baptiste Evette et Xavier Garnier peinaient à diffuser le roman de l’auteur zimbabwéen. C’est désormais chose faite, grâce à l’éditeur Vent d’ailleurs dont la collection « Fragments » est dirigée par Jean-Luc Raharimanana. Nous pouvons poursuivre avec jubilation la découverte de l’univers très particulier du « plus grand écrivain Zimbabwéen ». Soleil noir [1] est la traduction française de Black sunlight, premier roman de Dambudzo Marechera, paru en 1980. Ce n’est qu’en 2012 que le texte est accessible en Français, indice d’une reconnaissance plus large pour l’écrivain qui pourtant remportait déjà, alors âgé de vingt-sept ans, leGuardian Fiction Prize avec La maison de la faim (The house of Hunger, 1978).

Né en 1952 au Zimbabwe dans un milieu défavorisé, il eut une vie pour le moins tourmentée. Radié de l’université en 1972 pour son activisme politique et son opposition au régime d’apartheid de Ian Smith, le gouverneur indépendantiste de la Rhodésie du Sud, puis expulsé de son pays, Marechera se dirige vers l’Angleterre où il intègre l’Université d’Oxford pour quelques temps. Son tempérament ne le dispose guère à rentrer dans les rangs. Marginal, il mène une existence de bohême et vagabonde dans les rues de Londres, produisant quelques textes au vitriol. Il est incarcéré plusieurs fois pour détention et consommation de drogue. Il retourne au Zimbabwe en 1982 et meurt du Sida, âgé seulement de trente-cinq ans. Romancier, poète, nouvelliste, il est l’auteur de deux romans, plusieurs nouvelles et poèmes.

Pour  un retour vers le  futurisme…

Le caractère déstructuré de ce roman et des personnages qu’il campe, rappelle les avant-gardes littéraires du début du XXème siècle. En le lisant, on ne peut s’empêcher de penser au Manifeste du futurisme[3] de Filippo Marinetti avec lequel Soleil noir entretient d’étranges correspondances. Marechera ne se contente pas uniquement d’y emprunter des phrases : « la poésie doit être cruelle pour attaquer les forces inconnues et les contraindre à se faire humbles devant les hommes » (p.163) : c’est l’ensemble même du roman que l’on peut lire comme l’illustration tardive – mais actuelle – du texte de Marinetti qui déjà en 1909 faisait l’éloge « de la violence, de la vitesse, de la destruction et des belles idées qui tuent ». De quoi parle Soleil noir ? Il est difficile d’y répondre avec assurance.

Soleil noir brasse, plus qu’il ne raconte, les souvenirs du narrateur. Un homme atteint depuis l’enfance d’un mal être persistant, est habité du sentiment de ne pas être au bon endroit et s’en va donc parcourir le monde avec son appareil photo, à la recherche du « peuple authentique », « son vrai peuple » – peut-être simplement pour échapper à sa condition :

J’ai toujours été frappé par l’idée que j’étais né dans le mauvais monde. Mais c’était trop tard, il n’y avait plus rien à faire, sinon m’échapper à la première occasion. (p.24)

Cette sensation se confirme très tôt sous une pesante atmosphère familiale qui laisse présager le drame. Le père est comparé à une arme à feu qui éclate sur la mère et lorsque las des cris et des détonations, le jeune homme tente de s’interposer, il « comprit, une fois pour toute, qu’ [il] était d’une manière ou d’une autre entré dans la mauvaise pièce, dans le mauvais monde » (p.25). Là est le véritable point de départ de ce roman qui suit les déboires continuels et les succès éphémères du narrateur, sans nom, presque sans identité. Après avoir travaillé à des reportages pour un journal d’opposition, son métier de photographe l’amène à rencontrer un groupe de militants qu’il appellera, « dans un moment d’empathie alcoolique » (p.153), la Brigade du Soleil Noir – dont il deviendra le photographe officiel. Lors du démantèlement du mouvement, il s’engage alors dans son tour du monde…

Selon la formule convenue « il était une fois », dans une série de contes guillerets et insouciants s’invitent des êtres totalement inquiétants, l’absurdité du monde, la mort, la violence, et un goût prononcé pour la transgression des limites et du bien-pensant ou bien l’expérience de la déviance – là où tout commence ou recommence. C’est après une longue série de transgressions en compagnie de Susan, une militante extrémiste de l’organisation clandestine du Soleil noir, que le narrateur se sent renaître. Alors, le déchaînement de la violence, le parricide, l’adultère et la pulsion de destruction le réintègrent dans le monde :

Quand nous revînmes à la voiture, déclare-t-il, j’étais un homme sorti de sa tombe puante. J’exultais dans une nouvelle peau, dans un nouvel esprit, dans un monde nouveau et irrésistible. La corruption de ma naissance était bien loin. J’étais arrivé là où j’aurais du être depuis le début » (p.77).

Ce roman qui naît « doucement comme une brise incertaine » (p.11) se transforme peu à peu en une violente tempête destructrice.

Pour commencer, détruire…

A l’instar du manifeste de Marinetti, la destruction a une valeur fondatrice chez Marechera. Ce paradoxe est déjà présent dans le titre dont il convient de souligner le caractère iconoclaste. Cet oxymore placé à l’entame du texte préfigure l’éclatement du sens des mots, la conjugaison hasardeuse entre réalité et hallucination, un chamboulement chaotique qui, dans la construction du roman et au vu du caractère des personnages, pourraient survenir à n’importe quel moment. Le livre nous installe délibérément dans les zones troubles de l’inconfort, « au dessus d’un précipice déchiqueté », suffisamment haut pour contempler la mise à sac systématique de la morale, du couple, de la famille, de l’identité, de l’engagement, de l’écriture, de la civilisation, du langage … et même du récit.

Après l’attaque du Pic du Diable, le repère de la Brigade du Soleil Noir, il ne reste du récit qu’un amoncellement fluide et nerveux de mots et d’images ; une suite de situations inextricablement mêlées entre les témoignages et les impressions d’un narrateur quasi inconscient, sans fil conducteur apparent.

Pour mener à bien son projet, l’auteur place au centre du roman, non pas un personnage, non pas une figure, mais bien cette Brigade à la fois instigatrice, agent et symbole de la déstructuration. Les personnages, ou ceux qu’on peut désigner comme tels, ne sont en réalité que les multiples voix de la B.S.N. protéiforme, inconstant, nihiliste, qui rassemblent dans les grottes du Pic du Diable chargées d’histoire tous « ceux qui voulaient détruire d’une façon ou d’une autre ce qu’il y avait au-dehors » (p.106-7). Dès lors, c’est l’unique voix qui s’élève, celle du groupe, à la première personne du Nous :

Cette austérité purement et simplement vulgaire, c’est la richesse. Nous laissons à notre suite des institutions détruites, des esprits détruits, des panneaux de signalisation détruits, des salles d’audience détruites, des armureries détruites, des globes oculaires ronronnants. Des yeux aux veinules rouges et gonflées cherchaient à capturer le Soleil Noir pour en faire notre héritage. Putain. Ne rien laisser sauf Bouse Sordide Nihiliste. (p.152)

La vie de chaque membre gonfle la charge de ressentiment du collectif : le passé violent de Susan ou Katherine et les échecs de Chris, victime du « fascisme académique », entrent en résonance pour donner à ce groupuscule sa ration de légitimité ; un accomplissement pour ces êtres morts de l’intérieur mais qui vivent à travers la brigade. Celle-ci, comme une créature qui échappe à son créateur, se nourrit de leurs frustrations, croît et occupe tout l’espace vital en les avalant, petit à petit :

Nos paroles et nos gestes nous avaient sans doute mis dans une humeur dont l’ombre allait continuer à croître jusqu’à devenir plus grande que nous. Nous ne pouvions prendre la température de notre sang, déchiffrer les instincts et les réflexes archétypaux. Nous nous considérions comme perdus, tellement perdus qu’il ne restait rien de nous qu’un non-sens […] il n’y avait pas non plus de centre, ni de circonférence, mais pour ainsi dire des nébuleuses en spirales, des galaxies derrière des galaxies, qui explosaient sauvagement… (p.159)

C’est pourtant dans ce chaos qu’émerge la voie de sortie,  une issue inattendue : le soleil noir, c’est aussi la cécité de Marie : « [qui] était dans son soleil noir à elle » (p.57). Aux plus sombres moments de la brigade, lorsque tous sont happés par la jouissance du crime, Marie veille. Sans voir, elle sent : « je sens les choses mortes » (p.35). Malgré sa fragilité, elle perçoit avec clairvoyance « y compris dans les tiroirs fermés à clé [du] cerveau » (p.141) et dit avec justesse, à propos de la brigade : « il nous manque tant de choses à l’intérieur, là où rien ne devrait manquer. Comme si quelque chose d’indéfinissable nous avait été soustrait il y a bien longtemps » (p.158). En s’incluant dans le groupe, elle en devient la conscience, une conscience silencieuse mais absolue, pressentant la fin :

Elle était assise, impassible. Toute son attitude exprimait éloquemment la réserve. Cela me fit soudain prendre conscience qu’elle avait toujours été au courant. Ces bruits brutaux et subversifs. Cette fine branche sur laquelle la Brigade du Soleil noir était précairement installée. La branche fine et sèche d’un arbre épais, mort depuis quatre-vingt-dix ans. Alors que nous étions assis, chez moi, à regarder les nouvelles et à ruminer des projets de campagne contre l’intellect, je savais qu’elle savait qu’un jour cette fine branche allait casser et nous projeter sur le sol dur et taché de sang. (p.152)

Elle survit quasiment seule à la B.S.N. qui n’a aucune emprise sur elle. Pendant que les autres membres sont reclus dans la clandestinité, frappés par la folie, ou « sommairement exécutés, emprisonnés, échappés dans un autre exil destructeur d’âme » (p.24), Marie, dans sa préoccupante fragilité, domine finalement son propre monde : « [cette] maison rendue sombre et vigilante par la cécité de Marie. » (p.125)

Marechera, l’intemporel…

Découvrir avec trente années de décalage un texte ancré dans l’univers nihiliste d’avant la première mondiale laisse présager quelques anachronismes. Aussi inévitables qu’ils puissent être, ils sont insignifiants. Noyés dans la poésie de Marechera qui réussit à jouer admirablement sur le tragique des images pour garder l’esprit en éveil :

Le sens fuit par les trous du toit et tambourine doucement ici et là avant de se rassembler en flaques qui se répandent bientôt en tentacules sur le plancher où je regarde le flot de plus en plus rapide qui s’échappe des entailles à mes poignets dans le but de noyer mes jours amers avec Blanche […] pourtant le souvenir ne disparaît pas avec le soleil couchant, ce coup d’œil vert et glacé à l’immense mer bleue où les cœurs brisés font naufrage… (p.173)

L’écriture volcanique de Marechera oscille entre accalmies et éruptions de mélancolie. Empruntant ses propres chemins, Marechera nous conduitsans ambage au coeur de la tourmente, à l’image du du suicide sus-cité. Entre perplexité et obsession, le lecteur abandonné revient à la lecture perpétuellement, en quête de nouvelles visions, de nouveaux signes.

L’on notera la remarquable mise en abime qui fait échos au débat actuel sur les “identités” et les “responsabilités” des écrivains africains. Un sourire « chargé de tout un Sahara de sentiment » ou un meurtre imaginé sur la personne d’un journaliste qui déclare : « vous êtes peut-être un écrivain mais cela ne vous empêche pas d’être aussi noir que moi » suffit pour tisser des affinités avec un Kossi Efoui [4]. Il se peut d’ailleurs que la posture d’écrivain ne soit pas le seul point commun entre les deux auteurs. Voilà qui ouvre davantage de perspectives.

[1] Dambudzo MARECHERA, Soleil noir, [Black sunlight, 1980], trad. de Xavier Garnier et Jean-Baptiste Evette, éd. Vents d’Ailleurs, coll. « Fragments », 2012.

[2] Dambudzo MARECHERA. La maison de la faim, Paris, éd. Dapper, 1999.

[3] Filippo MARINETTI, Manifeste du futurisme, in Le Figaro, 20 février 1909.

[4] Voir notamment l’entretien avec Kossi Efoui in Boniface MONGO-MBOUSSA, Désir d’Afrique, Gallimard, « Continents noirs ». Kossi Efoui y déclare : « Moi, je n’ai pas l’intention de présenter l’Afrique, je n’écris pas un guide touristique ! » (p. 139-40)

Dambudzo Marechera est un écrivain et poète anglophone né au Zimbabwe en 1952, et disparu prématurément en 1987. Il est découvert par le grand public en 1978 à la parution du recueuil de nouvelles The house of hunger, qui relate l’enfance brutale du narrateur dans la Rhodésie coloniale, et reçoit en 1979 le Guardian fiction prize. Signalons par ailleurs la parution posthume de The Black insider (1990) où Marechera s’interroge sur la survivance de l’art et des idéologies en temps de guerre et, plus avant, questionne la nature de l' »identité africaine ».

 

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Discussion

Une réflexion sur “Dambudzo Marechera, Soleil noir

  1. Pas lu le livre encore. C’est en cours. J’espère que mon appréciation sera aussi enthousiaste que celle de l’auteur de cette critique.

    Publié par Mpesse Gabin | 1 octobre 2014, 18:24

Le tour du monde des arts francophones

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