Texte et Intertextualité. Une étude de Moisson de crânes,
textes pour le Rwanda
par Zakaria Soumare, Faculté des Lettres de Limoges
Abdourahman A. WABERI est né en 1965 à Djibouti. Il vit à Caen (France) depuis 1985 où il enseigne l’anglais. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels Le Pays sans Ombre (1994), Cahier nomade (1996) ou encore Moisson de crânes, textes pour le Rwanda, un recueil de nouvelles paru dans le cadre de la résidence d’écriture « Rwanda, écrire par devoir de mémoire ». En effet, à la demande de Nocky Djedanoum et de Maїmouna Koulibali, organisateurs du festival lillois Fest’Africa, neuf écrivains africains francophones sont allés au pays des Mille collines (Rwanda) en 1998 quatre ans après le génocide rwandais survenu entre le 6 avril et le 4 juillet 1994.
Moisson de crânes, textes pour le Rwanda est le récit douloureux de ce crime sans précédent dans l’histoire du continent africain. Ce texte est construit d’une manière particulière. Contrairement à la méthode traditionnelle de narration dans la fiction romanesque africaine francophone, consistant à narrer linéairement une histoire du début à la fin, l’auteur de Moisson de crânes émaille son texte des citations d’auteurs africains et étrangers. Ce qui, du reste, crée une sorte de dialogue des textes (nous y reviendrons) qui donne l’impression d’assister à une sorte d’échanges d’idées entre le texte (A) et ses intertextes. C’est ce dialogue entre le texte d’origine – que nous désignerons tantôt texte (A) – et les autres textes que nous nous proposons d’étudier dans cette étude. Mais avant d’analyser le rapport existant entre texte et intertextualité dans Moisson de crânes, revenons sur la notion de texte et d’intertextualité à la lumière de quelques théories. Il s’agira particulièrement de donner quelques idées sur la relation entre texte et intertextualité, surtout en nous appuyant sur le rôle joué par la citation et l’épigraphe.
Texte et intertextualité : terminologie
Le professeur Romos Lzquierdo, dans sa conférence tenue au SAL à l’Université de Paris Sorbonne le 18 mars 2005 s’interrogeait : quoi de plus aventureux que de se poser la question qu’est ce qu’un texte? Étymologiquement, texte vient du latin textus qu’on peut traduire par « tissu », « tisser », « trame ». Ce qui implique la notion d’unité. Le texte, en d’autres termes, peut être défini comme étant tout discours écrit ou oral porteur de message destiné à un public déterminé. Ainsi, les récits oraux des troubadours du Moyen-Âge européen qui sillonnaient les campagnes pour déclamer leur message, de même que ceux des griots africains qui chantaient des louanges lors des cérémonies sont considérés comme des textes au même titre que les textes imprimés.
Cependant, ce qui prévaut dans la définition du mot « texte », c’est la notion d’unité sémantique. Le Robert le définit comme suit : « le texte est un discours en tant qu’il est organisé ou une unité de discours organisé autour d’une cohérence propre ». Il semble donc clair que la notion de texte est plus qu’une simple juxtaposition des mots, des syntagmes et des phrases de toutes sortes. L’ensemble de ses constituants forme un tout indissociable. Autrement dit, en termes plus explicites, tous les termes d’un texte doivent être « solidaires » (Benveniste).
Le texte est, dans ce cas, « une chaîne linguistique parlée ou écrite formant une unité communicationnelle » [Zakaria Soumaré]. Il s’avère donc intéressant de signaler que tout discours (texte) oral ou écrit, qui ne respecterait pas ces critères de cohérence et d’unité sémantique, ne pourrait être qualifié d’authentique texte littéraire. De fait, la considération de l’unité de sens et de forme dans la définition d’un texte littéraire interroge de nombreux théoriciens dont Roland Barthes dans son célèbre article intitulé « Théorie du texte ». Barthes y affirme que « le texte [est un] tissu des mots engagés dans l’œuvre et agencés de façon à imposer un sens stable et autant que possible unique ». Ce qu’il faut retenir de ces quelques définitions du texte, c’est bien la notion d’unité sémantique et de cohérence qui lui donne toute sa raison d’être.
D’aussi loin que remonte l’histoire de l’humanité, les hommes ont recouru aux paroles ou discours tenus par d’autres hommes pour appuyer leur argumentation. Ainsi la pratique intertextuelle a bien existé avant la lettre. Cependant, il faut attendre plusieurs siècles pour que la notion d’intertextualité puisse enfin être étudiée et définie. Au début, cette notion a été l’objet de diverses dénominations, comme le rappelle Thiphaine Samoyault :
Le terme d’intertextualité a été tant utilisé, défini, chargé de sens différents qu’il est devenu une notion ambiguë du discours littéraire. Souvent on lui préfère aujourd’hui des termes métaphoriques qui signalent d’une manière moins technique la présence d’un texte dans un autre : tissage, bibliothèque, entrelacs, incorporation ou tout simplement dialogue. (Samoyault, 5)
On peut définir l’intertextualité comme un dialogue entre deux ou plusieurs textes. En d’autres termes, aucun texte n’existe ex nihilo. Tout texte est d’une manière ou d’une autre la reprise d’un texte précédent, par le recours à la citation, l’allusion, le pastiche, le plagiat, le collage…
Officiellement, le terme d’intertextualité est entré dans l’histoire de la critique littéraire occidentale avec Julia Kristeva qui recourt au terme d’intertextualité dans deux de ses articles publiés dans la Revue Tel Quel. Le terme a été repris quelques années plus tard dans son ouvrage intitulé Sémiotikè (1969), où Kristeva définit l’intertextualité comme un « croisement dans un texte d’énoncés pris à d’autres textes » (115). On a ainsi une sorte de « pont » établi entre un texte (A) et un texte (B). Le texte (B) est considéré comme le « fournisseur d’idées » du texte (A) en ce sens qui lui sert de support.
Après Kristeva, le terme d’intertextualité a été repris par Roland Barthes et Michel Rifaterre. « Tout texte, écrit Barthes, est un tissu nouveau de citations révolues ». Ce qui veut dire que tout auteur d’un texte (A) puise nécessairement dans sa « bibliothèque personnelle », hypothèse soutenue par Gérard Genette dans Palimpseste.
L’intertextualité est, selon Genette, « sous sa forme la plus explicite […] la pratique traditionnelle de la citation […] Sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat […] Sous une forme encore moins explicite […] l’allusion. » (Genette, 8)
Après cette brève mise au point, il s’agit maintenant essayer d’analyser d’une manière sommaire le rapport existant entre texte et intertextualité à travers Moisson de crânes, textes pour le Rwanda.
« Un tissu révolu de citations » [Barthes]
Il s’agit désormais de voir quels rapports le texte de Waberi entretient avec ses intertextes. De prime abord, une analyse titrologique de Moisson de crânes, textes pour le Rwanda renseigne déjà sur sa composition. De fait, « textes pour le Rwanda », typographiquement, montre que l’auteur construit son œuvre non plus sur la base du récit linéaire mais plutôt sur celle du récit fragmentaire : au lieu d’un seul texte, on aura une pluralité de textes.
Cette diversité de textes dans un texte (Moisson de crânes) s’explique par le souci de l’auteur de mettre l’accent sur la tragédie rwandaise de 1994 : en trois mois (entre le 6 avril et le 4 juillet) près d’un million de Tutsi rwandais ont péri. En insérant à son recueil des fragments de textes d’auteurs africains et étrangers, Waberi ajoute des voix d’autorité à son argumentation, gage d’un supplément d’empathie mais aussi d’une mise à distance de ses propres affects.
On s’intéressera au rôle de la citation et de l’épigraphe dans Moisson de crânes. La citation est un élément non négligeable de la pratique intertextuelle, définie par Antoine Compagnon comme « la répétition d’un discours dans un autre » (56). Au vu de la fréquence des citations dans le corps du texte, on peut définir Moisson de crânes comme « un texte-carrefour », dans la mesure où il convoque la pensée des grands auteurs qui ont largement réfléchi sur les grands maux dont souffre notre monde.
On a en effet recensé 15 citations (épigraphes comprises) dans ce texte d’une centaine de pages. Waberi cite constamment les grands créateurs de la littérature francophone, comme Aimé Césaire, ainsi que d’autres auteurs étrangers. A la page 9 de Moisson de crânes, textes pour le Rwanda, on a cette citation attrayante : « écoutez ceci, les anciens, prêtez l’oreille, tous les habitants du pays ! Est-il de votre temps survenu rien de tel, ou du temps de vos pères ? Racontez-le à vos fils, et vos fils à leurs fils, et leurs fils à la génération qui suivra ». Ici Waberi ne précise pas la référence de la citation. Autrement dit, aucun nom d’auteur ne l’accompagne. Il la fait seulement suivre de Livre de Joël I : 1-2.
Ce qui nous intéresse ici, c’est le rapport que cette citation entretient avec le texte (A) ou le texte d’origine, c’est-à-dire Moisson de crânes, textes pour le Rwanda. Ce rapport est celui d’introducteur. Autrement dit,Waberi cite cet extrait du Livre de Joël comme pour souligner la gravité sinon le caractère indicible du drame qu’il va raconter à ses lecteurs. L’impératif « écoutez » sert à capter l’attention du lecteur. Cette fonction phatique de la communication est plus que nécessaire, car elle permet de « soustraire » le lecteur de toute distraction pouvant l’éloigner de sa lecture.
Ainsi, placée au début du récit de Moisson de crânes, juste après les remerciements, cette citation programme la modalité de lecture. Cette citation-épigraphe joue un rôle important dans la compréhension du texte (A), dans la mesure où « l’épigraphe, détachée du texte qu’elle surplombe et en quelque sorte introduit, est généralement constituée d’une citation suivie d’une référence à son auteur et/ou au texte dont elle est issue » (Compagnon, 46).
Néanmoins, ce que l’on remarque chez Waberi, c’est l’absence de référence complète, comme nous l’avons déjà souligné plus haut. S’il cite des auteurs, il ne se soucie pour autant pas de donner toutes les références nécessaires permettant au lecteur d’aller approfondir la réflexion. Ce qui, du reste, ne facilite pas la critique des sources.
Par ailleurs, le rapport entre un texte (A) et ses intertextes obéit à un certain nombre de critères académiques que tout auteur qui cite ou « exploite » des extraits d’un autre auteur se doit de respecter, sous peine d’être taxé de plagiat. Ainsi, quand on cite un extrait d’un auteur, on doit scrupuleusement indiquer toutes les informations référentielles permettant au lecteur curieux d’aller chercher « le texte-mère » d’où est tiré l’extrait.
L’épigraphe, tout comme la citation, occupe une place non négligeable dans le récit de Waberi. Elle permet en effet au texte (A) de « s’approprier les qualités, et le renom d’un auteur ou d’un texte précédents, que ces derniers lui transmettent par effet de filiation : la place de l’épigraphe, en exergue au dessus du texte suggère la figure généalogique ». La présence de ces épigraphes dans le texte d’origine permet donc à son auteur de confronter sa pensée avec celle des sommités de la littérature mondiale. Ces épigraphes créent ainsi l’impression d’un dialogue intertextuel où les idées s’enchaînent, s’enchâssent et se renforcent pour mieux faire ressortir la douleur et les souffrances des milliers de Tutsi rwandais victimes d’un génocide sans précédent dans l’histoire du Rwanda et de l’Afrique.
De même que l’épigraphe, la citation, par sa place dans le corps du texte, joue un rôle non négligeable dans la compréhension du rapport texte-intertexte dans Moisson de crânes, textes pour le Rwanda. Prenons par exemple cette citation de Primo Lévi que nous trouvons chez Waberi :
Les exécuteurs zélés d’ordre inhumain n’étaient pas des bourreaux-nés, ce n’étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres, c’étaient des hommes quelconques […] Ceux qui sont les plus dangereux ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter. (88)
De fait, cet intertexte permet de mieux comprendre le texte de Waberi. Il souligne, en effet, la banalisation des crimes inhumains, dont la tragédie rwandaise de 1994. Le rapport que le texte (A) entretient avec son intertexte est dans ce cas on ne peut plus parlant. Dans Moisson de crânes, textes pour le Rwanda, tous les éléments intertextuels viennent « prêter main forte » à la pensée de Waberi.
Filiations littéraires : Waberi-Césaire
L’auteur le plus couramment cité par Waberi est le poète martiniquais Aimé Césaire. Tout au long du texte de Moisson de crânes, textes pour le Rwanda, on trouve des extraits de ce poète de la Négritude tirés de la pièce de théâtre Et les chiens se taisaient – Waberi intitule d’ailleurs un chapitre Et les chiens festoyaient.
Dans ce cas, on a un rapport de complémentarité entre le titre (A) de Waberi, et le titre (B) de Césaire. En se s’alignant à la pensée de l’un des grands poètes francophones, Waberi assume une posture d’humilité intellectuelle. Car, comme il le disait lui-même au début de Moisson de crânes, textes pour le Rwanda « cet ouvrage s’excuse presque d’exister. Sa rédaction a été très ardue, sa mise en chantier différée ». Le recours à Césaire pourrait ainsi être considéré comme un « secours » qui viendrait à point nommé aider un auteur dans la difficulté de rédiger un texte sur un sujet trop douloureux. Ainsi, le rapport entre le texte (A) et le texte (B) témoigne d’une relation de confiance.
Le « croisement dans un texte [A] d’énoncés pris à d’autres textes » permet une certaine réflexion sur le rapport qu’un texte entretient avec l’Histoire de la littérature. Citer un texte ancien ou moderne prouve que l’auteur du texte citant (le texte A) a du respect pour celui du texte cité (le texte B). Ainsi, quand Abdourahman A. Waberi mentionne constamment dans son essai des citations d’Aimé Césaire ou de Wolé Soyinka, cela témoigne d’une inscription des anciens dans sa propre tradition littéraire littéraire.
Moisson de crânes est un témoignage sur le drame génocidaire, écrit dans des circonstances particulières. En résidence d’écriture au Rwanda, les écrivains se sont confrontés à l’indicible dont ils ont du assumer d’être les relais de parole. Dès lors, l’intertextualité intervient pour fournir des paroles d’autorité à l’écrivain qui ne se sent pas assez légitime, dépassé par sa responsabilité, son « devoir de mémoire ». Dans ce cas, le rapport entre texte et intertexte est un rapport de filiation, de parrainage.
Waberi, en parsemant son texte d’extraits tirés d’œuvres différentes, a pu ainsi surmonter la difficulté liée à l’expression, au moyen des mots, de tant d’horreurs. Le rapport entre texte et intertextualité est, dans ce cas, on ne peut plus parlant dans Moisson de crânes, textes pour le Rwanda. Le texte (B) est ainsi une sorte de « renfort » qui viendrait « soulager » le texte (A) dans une situation difficile.
Nous remarquons d’ailleurs que la pratique intertextuelle, de même que la rupture des codes narratologiques se retrouve chez d’autres auteurs qui ont participé au projet « Rwanda, écrire par devoir de mémoire ». C’est le cas par exemple de Boubacar Boris Diop dans son roman qui s’intitule Murambi, le livre des ossements. Dans ce texte, en effet, la linéarité du récit est rompue par la multiplication des voix narratives ou des points de vue qui consiste à donner la parole aux bourreaux et aux victimes du génocide rwandais afin d’avoir une vision plus nuancée de ce qui est arrivé aux Tutsi.
Ce phénomène est le signe d’une nouvelle étape de tradition littéraire africaine francophone. Nous comprenons donc que le rapport entre texte et intertextualité dans cet essaie de Waberi est plus qu’un simple fait stylistique. Sans doute, comme nous l’avons signalé plus haut, il permet à l’auteur de ce texte de témoignage sur le génocide rwandais de 1994 de « confronter » sa réflexion avec celle d’autres penseurs, mais aussi et surtout ce rapport témoigne d’un besoin de libérer le style de l’écrivain.
Le rapport que Moisson de crânes, textes pour le Rwanda entretient avec ses intertextes est un rapport de « renforcement ». Nous constatons ce même rapport dans presque tous les textes publiés sur la tragédie rwandaise de 1994. Tandis que Boubacar Boris Diop multiplie les témoignages pour respecter l' »effet de réel » (Barthes), Koulsy Lamko, auteur de la Phalène des collines, procède par compilation des extraits issus des textes publiés sur le génocide de 1994 et crée le spectacle « Corps et Voix, Paroles Rhizomes ». Nous remarquons que cette méthode utilisée par Lamko ressemble à celle pratiquée par Waberi dans Moisson de crânes, textes pour le Rwanda. Dans tous les deux cas, nous avons affaire à un dialogue de textes qui rythme la pensée des deux auteurs. Ce dialogue entre des textes différents est d’autant plus utile voire nécessaire qu’il aide à faciliter la compréhension du génocide des Tutsi.
Travaux cités
COMPAGNON, Antoine, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979. DIOP, Boubacar Boris, Murambi, le livre des ossements, Paris, Zulma, 2000, rééd. 2011. DURCOT J., Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, Points, 1995. GENETTE, Gérard, Palimpseste, Paris, Seuil, 1982. KRISTEVA, Julia, Sémiotikè. Recherche sur une Sémanalyse, Paris, Seuil "Tel Quel", 1969. LAMKO Koulsy, La phalène des collines, Butare (Rwanda), éd. Kuljaama, 2000. LZQUIERDO, Ramos, « De la textualité : de sa taxinomie, de sa représentation et de sa dynamique », dans Le texte et ses liens, Paris, Indigo, 2006, p. 59-75. SAMOYAULT, Tiphaine, L’intertextualité. La mémoire de la littérature, Paris, Armand Collin, 2005. WABERI, Abdourahman Ali, Moisson de crânes, Paris, Serpent à Plumes, 2000.
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