« Quand les Lettres construisent la République »
par Marius-Yannick Binyou-Bi-Homb (Université de Dschang, Cameroun)
Par République mondiale des lettres, Pascale Casanova entend l’idée d’un univers à la fois secret, invisible et concret et perceptible, dans lequel s’affronteraient territoires et espaces littéraires indépendamment des tracés politiques. (p.20). Cet espace littéraire mondial s’incarne par les écrivains eux-mêmes qui constituent et composent l’Histoire littéraire. Dès la préface Le Motif dans le tapis, Pascale Casanova propose une nouvelle approche de l’œuvre littéraire dans un mouvement à la fois diachronique, synchronique et universaliste. La métaphore qu’elle emprunte à l’œuvre d’Henry James, Le Motif dans le tapis, stipule qu’il faut non seulement « chercher dans les textes l’expression d’une profondeur excédant le sens manifeste » (p.18), mais « changer le point de vue sur l’œuvre (sur le tapis) », comprendre que le motif « n’apparait que lorsque sa forme et sa cohérence jaillissent soudain de l’enchevêtrement et du désordre apparent d’une configuration complexe » (p.19). Il faut donc « prendre de la distance par rapport au texte lui-même pour observer dans sa totalité la composition du tapis, comparer les formes récurrentes, les ressemblances et dissemblances. » D’où cette nouvelle perspective critique de l’œuvre littéraire :
La superbe complexité » de l’œuvre mystérieuse pourrait trouver son principe dans la totalité, invisible et pourtant offerte, de tous les textes littéraires à travers et contre lesquels elle a pu se construire et exister, et dont chaque livre apparaissant dans le monde serait un de ses éléments. Tout ce qui s’écrit, tout ce qui se traduit, se publie, se théorise, se commente, se célèbre serait l’un des éléments de cette composition. Chaque œuvre, comme « motif », ne pourrait donc être déchiffrée qu’à partir de la totalité de la structure qui a permis leur surgissement. Chaque livre écrit dans le monde et déclaré littéraire serait une infirme partie de l’immense combinaison de toute la littérature mondiale. (p.19-20)
C’est la conception globale que Pascale Casanova donne de l’espace littéraire mondial, la République mondiale des Lettres :
Des contrées où la seule valeur et la seule ressource seraient la littérature ; un espace régi par des rapports de forces tacites, mais qui commanderaient la forme des textes qui s’écrivent et circulent partout dans le monde ; un univers centralisé qui aurait constitué sa propre capitale ; ses provinces et ses confins, et dans lequel les langues deviendraient des instruments de pouvoir. En ces lieux, chacun lutterait pour être consacré écrivain ; on y aurait inventé des lois spécifiques, libérant ainsi la littérature, au moins dans les régions les plus indépendantes, des arbitraires politiques et nationaux.
L’ouvrage se compose de deux grands chapitres : Le monde littéraire, Révoltes et révolutions littéraires. Le premier chapitre, Le monde littéraire, est centré sur l’Histoire littéraire de la République mondiale des lettres et ses origines françaises via La Pléiade de Du Bellay en bataille contre le Latin au Moyen-âge ; ses métamorphoses au 18ème siècle avec les traductions allemandes jusqu’à ce que Paris devienne la capitale incontestée de ladite République « au point d’en fixer le méridien de Greenwich ». C’est ce que décrivent les deux premières articulations du chapitre (Principes d’une histoire mondiale de la littérature, L’invention de la littérature) qui se veulent une approche diachronique. Les trois autres articulations : L’espace littéraire mondial, La fabrique de l’Universel et De l’internationalisme littéraire à la mondialisation commerciale brossent, dans le moindre détail, le mode de fonctionnement, les outils et les instances de légitimation de l’espace littéraire international et débouchent sur ses dérives : cette tendance à faire de l’œuvre une réalité tout d’abord commerciale aussi bien par l’écrivain que par l’éditeur.
Le second chapitre, Révoltes et révolutionnés littéraires, constitue un miroir synchronique des luttes tacites que livrent les littératures périphériques (Les petites littératures) pour sortir des barrières politico-nationales mais également en affrontant le centre. De cette bataille, une alternative pointe à l’horizon : soit l’assimilation aux règles fixées par le centre afin de sortir de leur exil (Les assimilés), soit la révolte qui se manifeste par le développement d’un style et d’une thématique canonisant les valeurs nationales, d’où le refus de faire partie de l’univers mondial (Les révoltés), soit, enfin, la révolution, une sorte de mi-chemin entre l’assimilation et la révolte. Les révoluionneurs ne sont ni assimilés ni révoltés. Ils sont dans l’entre-deux. Sorte de chemin que semblent emprunter une pléthore d’écrivains qui non seulement « inventent de nouvelles langues littéraires » (p. 479) mais constituent une force majeure pour les littératures périphériques en concurrence avec le centre. C’est grâce à eux que le déclin de Paris est annoncé. Alors de nouveaux centres ont vu le jour et continuent de voir le jour.
Pascale Casanova est née en 1959. Elle est critique littéraire et chercheur. Ses travaux portent sur la constitution du champ littéraire international et sur l’analyse des textes littéraires en tant que positions et objets de lutte dans cet espace mondial (le paradigme esthétique confronté à l’enjeu socio-historique), et poursuivent un champ d’étude ouvert par le sociologue Pierre Bourdieu.
Ouvrage cité
Pascale CASANOVA, La République mondiale des lettres, réed. Seuil, Paris,1999, 2008, 504 p.
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