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Chronique/actualité

Michel Tremblay, La grande mêlée

La grande mêlée de Michel Tremblay

« Ou la force magique de Montréal »

par Victoria Famin 

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Figure fondatrice de la littérature québécoise depuis la Révolution Tranquille des années 1960, Michel Tremblay ne cesse de nourrir son œuvre littéraire. En 2011 il publie chez Actes Sud un roman qui s’insère pleinement dans sa production littéraire : La grande mêlée. Il s’agirait d’un texte qui complète la fresque familiale que l’auteur construit depuis plus de quarante ans. En effet, il avait rédigé En pièces détachées en 1966, texte dramaturgique qui constitue le premier volet d’une saga et qui s’inspire d’éléments autobiographiques pour prendre rapidement un envol fictionnel. Le dernier roman de Tremblay serait la dernière pièce de ce que l’auteur appelle son « puzzle », mais il peut être lu comme un roman à part entière, tant sa structure autonome est finement travaillée.  

La grande mêlée présente au lecteur les préparatifs de la noce de Rhéauna et Gabriel, un jeune couple qui vit à Montréal, menant une vie modeste, mais qui décide d’offrir une fête luxueuse et inoubliable pour leur mariage. Le roman, centré sur les préambules de la grande mêlée que sera la fête, présente un monde réaliste et en même temps onirique qui permettrait de penser à un réalisme magique à la québécoise. Le prologue du roman pose les bases d’un monde qui oscille entre la réalité de la description de la ville de Montréal dans les années 1920 et la magie des personnages de Florence, Rose, Violette et Mauve, qui proposent un regard merveilleux sur ce monde :

Rose, Violette, Mauve et leur mère, Florence, sillonnaient donc les rues de la métropole à la recherche du leveur de lune qu’elles avaient donné au monde et qui leur avait échappé en suivant sa sœur en ville. […] Si elles avaient été visibles, on aurait pu se demander qui étaient ces dames d’un autre âge, habillées comme au siècle dernier, engoncées dans d’imposantes tenues sanglées à la taille, gantées été comme hiver, coiffées de chapeaux sophistiqués et larges, […] Mais elles déambulaient à travers la ville sans que personne ne les voie jamais[1].

La puissance des différents personnages féminins qui parcourent le roman permet à l’auteur de créer ou plutôt de recréer un univers à partir d’un portrait très réaliste de la ville de Montréal au début du xxème siècle. Cet ouvrage donne à voir un monde presque féerique mais étroitement lié à l’espace montréalais. Grâce au travail d’écriture, le lecteur est amené à oublier les contraintes spatio-temporelles pour croire entièrement en l’existence de ce que Tremblay dépeint.

L’écriture d’une époque

Que l’on considère ce roman comme un maillon de la saga de Tremblay ou comme un roman isolé qui est une totalité en lui-même, il est de toute évidence le résultat d’un projet ambitieux. Si l’auteur tient à présenter son œuvre comme la « traversée d’un siècle », La grande mêlée tente de décrire une époque : les années 1920 à Montréal. En ce sens, l’écriture de cette période passe par une recherche minutieuse qui essaie de reconstruire le temps passé non pas par le biais des références historiographiques mais par la reconstitution du quotidien montréalais et des petits éléments qui ont marqué le vécu d’une société. Ce travail représente un défi hors pair, car il s’agirait alors de faire apparaître les détails parfois banals qui sont pourtant la garantie d’une inscription temporelle.

L’omniprésence des personnages féminins dans le roman appelle l’évocation des modes vestimentaires comme un code pour le décryptage des références temporelles :

J’ai ben peur que ce soit la fin de tes vieilles bottines, ma pauvre Tititte. Tu vas être obligée de te mettre aux souliers comme tout le monde. […] Tu devrais en profiter, aussi pour abandonner les voilettes… C’t’à ton tour de jouer à la femme moderne…[2]

Les atours vieillots de la tante de Rhéauna évoquent un temps passé qui devrait céder sa place au présent. Il s’agit d’un présent qui entraîne la jeunesse dans cette décennie de grands changements vestimentaires, qui supposent par la même occasion un changement au cœur de la société. Pourtant, le lecteur reste fasciné par le décalage entre ce présent du récit qui lui est lointain et le présent de l’écriture, qui coïncide avec celui de la lecture. La fraîcheur avec laquelle le personnage de la jeune fille fait référence à la modernité fonctionne comme un clin d’œil adressé à un lecteur qui ne saurait voir un signe de transgression dans le port des souliers.

Le topos du changement vertigineux, qu’il soit bien accueilli par les personnages jeunes ou simplement subi par les figures de la maturité, traverse le roman rappelant la dynamique du xxème siècle. Ces continuelles mutations semblent s’accentuer dans l’espace privilégié de la ville de Montréal, réceptacle de toutes les expressions de la modernité :

T’aimes pas que les choses changent, hein ? […] Non. Mais je suppose que ça sert à rien. J’vas être obligée de m’habituer. Vous aussi. Surtout en ville où tout change si vite…[3]

Ainsi la ville semble-t-elle participer pleinement au passage d’un mode de vie à l’autre, qui correspond dans le roman aux différentes générations de la famille de Rhéauna et de Gabriel. Montréal n’est pas alors un simple décor sur lequel s’inscrit l’histoire des mariés mais une entité à décrire, à réécrire pour lui donner une nouvelle vie littéraire.

L’écriture d’une ville

Montréal est une ville qui s’écrit dans la prose de Tremblay par le biais du joual[4]. L’auteur, qui fut le premier à lui donner une place dans la littérature, lui accorde le rôle de ciment de la ville car il rappelle constamment l’ancrage d’une société dans un lieu spécifique. Ainsi, les dialogues abandonnent le français standard et adoptent le sociolecte québécois.

L’écriture de la ville se fait aussi et principalement à travers la mention des rues et des lieux montréalais. Aussi, lorsque Gabriel demande à Josaphat, son oncle violoniste, pourquoi il joue toujours dans les mêmes endroits, la référence à la division de Montréal en deux espaces, l’un francophone et l’autre anglophone, confirme la volonté de reconstruire cette ville en mettant en relief sa spécificité :

Pourquoi vous allez pas dans les grands magasins de l’ouest de la ville ? Ça payerait peut-être mieux. Les violoneux intéressent pas les Anglais. Y aiment mieux la cornemuse…[…] Je le sais. Disons que c’est juste un bon vieux préjugé. Y en ont sur nous autres, je vois pas pourquoi on en aurait pas sur eux autres. Mais tu comprends, dans les grands magasins de l’ouest, j’aurais l’impression de quêter. Un autre pauvre French Canadian qui tend la main aux riches Anglais. Sur la rue Mont-Royal, j’ai l’impression de jouer pour mon monde[5].

Cette tension entre anglophones et francophones se ressent non seulement au sein de la ville de Montréal mais également dans certaines scènes qui dépassent le cadre de la ville pour ouvrir l’espace au territoire canadien.

Cette ouverture de la conception de l’espace place néanmoins la ville de Montréal au cœur du roman, car elle exerce une attraction inévitable chez les personnages liés à la campagne, comme Rose : « Elle est sur le point de céder. Montréal. La grande ville. Le bruit. La foule, partout, tout le temps. Les lumières, le soir, les théâtres, les cinémas[6] ». Dans l’imaginaire de Rose, Montréal ou Morial, comme l’appelle le personnage, entre en contraste avec Duhamel et cette comparaison rappelle l’opposition traditionnelle entre la ville et la campagne. Mais Montréal attire également des personnages habitués à la vie dans d’autres villes comme Ti-Lou, prostituée vieillissante d’Ottawa : « Elle a été charmée par la vie nocturne de la métropole canadienne qui a la réputation, méritée, d’être une ville un peu folle et très ouverte d’esprit, si on fait abstraction du joug de la religion catholique sur la population francophone[7] ». La ville de Montréal attire une diversité de caractères qui constitue justement la matière de cette grande mêlée familiale que l’auteur présente à son lecteur.

L’écriture d’une famille

Ce roman présente une histoire familiale articulée autour de deux axes, celui du couple de Gabriel et de Rhéauna et celui qui réunit Victoire, Josaphat et Télesphore. Mais l’attention du lecteur est orientée, dès les premières pages, vers les figures féminines qui portent le roman. Les femmes de chaque génération et des deux familles se montrent fortes, disposées, chacune à sa manière, à faire face aux problèmes, parfois superficiels, parfois tragiques, qui rythment leur existence. En ce sens, le personnage de Maria, la mère de Rhéauna, est un exemple parlant de cette image des femmes fortes auxquelles Tremblay semble rendre hommage :

Elle n’a pas d’argent pour payer le mariage de sa fille. Dans quelques heures, elles seront, Rhéauna et elle, dans un salon d’essayage devant des robes hors de prix. Les invitations sont envoyées, les réponses ne tarderont pas à arriver. Elle va perdre sa fille aînée qui l’a remplacée auprès de son frère et de ses sœurs depuis si longtemps. Comment va-t-elle faire ? Comment s’en sortir[8] ?

C’est justement autour de ces femmes, souvent accablées par des tâches insurmontables que les familles de Rhéauna et de Gabriel se construisent. Mais la famille de Rhéauna semble se dédoubler, se multiplier à l’infini par la prolifération de ses membres, introduits au fur et à mesure que les invitations à la noce arrivent. Cette construction hyperbolique du réseau familial se reflète dans la structure du roman qui semble être fragmentaire mais en même temps profondément unifié car cimenté par les liens du sang.

Les Desrosiers, les membres de la famille de Rhéauna, sont éparpillés dans le sol canadien, séparés par des milliers de kilomètres ainsi que par des événements plus ou moins douloureux et des secrets qu’ils cherchent à effacer. Dans cette configuration, la noce de Rhéauna et de Gabriel les attire et les réunit, malgré tout, autour de cet événement festif. Ainsi, telles des rivières dévalant le territoire québécois et même canadien, les tantes, oncles, cousins et cousines se retrouvent pour une grande et joyeuse mêlée dans ce centre mythique de la prose de Tremblay qu’est Montréal.

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Michel Tremblay est un dramaturge et romancier québequois, né à Montréal en 1942. Consultez notre dossier consacré à la littérature québéquoise ici.

[1] Michel Tremblay, La grande mêlée, Montréal, Leméac-Actes Sud, 2011, p. 16-17.

[2] Ibidem, p. 173.

[3] Ibidem, p. 21.

[4] Il s’agit d’un sociolecte issu de la culture populaire québécoise. Son nom, « joual », résulte de la transcription de la façon de prononcer le mot « cheval ». Ce n’est qu’à partir de la Révolution Tranquille qui est menée par les artistes et intellectuels québécois dans les années 1960 que ce parler obtient une reconnaissance sociale. En ce sens, Michel Tremblay peut être considéré comme une figure de proue du mouvement de revalorisation du joual en tant que patrimoine linguistique et identitaire des Québécois.

[5] Michel Tremblay, La grande mêlée, op. cit., p. 133.

[6] Ibidem, p. 171.

[7] Ibidem, p. 55.

[8] Ibidem, p. 140.

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