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Comptes-rendus de lecture, Enseignants, étudiants, élèves

Ahmed Hafdi, Cette belle poussière jaune d’Uruk

« Au temps de Gilgamesh, mémoire, écriture et réécriture »

par Virginie Brinker

 

Alors que les programmes des écoles françaises, y compris dans leur dernière mouture, accordent une place importante en classe de sixième à la littérature de l’Antiquité, notamment au Récit de Gilgamesh, et à la thématique des réécritures en classe de première littéraire, le dramaturge marocain Ahmed Hafdi publie, après L’Invité d’Allah ou l’orphelin grain de sable[1], en 2009 le second volet de sa trilogie : Cette belle poussière jaune d’Uruk[2], pièce de théâtre qui s’inspire directement de l’épopée de Gilgamesh.

Cinquième roi de la cité d’Uruk située dans l’ancienne Mésopotamie dans le sud de l’Irak actuel , Gilgamesh aurait régné vers 2600 avant J-C et a donné naissance à l’un des grands textes fondateurs de l’Humanité[3] et à la première œuvre littéraire que nous connaissions, transmise par le premier système d’écriture inventé par les humains, l’écriture cunéiforme (de cuneus, coin) en raison de la forme des caractères créée par l’empreinte de la pointe du roseau sur l’argile.

Dans la région qui s’étend entre le Tigre et l’Euphrate, le peuple des Akkadiens au nord et des Sumériens au sud ont à eux deux construit une civilisation dont le rayonnement a duré pendant trois millénaires, avant d’être oubliée pendant 2000 ans. La lecture de L’Epopée de Gilgamesh et de ses réécritures est l’un des moyens de mieux comprendre les représentations du monde de cette civilisation lointaine, cette terre « nombril du monde / À la croisée des chemins ». Par ailleurs, les exploits de Gilgamesh évoquent ceux d’Ulysse et d’Hercule et offrent une réflexion philosophique sur la vie éternelle, la dictature et l’amitié. Ces dimensions ne sont pas absentes de Cette belle poussière jaune d’Uruk, mais si l’œuvre d’Ahmed Hafdi, par son caractère éminemment poétique, est à la confluence des genres, elle présente aussi une image du héros qui mérite d’être méditée.

Réécritures

Les Instructions officielles de la classe de 1ère L spécifient dans le cadre de l’objet d’étude consacré aux réécritures :

L’objectif est de faire réfléchir les élèves sur la création littéraire en l’abordant sous l’angle des relations de reprise et de variation par rapport aux œuvres, aux formes et aux codes d’une tradition dont elle hérite et dont elle joue. On leur fait ainsi prendre conscience du caractère relatif des notions d’originalité et de singularité stylistique, et du fait que l’écriture littéraire suppose des références et des modèles qui sont imités, déformés, transposés en fonction d’intentions, de situations et de contextes culturels nouveaux. On aborde dans cette étude les questions de genre, de registre et d’intertextualité et on travaille sur les phénomènes de citation, d’imitation, de variation et de transposition. Ce travail sera l’occasion d’entrer plus avant dans l’atelier de l’écrivain, mais aussi d’aborder l’œuvre dans son rapport au contexte historique et social qui la détermine.

Le professeur s’appuie sur les reprises et les variations afin de faire percevoir aux élèves les décalages d’un texte à l’autre, et surtout leur sens et leur valeur. On a soin de faire servir les analyses à une véritable interprétation des textes étudiés, sans isoler les procédés et en accordant aux éléments de contextualisation leur nécessaire importance. Le choix d’une entrée particulière – le traitement d’un mythe, la figure d’un héros ou la variation sur un type de personnage, par exemple – peut permettre d’aborder les problématiques de réécriture de manière plus concrète[4].

La lecture cursive de l’œuvre d’Ahmed Hafdi pourrait ainsi trouver dans une séquence consacrée aux réécritures une place de choix. En effet, alors que l’épopée traditionnelle est écrite en deux parties « avant la disparition d’Enkidu, Gilgamesh est un héros épique, un combattant qui réalise avec son ami des exploits surhumains, démesurés, pour se faire un nom. Dans un deuxième temps, confronté à la mort de l’être qui lui était le plus cher et craignant la sienne, Gilgamesh se mue en voyageur solitaire, poursuivant une quête initiatique aux confins du monde pour découvrir les secrets de la vie éternelle[5] » la pièce d’Ahmed Hafdi s’ouvre sur l’après déluge et le retour de Gilgamesh à Uruk. Dans l’épopée traditionnelle, Gilgamesh, au comble de la tristesse après la mort d’Enkidou, est parti à la recherche du secret de l’immortalité auprès d’Uta-Napishtim, qui lui a fait justement l’étrange récit d’un déluge et lui a révélé l’existence d’une plante de jouvence, mais à peine Gilgamesh a-t-il pu se procurer la plante qu’il se l’est faite dérober par un serpent. Il a ainsi compris que sa quête de l’immortalité était vaine.

Dans la pièce d’Ahmed Hafdi, Enkidou est toujours vivant et même rancunier :

« Tu m’as eu moi aussi, frère hypocrite ! […] Ne fallait-il pas préserver le taureau céleste ? Ne fallait-il pas épargner les cèdres de la forêt ? Ah ! Les beaux cèdres du mont Liban ! Mais en les abattant tu voulais prouver ta puissance, ta grandeur, ta folie… ![6] ».

Et Gilgamesh, ce « maudit revenant[7] », ne semble pas avoir retenu la leçon, lui qui est toujours mû par ses « pervers réflexes d’autrefois[8] » et cherche à élever une nouvelle fois « des remparts de la gloire[9] ».

Ce n’est donc pas un héros métamorphosé, transformé par ses épreuves et sa quête symbolique qui rentre chez lui, mais le tyran qui avait déjà éveillé la réaction divine au seuil de l’épopée.

La réécriture, pourtant, est avant tout dialogue, un dialogue fécond avec le texte fondateur dont elle n’a de cesse de déployer et révéler la richesse interprétative. Dans le dialogue final de Gilgamesh avec Ghada dans la pièce d’Ahmed Hafdi, la conversion du tyran aura lieu, certes, mais grâce à un apologue – c’est-à-dire finalement un texte célébrant le pouvoir de la parole et de l’écriture.

La métamorphose du tyran passera comme dans le texte originel par la révélation de la mortalité :

Et ce gardien ? Est-ce un homme ?

Pourquoi ?

Je crains les humains !

C’est quoi un humain ?

Je n’en sais rien ! Cette affreuse créature me trouble !

Mais vous l’êtes en partie[10] !

mais d’une façon originale, puisque le personnage verra son rôle s’achever, son masque tomber, le théâtre signant par là l’épuisement de sa représentationmême par un baisser de rideau. Les enjeux de la réécriture théâtrale tissent ainsi des échos entre signifiant et signifié : Gilgamesh n’est-il pas « celui qui a tout vu » et le théâtre, étymologiquement, le lieu « d’où l’on voit » ? Le baisser de rideau signe peut-être quant à lui in fine le pouvoir du texte sur la représentation, du réel sur l’illusion et fait du dramaturge un témoin de l’Histoire, un témoin de son temps.

Quand le pouvoir de l’écriture écrase l’écriture du pouvoir[11]

« Bientôt sur cette colline / Un matin / Les douces muses reviendront[12] », s’exclame Ghada, citoyenne d’Uruk au seuil de la pièce. Et au seuil de l’œuvre, c’est bien de réécriture qu’il s’agit, l’œuvre mettant en abyme son acte créateur : « Comme au début de la création / De ce glorieux argile / Je recompose mon chant[13] ». Cet acte de réécriture paraît nécessaire, fondamental même, car il est acte de mémoire, là où le tyran aimerait faire table rase du passé : « Mon cher Enki, oublions le passé ! Ta place est à mes côtés[14] ».

Par ailleurs, lorsque Haïdar, dignitaire de la cité d’Uruk, accuse Gilgamesh et fustige ses « horreurs », ses « orgies » et ses « atroces abus », le protagoniste se défend encore en prônant l’oubli :

Moi qui voulais vous rendre éternels, humains périssables !

Craignez-vous votre lignée, votre sang ? Vous ignorez tous les bienfaits de l’oubli… Apprenez à voyager dans ses méandres et tous vos maux disparaîtront[15].

Le gardien d’Uruk, personnage qui hante la pièce, dit interroger le « destin en fuite », c’est-à-dire finalement se faire le porte-voix de la tragédie et, pour ainsi dire de l’éternel retour du tragique, puisque la « crainte que [Gilgamesh] emprunt[e] encore des chemins que nul ne rebrousse[16] » est très vive dans la cité.

« L’Histoire se répète ! Non, l’Histoire ne se répète pas ![17] ». Gardien de la mémoire, gardien des tablettes[18], écrire, c’est pour lui se souvenir :

« Vous pouvez tout enterrer sauf l’écho de la parole d’argile[19]… ! », dont la belle poussière jaune du titre de la pièce est devenue synonyme.

Et surtout peut-être chanter sans fin le goût de la liberté :

Ecris que des corbeaux déploient leur nuit.

Ecris que les mots se livrent à une danse macabre.

Ecris qu’au pays du lion

Le poète suit toujours son sillon

Espérant retrouver ses muses…[20]

Le souvenir, la réécriture du texte fondateur, la reconstitution des « bribes du grand récit » devient devoir d’écriture à destination des vivants et d’un monde présent troublé et troublant que les dictateurs n’ont malheureusement pas encore déserté, c’est pourquoi « tout le monde doit se jeter à l’onde, prendre un bain, emplir son encrier, aiguiser sa calame et reconstituer ainsi le premier texte, notre divine mémoire… [21]»


[1] Ahmed Hafdi, L’Invité d’Allah ou l’orphelin grain de sable, Le Manuscrit, 2006.

[2] Ahmed Hafdi, Cette belle poussière jaune d’Uruk, L’Harmattan, 2009.

[3] L’Epopée de Gilgamesh

[6] Ahmed Hafdi, Cette belle poussière jaune d’Uruk, op. cit., p. 28-29.

[7] Ibid., p. 31.

[8] Ibid., p. 40.

[9] Ibid., p. 41.

[10] Ibid., p. 95-96.

[11] Nous reprenons le jeu de mots de Thierry Poyet dans la préface de l’œuvre : « On écrit quand les armes ont pris le pouvoir ; on écrit quand le dernier espoir s’en est allé. On écrit parce que le pouvoir de l’écriture, si éloigné de l’écriture du pouvoir, n’a jamais montré de limite, d’interdit ou d’impossibilité », Ahmed Hafdi, Cette belle poussière jaune d’Uruk, op. cit., p. 10.

[12] Ibid., p. 20.

[13] Ibid., p. 21.

[14] Ibid., p. 30.

[15] Ibid., p. 33.

[16] Ibid., p. 37.

[17] Ibid., p. 45.

[18] Rappelons que la version la plus achevée de l’épopée de Gilgamesh a été écrite sur douze tablettes et retrouvée à Ninive, dans la bibliothèque du roi syrien Assourbanipal (668-627 avant notre ère). Elle comprend 3400 vers répartis sur douze tablettes.

[19] Ahmed Hafdi, Cette belle poussière jaune d’Uruk, op. cit., p. 77.

[20] Ibid., p. 23.

[21] Ibid., p. 34.

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