« De l’albatros à l’albinos »
par Maxime Foerster
On ressort de la lecture de Mémoire d’une peau en se soupçonnant fortement d’être soi-même albinos. Quand bien même le narrateur de l’histoire, Milo Kan, est littéralement albinos, le mal dont il souffre relève d’abord d’une souffrance morale qu’il porte à son incandescence mais qui se retrouve, de son propre aveu et de façon métaphorique, chez d’autres protagonistes du roman, comme par exemple chez Hadja («Elle était une albinos à sa façon » [92]) et le philosophe Nietzsche (« Ton Nietzsche est devenu dingue quand il a compris. Il s’est découvert albinos » [135]). Les albinos chez Sassine sont comme les rhinocéros chez Ionesco : contagieux et symptomatiques d’un mal d’époque.
Milo Kan nous offre un récit qui pourrait aussi s’intituler Mémoire d’une nuit, d’une part parce que chacun y apparaît dans sa nuit et que la verve du style, ainsi que son humour noir, ne sont pas sans rappeler l’auteur du Voyage au bout de la nuit, et d’autre part parce que l’action tient en une seule nuit, celle du lundi au mardi, au cours de laquelle se met en scène un ménage à trois dramatique entre le narrateur, Rama et Christian. Ayant souffert depuis son enfance d’être stigmatisé en raison de son statut d’albinos, Milo Kan est un être à fleur de peau qui a dû se protéger en développant une cuirasse faite de cynisme et de cruauté.
Cantique du paria
Bantou, une femme qui fut jadis amoureuse de lui, admirait en lui le fait qu’il soit porteur d’une « folie qu’on aimerait bien avoir l’intelligence de vivre ». Mais cette folie, qui n’est peut-être que le synonyme extravagant de la lucidité, est maudite en ceci qu’elle s’accompagne d’un sentiment de déréliction et d’une béance intérieure qui n’est pas sans faire référence à la cloché fêlée de Baudelaire et le néant du pour-soi sartrien : « C’est très tôt que j’ai su qu’autour de moi le monde était fendillé et j’ai cru au début que l’on pouvait boucher les trous avec les corps des autres » (145).
Nul n’est méchant volontairement, et la vilénie de Milo Kan, l’abjection dont il finit par se vanter pour dégoûter le lecteur en racontant ses crimes passés, en déshonorant sa femme, en fantasmant sur la fin du monde qui nous débarrasserait de la peste humaine, tout cela n’est que de la légitime défense, celle dont s’est aussi parée Genet se faisant traître, putain et voleur pour se venger d’avoir été bâtard et tapette. Le parallèle est d’ailleurs confirmé par l’intrigue, au cours de laquelle Milo Kan apprend par sa mère qu’il fut adopté et apprend par Christian qu’il devrait arrêter de refouler sa bisexualité. Légitime défense, donc, d’une âme dont le corps a fini par témoigner d’un malaise indélébile.
Le cynisme et son dépassement
Poussant aussi loin que possible son exercice d’introspection, Milo Kan avoue qu’il ne peut se satisfaire de son cynisme, et qu’en dépit de ses efforts pour mourir complètement désespéré, il garde le goût incurable de l’idéal et rêve éveillé de goûter enfin à la seule chose qui aurait pour lui valeur de rédemption, l’amour : « Mon Dieu, donnez-moi une grande histoire d’amour, du fort, de l’immortel pour m’aider. Je suis fatigué de n’être que ce que je suis » (63). L’amour à vivre, c’est bien ce que le narrateur a dans la peau et garde en mémoire par le passage à l’écriture.
C’est dans ce contexte d’attente et de désolation qu’intervient la rencontre, un lundi soir, avec un couple de touristes : Rama, jeune et belle femme Noire, et son mari Christian, professeur de philo Blanc. Rien ne se passe comme prévu dans ce ménage à trois qui est aussi un huis clos au cours duquel tout le monde finit par se faire baiser, oscillant entre amour et chiennerie, osmose et jalousie, absolu et finitude.
Milo Kan, au début de l’intrigue, se sent amoureux de Rama et perçoit leur idylle comme l’amorce d’une passion dévastatrice. Christian, au lieu de réagir en mari outragé, provoque le désir au lieu de la colère chez le narrateur, désoeuvré, qui finit par s’abandonner à la confusion des genres et des sexes : Rama est décrite comme étant « entre garçonnet et fillette » et Christian lui déclare « quand je le veux je peux être une vraie femme, Milo ». Au final, l’amour tant attendu semble n’avoir été qu’esquissé, confondu, dilué dans ce triangle exaspérant les ambiguïtés du désir et des identités au lieu de renforcer la révélation, la révolution du sentiment amoureux.
Recueillement littéraire
Dans une lettre de rupture adressée à Rama et Christian, et qui n’est pas sans rappeler celle écrite par Mademoiselle de Maupin à ses amants le Chevalier d’Albert et Rosette, Milo Kan referme sur ses complices fugitifs le couvercle du couple tout en ouvrant en eux une ligne de fuite renvoyant chacun à sa solitude : « Je salue la petite Awa, couleur de la noce du jour et de la nuit. Je l’embrasse entre vous » (164). La dimension autobiographique du roman posthume perce ici par-delà la métaphore : le statut de l’albinos est associé à celui du métisse qui, ne pouvant se fondre dans le jour ou la nuit, être condamné à se confondre entre les deux. Confusion dont nous sommes les héritiers.
Faut-il désespérer de l’amour, suite à « cet amour émietté » laissant une cicatrice sur le cœur des trois personnages principaux ? Le narrateur, Milo Kan, se force à le croire à travers une parabole concluant sa lettre d’adieux : il s’agit d’une histoire d’amour entre un lion et un poisson, se finissant par l’asphyxie du poisson lorsqu’une étreinte a enfin lieu entre les deux animaux. Tout le monde est méchant involontairement, et l’amour trône comme une chimère amère au-dessus d’un peuple albinos. À moins que la littérature, portant trace de cet amour de l’Amour, soit le dernier espoir d’entretenir le cantique d’une âme inspirée envers et contre tout.
Présence Africaine, 1998.
Céline. Gallimard Folio, 2006.
L’Etre et le néant, Gallimard Tel, 1976.
Gautier. Garnier Flammarion, 1993.
Le métissage tient une place importante dans l’œuvre et la vie de Sassine.
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