« Ô peuple-alibi que ton martyre est insondable »
par Ali Chibani
C’est une poésie fulgurante, entraînante par son rythme révolté et exaltante par l’espoir qui la porte et qu’elle transmet, que Jean-Pierre Orban a rééditée dans sa collection « L’Afrique au cœur des lettres » chez l’Harmattan. L’auteur belge a sorti de l’oubli l’auteur ivoirien Noël X. Ebony et son recueil d’une rare beauté et d’une profonde intelligence. Noël Essy Kouamé – c’est son vrai nom – est né au début des années 50 à Tanokoffikro à l’est de la Côte d’Ivoire. Il a embrassé la carrière de journaliste très jeune et publié son premier article à l’âge de 16 ans. Sa vie aura été aussi fulgurante que sa poésie. Après une séquestration et des menaces de mort subies à cause d’un article ayant fortement agacé le dictateur ivoirien Félix Houphouët-Boigny, Ebony s’exile en France où il publie son premier et unique recueil poétique. Intitulé Déjà vu suivi de Chutes, il est salué par la critique comme une œuvre marquante dans l’histoire de la littérature africaine. Ecrivain et journaliste engagé contre l’autoritarisme d’Houphouët-Boigny surnommé dans son œuvre « 9 % », il perd la vie à 33 ans à Dakar au Sénégal dans un accident de voiture et dans des circonstances obscures, comme il convient de dire lorsque tout le monde pense à un assassinat si bien maquillé qu’il est difficile de nommer ce qu’on ne peut prouver. C’est donc Déjà vu suivi de Chutes qui vient d’être réédité. L’ouvrage se conclut sur un inédit dont le titre est Quelque part[1].
Un texte oral
Ebony a d’abord voulu fournir un travail qui ne trahit pas le rythme intérieur du créateur qui parle à l’être le plus profond du lecteur. Aussi le poème est-il oral, même s’il est écrit. Cette oralité se ressent au rythme du texte et, notamment, aux nombreuses interjections qui parsèment l’ouvrage. La figure de la répétition, celle-ci même qui est bannie de l’écriture, occupe une grande place dans l’ensemble de l’œuvre. Elle cherche, sous toutes ses déclinaisons, à exhiber les différents visages d’une même réalité et à atteindre le noyau des choses que le poète nomme « la vérité vraie » (p. 24) qui est celle d’une violence illimitée dans une Histoire dont le cynisme est souligné par cette accumulation de paronymes : « je suis l’ébène qu’on empoche/ qu’on enfile/ qu’on empile/ qu’on empale/ qu’on emballe/ qu’on déballe/ qu’on offre/ qu’on coffre » (p. 34). A travers la répétition, la mémoire se débat pour se libérer des fers que lui ont mis les idéologues, « ceux qui/ armés de porte-clés et de psaumes/ ont embastillé la mémoire alerte de la gazelle héritière » (p. 17). Pour Ebony, la mémoire va avec les figures d’autorité. L’ancêtre par exemple la stimule, la maintient vive et alerte. En revanche, « l’empereur président à vie président du parti unique mage stratège/ Suprême » (p. 30) et l’historien, en tant que graveur de la parole officielle et inamovible, agissent tous les deux de manière à effacer la mémoire, à l’atrophier pour qu’elle ne réponde pas quand le peuple fait appel à elle, et veut en faire sa planche de salut.
La mémoire des pères (les vrais) et des ancêtres est celle qui libère tant elle met les présidents face à leurs crimes et à leurs mensonges. La mémoire libère les peuples. C’est en leur nom que le poème s’élève et crie : « je suis/ afree!ka » (p. 36). Dans les textes d’Ebony, la mémoire ne fait pas que regarder vers le passé. Elle considère et construit l’avenir dont elle dresse le probable portrait malgré les tumultes d’un présent où s’entredéchirent les utopies. La mémoire du passé confrontée à la violence qui se répète dans le présent amène le poète à re-voir les théories libératrices des noirs, notamment le concept de négritude d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor :
et l’écusson de la légitimité sur le front
l’homme-écusson aboya
poëte vos papiers
nom ébène
prénom ébène
profession poëte
je suis ébène d’ici
je suis ébène du soleil des midis
ébène des ténèbres de minuit
le lapin que l’on tire au carton à dimbokro djibouti sharpeville
la chair à canon des parties de plaisirs de verdun
le singe pendu au faîte des okoumés
je suis l’ébène ramené des safaris de kolwezi
le mau-mau sacrifié sur l’autel du pnb
le biafrais ballotté de rive en rivage
ébène je suis
depuis la tombée de la nuit
Après cette reconnaissance de l’essentialité du poète illustrée par une peau assaillie, « riennisée » par les impérialismes, les dictatures et le capitalisme, la violence politique, comme mort du peuple, devient une marque identitaire des victimes vidées de leur substance et privées d’espoir :
qui sommes-nous
cette multitude éparpillée dans les
charniers de l’histoire
ceux qui ont abordé les
rivages du désarroi
vidés du poëme
initiés rendus à l’état
dago
dans cette jungle de béton
souffre-douleurs des pouvoirs gnômes
nous avons navigué à travers les
hémisphères épars de la violence
nous tapis rouges
nous peuples ididadaminimisés (p. 27)
Comme on le remarque ici, Ebony parsème ses poèmes de références mythologiques et spatiales qui enracinent ses « poëmes » – est-ce un hasard s’il écrit ce mot comme le faisait Jean El Mouhoub Amrouche – dans un espace qu’ils réinvestissent ainsi de son vrai « nom ».
« Nous peuples ididadaminimisés »
La peau noire apparaît comme l’élément significatif d’une réalité historique indéniable. Dans l’espace poétique, Noël X. Ebony s’inscrit dans une tendance universalisante qui ouvre la langue française à d’autres langues comme l’anglais. Le poète ne se laisse pas enfermer dans des réflexes limités à ce qu’on pourrait appeler « négrotisme » ou à un patriotisme régressif :
qui suis-je
qui je suis
je suis noir je suis blanc je suis jaune
transparent
je suis
celui qui est né au carrefour des siècles
celui qui a reçu l’histoire en plein cœur
celui qui se désaltère à la source mosaïque
qui gémit des secousses de la planète
qui s’est fiancé au méridien de greenwich
Par sa prise de conscience individuante, le poète se détache du groupe et s’inscrit dans l’espace d’une expérience historique commune à tous ceux qui subissent la violence et qui se lèvent pour changer le monde, et non dans une catégorisation « raciale » à l’usage à l’époque où ce recueil a été écrit.
Le « poëte » se veut être le souffle, la respiration du monde : « la virgule sera notre devise/ plus de vie entre parenthèses/ point de point final à notre parole/ virgule/ virgule/ rien que virgules… » (p. 77). La paix vaut tous les combats. Ebony s’engage ainsi en son âme et conscience, sans ignorer les dangers que sa farouche opposition aux dictateurs africains et du monde lui fait courir. Le « poëte » se distingue donc du « poète » par le fait que sa solitude n’est pas un isolement, ni un éloignement des tumultes de l’Histoire, et de tout ce qui tourmente les peuples : « mais poëte quel mérite étant île à n’être point mouillé » (p. 85). Le poëte reste irrémédiablement lié au monde. Il s’expose à la vindicte de ceux qui font s’enchevêtrer les réalités, les unes masquant les autres, et que lui, le poëte, démasque par une déconstruction-reconstruction des signes, leur accordant la possibilité d’être porteurs en même temps d’une double signifiance où celle qui est forgée par le discours institutionnel est ouverte par le discours poétique pour y exhiber sa vérité : « les dévelop-peurs dépeu-pleurs bri-colères » (p. 83). Chaque chose ayant retrouvé le lit où elle fait signifiance grâce aux « tempêtes anonymes » qui lèvent le voile sur les tromperies et les mensonges politiques, il reste à attendre l’ultime révolution, celle des peuples étouffés que pressent le poëte : « (les parenthèses sont retenues comme des digues oui/ les eaux menacent de rompre vos barrages 9%/ de fracasser les crânes d’argent et d’or de vos dieux) » (p. 22).
Déjà vu, Chûtes et Quelque part sont un ensemble de poëmes qui se suivent et se complètent. Le poëme raconte essentiellement une Histoire en morcellement qui attend de retrouver l’articulation qui devrait être la sienne pour envisager un futur différent du passé-présent ; un autre temps fondé sur la certitude que « les tyrans n’ont pas d’avenir » (p. 216).
[1]Noël X. Ebony, Déjà vu suivi de Quelque part, Paris, L’Harmattan, coll. L’Afrique au cœur des lettres, 2010.
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