« Nutrisco et extinguo »
par Virginie Brinker
Stanley Péan est né à Port-au-Prince et a grandi au Québec. L’intrigue de son dernier roman, Bizango[1], se passe d’ailleurs à Montréal. Dans ce roman polyphonique, plusieurs personnages, délicieusement croqués se croisent : Andréa Belviso, la belle journaliste italienne, un brin carriériste et Jean-Phi, son directeur de l’information, aussi peu scrupuleux que lourdingue ; Lorenzo Appolon, le policier d’origine haïtienne et Marie Marthe, sa maîtresse-femme et surtout Domino, alias Gemme, une jeune haïtienne devenue malgré elle la « bitch Number One » de Chill-O, un michan gason[2] mafieux, vaguement producteur de Hip-Hop, régnant en prince sur la petite pègre haïtiano montréalaise.
Œuvre-caméléon
L’intrigue suit le rythme haletant du polar et d’une véritable chasse à l’homme, le caïd tentant par tous les moyens de remettre la main sur sa bouzen[3] égarée dont la fugue aux côtés d’un homme étrange met la horde des gorilles de Chill-O en émoi. L’un des charmes particuliers du roman vient d’ailleurs de la langue du hood, « cet insolite mélange de créole et d’anglais[4] » qui jaillit et éclate au détour des pages, ainsi que de sa dimension sociale et très contemporaine
Mais si Bizango est un roman policier, le récit se pare également d’atours fantastiques. L’être-salamandre sauveteur qui accompagne Domino et qui est le fil conducteur du récit – le Bizango – est en effet une créature-caméléon, prenant l’apparence d’autres humains selon les circonstances, fidèle à la tradition haïtienne. Il est aussi qualifié de « voyeur télépathique[5] » et nourrit avec la jeune femme une relation intense et privilégiée, étant capable de lire dans ses pensées. Le roman écrit en focalisations internes successives nous met d’ailleurs constamment dans la position de ce curieux personnage, tout en permettant de mieux asseoir le suspense propre au polar :
Au fait, pourquoi avait-elle suivi cet homme sans réfléchir ? Quel étrange pouvoir d’attraction exerçait-il sur elle, qui avait plutôt l’habitude de dominer les hommes avec ses charmes ? Ces questions demeuraient sans réponse[6].
Le bizango n’a pas d’odeur, la texture de sa peau est celle d’un mabouya (lézard) et les traits de son visage semblent constamment se réarranger, de sorte qu’il est très difficile d’en cerner les contours.
Conte des origines
Être énigmatique, « homme aux mille visages[7] », il semble ainsi mettre en abyme la complexe question de l’identité dans le roman, chaque personnage semblant tourmenté par ses paradoxes ou ses origines, à l’image de la dualité de Domino[8] ou du statut d’Apollon dont « l’insigne du SPVM marquait son appartenance à un autre camp, faisait de lui un étranger, yon blan[9] ». Être mystérieux, « anonyme chevalier » à la « silhouette fantomatique[10] » qui n’est pas ce qu’il parait être, il est aussi au carrefour du puzzle que constitue le roman, dont la structure correspond à un montage en parallèle du destin de chaque personnage. Il apparaît ainsi comme celui qui a sauvé Andréa du 11 septembre à New York en surgissant des cendres et en prenant l’apparence de son nonno, Claudio Belviso, mais aussi la vieille Alphonsine Laurent d’un incendie au début du roman et, finalement, Domino. Il est enfin, par sa nature de télépathe, celui qui donne accès à l’identité profonde de chacun des personnages sans que l’on connaisse son identité réelle. Seul Papy Bòkò, le hougan vaudou, pourra tenter de prendre sa place, lire dans son inconscient et découvrir les failles de son intimité avant de trouver la mort, relançant une nouvelle fois l’intrigue : « Et pendant une fraction de seconde, Papy Bòkò constata l’ampleur de la tristesse, de la douleur, de la solitude de cet être qui n’avait pas choisi d’être une outre à souvenirs éventés[11]. »
Permettant à Gemme de redevenir Domino après sa descente aux enfers dans la pègre, la drogue et la prostitution – sevrée, celle-ci ôte d’ailleurs symboliquement sa perruque dorée –, il est celui qui permet la résurrection vers l’origine et la terre mère de l’enfance, Haïti. L’envers du bizango justicier et héroïque – la mafia – apparaît ainsi à l’échelle du roman comme la négation des racines, à l’image du meurtre emblématique du hougan par Steel, bras droit de Chill-O qui ne supporte pas que le vieux prêtre vaudou lui rappelle la vérité de son enfance.
Agent du récit, allégorie de l’origine perdue et enfin retrouvée, il n’est nullement besoin, au final, de mettre des mots sur la véritable nature du bizango. Et l’attente savamment entretenue au fil du récit par l’esthétique du polar s’évanouit devant la dimension philosophique de ce conte des origines.
– Nutrisco et extinguo.
– Ce n’est pas une réponse.
– C’est la seule que je puisse te donner[12].
Roman à énigme sans solution, œuvre-caméléon aussi bien que salamandre, Bizango, à l’image de son personnage éponyme, nourrit le bon feu et éteint le mauvais, dans un fameux feu d’artifice littéraire.
[1] Stanley Péan, Bizango, Les Allusifs, 2011.
[2] Un dur à cuire (voir note p. 35).
[3] Prostituée, pute.
[4] Ibid., p. 35.
[5] Ibid., p. 34.
[6] Ibid., p. 48.
[7] Ibid., p. 282.
[8] « Domino Roussel, vingt-trois ans, arrive au Québec il y avait une douzaine d’années et confiée à une famille de la bourgeoisie haïtiano-québécoise» (p. 230), devenue Gemme, « le joyau le plus cher d’un vrai de vrai caïd » (p. 236).
[9] Ibid., p. 186.
[10] Ibid., p. 61.
[11]Ibid., p. 75.
[12] Ibid., p.284.
Discussion
Pas encore de commentaire.