Une lecture de L’expiation des innocents d’Ali Chibani
par Virginie Brinker
Il est toujours difficile de parler de poésie, doit-on se réduire à parler « sur », quitte à dénaturer ? Parler de poésie, une gageure… sous forme de défi à relever au nom de l’amitié mais aussi et surtout de l’admiration. La Plume Francophone a en effet de quoi se réjouir aujourd’hui en comptant parmi ses fondateurs et rédacteurs un poète, Ali Chibani, qui a publié cette année son premier recueil, aux Éditions du Cygne, L’expiation des Innocents[1].
Florilège d’images, puzzle labyrinthique de citations, traces des échos subjectifs et enfouis que cette lecture a pu susciter, le présent article se veut avant tout invitation à la lecture et à la méditation, partage d’une parole vibrante et salutaire, dialogue subjectif des âmes et des consciences à travers les espaces, la mort et les mots.
La première section intitulée « Prières et sacrements », s’ouvre sur un « Départ », un exil :
Va mon fils
Prends ce burnous pour te protéger du froid
Leur froid est effilé[2]
La terre à laquelle on s’arrache, celle où « la montagne se mire[3] », n’a rien à envier à celle des étrangers, terre urbaine où « même l’amour se donne avec mesure[4] », terre menaçant l’intégrité du moi, ou plutôt l’identité collective d’un « nous » : « Nous sommes devenus les étrangers de nos vies[5] », dédoublé d’ailleurs en « vous » de façon tout à fait symbolique dans « Consolation pour l’exilé[6] ».
Alors que je cherchais une occupation mineure pour rémunérer mes jours et mes humiliations on me demanda :
– Vos qualités, monsieur ?
– Je suis un être humain.
– Et vos défauts ?
– Je suis un être humain.
– Cela ne veut rien dire, monsieur !
– Rien, nous sommes d’accord !
On ferma mon dossier en me priant de sortir[7]…
Les morsures du rejet et celles de l’exil, aussi bien réelles que métaphysiques, se font pourtant source d’enchantement, ode au poème lui-même :
Dans votre noyade
Hommes de cœur
Gardez vos tambours
Vos hautbois[8]
Elles se muent également en appel en creux de l’autre – « Il n’y a pas de mur / Le mur est en toi[9] » – ce que traduisent les dialogues, les apostrophes, l’exilé apparaissant comme « deux fois endeuillé » au sens de « se perdre et perdre les autres[10] ». Cet autre étranger, cet autre moi-même, appelé en creux par le recueil et aussi l’autre radical. Celui qui n’est plus, et ne parlera plus, et dont on attend pourtant, à l’instar d’un Chercheur d’os[11], toutes les révélations-, sceau tragique de l’humaine condition. À l’image de cette femme décédée au pays qui « scrutait tous les cadavres/ Se souvenait de leurs blessures » et « cherchait dans les corps qui ne répondaient plus/La réponse[12] ». C’est que la terre quittée (« hélas[13] »), peuplée d’ombre et d’os, n’est autre qu’une « Patrie dont le sang définitif a fait le tour du Tombeau[14] », ravagée par « des siècles carnassiers[15] » et absurdes.
Si vos soldats sanguinaires tombent
Au champ d’honneur
Si vos combattants sanguinaires tombent
Au champ d’honneur
Qu’est-ce que l’honneur[16]
Seuls l’humour noir, l’ironie – le trait saillant d’un esprit vif et révolté – peuvent alors restaurer le sursaut, empêcher le naufrage de la bassesse : « Algériens / Galériens / C’est dans le désordre des lettres[17] ».
C’est que la mort rôde partout, « sur cette terre, la mort est à portée de tous[18] », dans le « temps blanc[19] » des cadavres. Elle qui est rupture semble pourtant seule restauration possible du lien, et le poète se fait funambule, toujours susceptible de « perdre le fil[20] » et voir les liens qui le rattachent à cette terre « amère aimée[21] », au passé, à l’Histoire et à la vérité des hommes se distendre.
Algérie
Égérie de mes rêves (…)
Ma terre
Tamurt-iw (…)
Que me restera-t-il de toi
Le jour où je serai de retour
Que te restera-t-il de moi[22]
Il n’a pourtant pas le choix : « Nous irons là où les âmes égorgent leurs passés/ Faire des faisceaux avec les os de nos morts[23] ». Et le poète a ceci de commun avec les disparus qu’il est lui-même un « Revenant[24] », homme de l’éternel retour au pays natal, L’Algérie[25], au passé qui ne passe pas.
Pourtant, cet appel en creux de l’ « autre » dans le recueil, notamment par la prégnance de l’emploi symbolique du « nous », c’est peut-être aussi l’ « alternative », quête espérée d’un nouveau lieu, d’un espace réconcilié de l’entre deux, dans lequel le « ou » peut peut-être se faire « où », et l’utopie, le « sans lieu[26] », trouver son point d’ancrage :
Comme notre destin est de bifurquer
Ou de revenir puiser dans notre hameau
De quoi reconsidérer nos lendemains
Là où l’amour du monde nous portera
Où les mauvaises nouvelles nous chasseront
Nous irons fonder une famille[27]
Point d’ancrage à partir duquel poète et lecteur pourront s’abandonner et croire – sans héroïsme mais simplement – « En nos capacités/ De battre la rapacité/ Des hommes[28] », puisque…
Vivre la tête haute n’a jamais
Été impossible aux hommes
Habités par le néant[29]
[1] Ali Chibani, L’expiation des innocents, Paris, Éditions du Cygne, 2011.
[2] Ibid., p. 13
[3] Ibid., p. 12.
[4] Ibid., p. 13.
[5] Ibid., p. 14.
[6] Ibid., p. 16.
[7] Ibid., p. 108.
[8] Ibid., p. 17.
[9] Ibid., p. 18.
[10] Ibid., p. 77.
[11] Tahar Djaout, Les Chercheurs d’os, Paris, Éditions du Seuil, 1984. Réédition dans la Collection « Points’ » n° 824, Éditions du Seuil, 2001.
[12] Ibid., p. 24.
[13] Ibid., p. 29.
[14] Ibid., p. 33.
[15] Ibid., p. 46.
[16] Ibid., p. 48.
[17] Ibid., p. 49.
[18] Ibid., p. 51.
[19] Ibid., p. 63.
[20] Ibid., p. 37.
[21] Ibid., p. 46.
[22] Ibid., p. 107.
[23] Ibid., p. 53.
[24] Ibid., p. 54.
[25] Voir « Lamentations masculines », ibid., p. 104-.
[26] Ibid., p. 39.
[27] Ibid., p. 35.
[28] Ibid., p. 61.
[29] Ibid., p. 100.
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