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Chronique/actualité, Comptes-rendus de lecture

Ingrid Bétancourt, Même le silence a une fin

« Vous êtes comme des animaux ! gueule le cuistot[1]« 

par Sandrine Meslet

Nous étions tous pareils, enchevêtrés dans nos petites laideurs.

I.B.

Publié chez Gallimard en 2010, Même le silence a une fin est le témoignage, sous forme de récit, que nous livre Ingrid Bétancourt retraçant la longue captivité de cette opposante politique. Aux travers des quatre-vingt deux chapitres du récit, l’auteur nous plonge dans sa longue catabase au cœur de la jungle colombienne. Tour à tour enchaînée, enfermée, battue, humiliée, l’auteur médite sur le sens à donner à sa propre existence et sur le choix des valeurs à refonder dans cet univers hostile.

La littérature des camps dans laquelle s’inscrit ce texte est loin d’être un genre littéraire facile à s’approprier, de grands noms jalonnent le parcours de cette littérature née au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Pourtant le témoignage est également à verser dans cette tradition testimoniale tant l’expérience de la négation humaine semble similaire. La haine de l’autre côtoie la haine de soi et le parcours le plus long n’est pas celui qui conduit d’un camp à un autre mais le combat personnel qui mène à l’acceptation de soi, celui, dépouillé et nu, que peu d’expériences permettent de connaître.

D’impossibles renoncements

 

L’auteur analyse sa situation d’être humain à la lumière d’un Jorge Semprun[2] ou encore d’un Robert Antelme et c’est le même combat, celui du caractère inaliénable de l’humanité, qui se rejoue alors dans la jungle. On reste et demeure un être humain même en se découvrant autre face aux privations et aux manques :

Mais en captivité j’avais découvert que mon ego souffrait si j’étais dépossédée de ce que je désirais. La faim aidant, c’était autour de la nourriture que les combats silencieux entre prisonniers avaient lieu. J’observais une transformation de moi-même que je n’aimais pas. Et je l’aimais d’autant moins que je ne la supportais pas chez les autres [3].

La force du récit naît de l’extrême pudeur de l’auteur à dévoiler les travers de son âme et du combat qu’elle mène contre ce qu’elle pressent être sa propre monstruosité. Dans le chapitre 38 « Le retour à la prison », l’auteur évoque le miroir que les autres prisonniers reflètent de sa propre laideur intérieure « Je me découvrais dans le miroir des autres. La haine, la jalousie, l’avarice, l’envie, l’égoïsme, c’était en moi que je les observais[4]. » Misérable et vile, la captive cherche à assurer sa subsistance ; elle n’est plus qu’un être conditionné par le besoin même si ce dernier empiète sur celui des autres « Les relations étaient inversées : les prisonniers se voyaient comme des rivaux, auxquels ils vouaient de l’aversion et de l’animosité[5]. »

Malgré le manque, une chose n’a pas quitté l’auteur lors de ces années de séquestration : l’envie de s’évader. Le récit s’ouvre d’ailleurs sur une tentative d’évasion au cours de laquelle Ingrid Bétancourt se retrouve pour la première fois seule face à la jungle. Le choix d’ouvrir ainsi son récit témoigne de l’importance psychologique que revêt cette évasion, Ingrid Bétancourt ne renonce jamais. C’est un défi sans cesse renouvelé et jeté aux visages de ses geôliers. Cependant la leçon de cet échec est marquante car l’auteur se reproche sa peur face aux soldats qui la reprennent. Elle réalise soudain qu’elle n’est pas encore immunisée contre leurs sarcasmes :

Alors, dans cette réflexion qui me dénudait honteusement devant moi-même, j’ai compris que j’étais encore un être médiocre et quelconque. Que je n’avais pas encore assez souffert pour avoir dans le ventre la rage de lutter à mort pour ma liberté. J’étais encore un chien qui, malgré les coups, attendait la gamelle[6].

D’autres récits d’évasion sont relatés, palpitants, ces derniers permettent de maintenir possible l’idée de liberté, ils sont le moyen pour la captive de rétablir l’équilibre et d’instaurer un rapport de force avec ces geôliers. L’envie de fuir est aussi celle de vivre, elle prouve que la guérilla FARC ne parvient pas à tuer l’espoir des prisonniers. L’exemple le plus marquant demeure le succès de l’évasion d’un camarade, un dénommé Pinchao, qui parvient avec les conseils d’Ingrid Bétancourt et de Luis Eladio à s’échapper. L’humour n’est pas absent de leurs échanges car il leur permet d’évacuer le caractère périlleux de l’entreprise qui peut conduire au meilleur comme au pire :

– Tu t’arrêtes toutes les quarante-cinq minutes et tu fais le point. Et tu en profites pour lancer un appel là-haut, pour qu’Il te donne un coup de main.

– Je ne crois pas en Dieu.

– Ça ne fait rien. Il n’est pas susceptible. Tu peux quand même l’appeler. S’Il ne répond pas, tu appelles la Vierge Marie, elle est toujours disponible [7].

Ingrid Bétancourt précise d’ailleurs l’importance qu’a joué le rire pour surmonter les situations difficiles, les prisonniers sont amenés à relativiser des sujets dramatiques parce qu’ils n’ont aucun moyen matériel de les résoudre comme lors de la maladie de Luis Éladio dit Lucho :

Je ne savais pas comment m’y prendre. Je ne connaissais aucun mode d’emploi pour atteindre un niveau supérieur d’humanité et une plus grande sagesse. Mais je sentais que le rire était le début de la sagesse qui m’était indispensable pour survivre[8].

Leçons de survie

Le style d’une grande sobriété épouse avec élégance la pudeur d’un récit qui dévoile la cruauté, la violence et le mépris par le biais d’un discours explicatif qui fait obstacle à tout épanchement. Ce choix rend les moments de doute et de désespoir d’autant plus marquants comme lorsque l’auteur apprend la mort de son père :

Je me tournai d’un bond, rouge d’indignation. Je ne voulais pas qu’il me voie. Il n’avait aucun droit de me regarder. J’allais mourir, j’allais imploser, j’allais crever dans cette jungle de merde. Tant mieux, j’irai le rejoindre. Je le voulais. Je voulais disparaître.[9]

Le contrôle de la forme et le quasi-vérouillage stylistique mettent à distance le récit traumatique. L’expérience carcérale n’en ressort que plus forte. Le lecteur est ainsi frappé par l’analyse froide autant que distante de l’auteur, l’emprisonnement s’accompagne ainsi d’une véritable perte de repères, les prisonniers sont contraints de s’adapter au milieu et à s’organiser pour survivre. Il faut vivre, ou, plutôt, trouver la force de ne pas mourir. Le corps et l’esprit fatiguent, la lutte est avant tout un combat personnel. Loin de se présenter comme une charge politique, le récit laisse le lecteur juge et s’interroge Qui est-on vraiment et que devient-on en fréquentant l’abject? La prolepse tient un grand rôle dans le récit qui n’est pas chronologique. En effet, il aurait été impossible pour l’auteur de restituer six années de captivité. Un choix s’imposait dans l’ensemble des anecdotes qui ont fait de sa captivité, un moment de vie.

Le discours explicatif permet aussi à l’auteur, tout en maintenant son expérience à distance, de donner de nombreuses explications sur le fonctionnement des FARC. La guérilla FARC et l’idéologie révolutionnaire qui conduit à l’endoctrinement de ses membres est à ce titre édifiante. Le trafic de drogue, les lacunes culturelles, le mépris d’un savoir intellectuel qualifié de bourgeois rendent impossible l’échange de vues politiques avec les prisonniers, seul le travail manuel leur permet de temps à autre de communiquer :

En finissant la ceinture qu’il m’avait aidé à commencer, perdue dans mes méditations, je le remerciai dans le silence de mes pensées pour le temps qu’il avait passé à parler avec moi, plus que pour l’art qu’il m’avait transmis, car je découvrais que ce que les autres ont de plus précieux à nous offrir, c’est le temps auquel la mort donne sa valeur.[10]

Le récit se fait alors essai politique sur l’opposition farc et sur les dérives de l’organisation marxiste.

Mais l’auteur nous plonge surtout au cœur de la captivité et nous rend témoin de la dissémination du moi. Loin de se ménager, Ingrid Bétancourt se juge, cherche à expliquer les mesquineries, les jalousies, dont elle est coupable autant que victime. Le long témoignage se mue alors en un voyage au plus intime dans les méandres de la nature humaine, tels que ceux offerts par les survivants de l’expérience concentrationnaire :

Dans le partage des souvenirs, une évolution se poursuivit. Certains faits sont trop douloureux pour être racontés : en les dévoilant, on les vit à nouveau ; en les taisant on a l’espoir que, le temps passant la douleur disparaîtra, qu’il sera possible ensuite de partager ce que l’on a vécu avec d’autres et de s’exonérer de son propre silence. […] Raconter certaines choses, c’est leur permettre de rester vivantes dans l’esprit des autres, alors qu’il nous paraît finalement plus convenable de les laisser mourir à l’intérieur de nous-mêmes.

Tout ne peut être dit. La pudeur et le silence s’imposent d’eux-mêmes car la brutalité et la violence sont parfois indicibles. Dans un monde où tout doit être dit et inscrit, l’auteur fait le choix de l’ellipse qui donne beaucoup plus de poids à son témoignage. L’oubli est aussi salvateur, des événements peuvent être tus pour permettre aux hommes d’avancer.

Le récit captivant nous confronte au quotidien et à l’habitude qui guette la vie des otages. A travers les mots d’Ingrid Bétancourt, il faut lire l’enjeu de cette résistance, elle ne se résigne jamais à cette existence qu’elle n’a pas choisie. Passant de petites misères aux grandes détresses, de minces espérances aux incommensurables joies, l’auteur dresse le portrait paradoxal d’un être en quête de son identité. Car Ingrid Bétancourt n’existe plus dans la jungle, le récit est alors la longue conquête de celle qu’elle a été et ne sera plus, de ce qu’elle deviendra à la suite de cette expérience :

Il n’avait plus d’emprise sur moi parce que j’avais déjà accepté la possibilité de mourir. J’avais cru, ma vie durant, que j’étais éternelle. Mon éternité s’arrêtait là, dans ce trou pourri, et la présence de cette mort toute proche me remplissait d’une quiétude que je savourais. Je n’avais plus besoin de rien, je ne désirais rien. Mon âme était mise à nu : je n’avais plus peur d’Enrique.[11]

Vaincre la peur et accepter de disparaître loin des siens rend la dernière partie du témoignage poignante. Le long cheminement intérieur mène l’auteur au renoncement, elle s’autorise ainsi le droit de mourir face à ceux qui souhaitaient la maintenir en vie. Son dernier combat, comme une dernière bravade à ses oppresseurs, était symbolisé par ce renoncement à vivre et cette acceptation de la mort. Car même la mort sous la plume de l’auteur se mue en acte de résistance.


[1] Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p.68

[2] Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, 319 p.

[3] Ingrid Bétancourt, Même le silence a une fin, Paris, Gallimard, 2010, p.277

[4]Ibid., p.356

[5]Ibid., p.399

[6]Ibid., p.25

[7]Ibid., p.590

[8]Ibid., p.315

[9]Ibid., p.119

[10]Ibid., p.177

[11]Ibid., p.642

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