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Nabile Farès

Il était une fois, l’Algérie de Nabile Farès (extrait)

Il était une fois, l’Algérie de Nabile Farès

Par Ali Chibani 

Nabile-Farès-Il-etait-une-fois-l'AlgerieDans son dernier ouvrage publié, Nabile Farès offre une série d’histoires algériennes faussement indépendantes pour un pays de disparus. Le ton est donné dès le titre : Il était une fois l’Algérie(éd. Achab) nous situe déjà dans l’univers du conte. Mais il va au-delà car l’auteur, qui s’est toujours inscrit dans le dépassement de la catégorisation monochrome du monde et de la littérature et qui est motivé par un désir jamais démenti d’ouverture au multiple, ajoute en guise de sous-titre : « conte roman fantastique ». La notion de « genre littéraire » confirme ainsi à la fois sa réalité et ses propres limites par cette référence à des genres définis d’après des propriétés littéraires différentes (conte et roman vs fantastique).

L’ouvrage commence par une série d’épigraphes qui nous propulsent dans l’univers culturel de Nabile Farès. Des citations du philosophe syrien Al Ma’ari (973-1058), du poète mystique persan Rumi (1207-1273) et de l’écrivain juif Yakov Braun (1889-1937) – trois personnalités qui ont en commun l’esprit de résistance aux autorités politiques – annoncent les angoisses et les espoirs qui vont caractériser l’œuvre de Farès qui cite aussi le peintre catalan Joan Miro (1893-1983) : « Pour découvrir un monde habitable/ Que de pourriture à balayer ».

Il était une fois l’Algérie est dit et transcrit par différents personnages dont Slimane Driif, un journaliste et écrivain débutant, Linda, peintre et amie de Slimane à Paris, une psychothérapeute et Tania, fille de Selma la disparue… Des personnages narrateurs qui sont eux-mêmes acteurs de leur propre histoire, ou, à bien des égards, acteurs malgré eux d’une Histoire dessinée par d’autres mains. Chacun, par son intervention, ses douleurs et ses rêves, veut apporter une réponse ou du moins aider à savoir : « Comment maintenir la vie contre les gouffres, les envies de nuire, de tuer, mourir, être autrement, quitter la haine, celle de soi, des autres, du monde, de la terre entière. »

Slimane Driif est justement tombé dans un gouffre, « un puits » sans fond, depuis qu’il a appris la disparition de Selma, enlevée par ceux qu’on appelait dans les terribles années 90, « terroristes » ou « encore mots opaques, incongrus, “les groupes armésˮ », des appellations que Nabile Farès reprend en les entourant de modalisations répétées pour relativiser leurs vérités, et que les Algériens ont rejetées leur préférant le néologisme de « tangos ». L’auteur a donc choisi d’aborder la « Décennie noire », période dite de « guerre civile » que l’Etat algérien veut déjà effacer des mémoires pour n’en laisser qu’une fausse histoire – encore une – qu’il nomme lui-même « la tragédie nationale », c’est-à-dire une histoire de victimes sans coupables, de tués sans tueurs.

En plus d’être un philosophe, Nabile Farès est psychanalyste. Il fait donc un travail d’analyste qui libère ce qui est frappé par les autorités politiques de l’interdit d’être dit. Pour comprendre la disparition – historique et littéraire – de Selma (la « Saine » en arabe), Slimane Driif se sent dans la contrainte d’enquêter pour trouver l’« épicentre » du séisme historique algérien et de ses répliques.

C’est à Zemmouri, dans la ville de Boumerdès et épicentre du séisme qui avait fait plus de 2 000 morts en 2003, que le journaliste va comprendre que l’histoire algérienne est faite de violences répétées qui tirent leur racine de l’«indépendance» ratée du pays qui est, d’après la terminologie officielle, gouverné par des «architectes» incontrôlables : «Les habitants de Zemmouri et des quelques villages alentour, cités, villas embellies de Boumerdès, n’avaient jamais envisagé que leur lieu de vie, d’amour et de désamours, de richesses et de pauvreté, d’ambitions et de retraites, pouvaient s’effondrer à cause d’un séisme, de la vigilance d’un raz-de-marée, de l’imprévision de constructeurs entrepreneurs assez négligents pour ne pas s’être préoccupés d’irruptions enfouies, de mouvements peu visibles, d’indépendances obscures, de failles si anciennes, ignorées aujourd’hui par des maquettistes promus aux titres actuellement prisés d’architectes.» La remontée de Slimane vers l’«illusoire embryon d’une indépendance dite aujourd’hui moins disparue que lui» est marquée par des dates-haltes différentes par les chiffres qui les situent dans le temps et semblables par leur contenu uniforme et traumatisant : 1962, 1963, 1980, 1988, 1990, 1998, 2001, 2003… Des dates qui ont marqué l’Algérie par leurs violences, qu’elles soient humaines ou naturelles. En effet, le travail de mémoire, qui évoque l’assassinat du Premier ministre des Affaires étrangères Mohamed Khemisti, de Matoub Lounès et de Guermah Massinissa, est accompagné par un travail de métaphorisation sans répit. Et la violence du séisme de Boumerdès et des inondations d’Alger en 2001 marque le paysage algérien comme les violences militaires ont marqué les esprits : «Ce tremblement de terre et ce raz-de-marée dont les gens parlent encore aujourd’hui à cause des décombres de tout un monde qui y a été, en même temps, jeté, enseveli.» Il était une fois l’Algérie est une œuvre fantastique. Tout nous ramène à ce genre littéraire : les spectres, les Moi transparents, les temps s’interpénétrant, l’ambiguïté des perceptions, les hallucinations, la cruauté des actes et des scènes décrits dans «… une marche insensée entre les images, les pensées, les visions, les trous, les peurs, les pays, les têtes coupées, les mains coupées, les arbres, le village». Le signe fondateur de l’orientation fantastique de l’œuvre vient de cette impossibilité de nommer, ou de bien-nommer, ceux qui maintiennent l’Algérie dans une interminable nuit et que les Algériens désignent par le pronom personnel vague pour le monde et si précis dans leur esprit : «ils», pronom que Farès met en exergue : «Elle ne pouvait plus ignorer maintenant ce qu’ILS feraient sans doute sans remords, sans retenue, par amnésie.» Et quand l’auteur veut nous éclairer sur ce «ils», il parle d’«Ogres» ou d’«Ogres Humains», ces ennemis de l’enfance du monde, qui vivent dans une forêt – autre épicentre – redoutée par les villages alentour. On remarquera cependant que, par moments, la force de l’espoir fait entrer l’œuvre dans le monde du merveilleux dont le personnage embrayeur est Linda qui incarne la possibilité d’une «autre vie» et d’une «autre histoire». Nabile Farès voit dans l’Algérie d’aujourd’hui une Algérie étrange où toutes les différences auraient pu coexister, selon le message de Jean Amrouche, mais où, au lieu de cela, elles s’annihilent les unes les autres. Aussi le rythme de la lecture est-il sismique, haché malgré la calligraphie souvent ouverte par l’absence de ponctuation. Chaque mot, dans chaque énumération, authentifie une appartenance à un monde, à une histoire ; une authentification prise au dépourvu par tout ce qu’elle reconnaît, qu’elle nomme alors que chaque mot, nom, suspend, rature par sa simple profération le mot, nom, qui le précède, et qui, à peine dit, disparaît derrière celui qui le suit : «Malgré toutes les richesses que connaît actuellement ce pays – gaz, pétrole, or, argent, bazar où l’on trouve absolument “tout” ? : pièces détachées pour voiture, machine à laver, savonnettes, clous, fils de fer, colles, foulards, chaussures, paires par paires, semblables ou différentes, montres avec aiguilles ou sans, cadran horaire, vêtements, sous-vêtements, bandes dessinées, plusieurs formats de livres dont on ignore les provenances, des buvards, des cahiers, des lunettes, des brosses à dents, des poupons, des petites filles marionnettes enveloppées par différents tissus, coton, soie, fibres synthétiques, des mini-ordinateurs pour enfants… ». Il était une fois l’Algérie est certes une œuvre sombre, aussi sombre que l’histoire du pays, mais ô combien salutaire tant elle est l’œuvre d’un analyste exceptionnel, d’un poète qui a toujours été dans cette histoire dont il parle avec pudeur, sans jamais mettre en avant son propre nom. Une œuvre salutaire car elle propose des réponses à toutes celles et à tous ceux qui considèrent la violence en Algérie comme une énigme hermétique à l’interprétation et elle nous met face à notre irrationalité : «Pourquoi avoir mis tous ces enfants au monde si c’est pour les tuer par la suite ?» Ce conte roman est une œuvre qui parle d’un pays-champs de désolations

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