Une humaine tragédie du pouvoir
par Sandrine Meslet
Les pays coloniaux conquièrent leur indépendance, là est l’épopée. L’indépendance conquise, ici commence la tragédie.
Aimé Césaire
Aimé Césaire signe une tragédie sombre et énigmatique au cœur du pouvoir haïtien au début de l’Indépendance. Premier état à proclamer son Indépendance par la puissance et la force de son insurrection, Haïti est également le premier état à faire l’expérience de la démocratie et de la difficulté à surmonter les ambitions personnelles de chacune des figures de la décolonisation. Comment alors prendre et affirmer le pouvoir sans tomber dans la tyrannie ? Quels vieux démons guettent les jeunes démocraties dans un moment de transition où le pire redevient possible ? C’est autour de cette tragédie de l’histoire que va se jouer la folie et la démesure des hommes et de leurs actes.
Le ballet des symboles
La scène inaugurale de la tragédie césarienne du roi Christophe[1] propulse littéralement le spectateur au beau milieu d’une arène où se déroule un combat de coqs, dernière occupation en date à laquelle s’adonnent avec passion les haïtiens de l’Indépendance. Les deux champions qui concourent portent ainsi chacun le nom d’un des deux leaders politiques autour desquels se cristallise la politique d’Haïti. D’un côté, Christophe, le futur roi, et de l’autre, Pétion, le président de la République se disputent la suprématie de l’Ile, chacun proposant une vision distincte et personnelle du pouvoir. Le prologue permet également une mise en contexte de la pièce par l’intermédiaire d’un présentateur–commentateur venu résumer les forces en présence dans l’île :
Une fois l’indépendance acquise, Haïti née sur les cendres fumantes de Saint-Domingue, une république noire fondée sur les ruines de la plus belle des colonies blanches, Christophe devint tout naturellement un des dignitaires du nouvel Etat[2].
On passe alors de l’arène du combat de coq à une joute verbale, que se livrent les deux leaders politiques à l’ouverture de l’acte I, l’affrontement rend compte de la difficulté à concilier les différentes tendances issues de l’insurrection. La parlure des personnages, marquée par la troisième personne, offre la possibilité d’entendre un méta discours. Ils construisent leur propre mythe à travers leur dialogue, ce ne sont plus deux hommes qui s’affrontent mais deux systèmes, cette extrapolation s’avère dangereuse et néfaste pour mener à bien l’Indépendance de Haïti. La guerre qu’ils se livrent dans la suite de la pièce est à la hauteur de ces représentations initiales du pouvoir à jamais inconciliables, rappelons que Pétion refusera la paix proposée par Christophe avant de la vaincre définitivement. Le combat, comme dans l’arène, s’achèvera par la mort d’un des champions.
Les éléments propres à la tragédie viennent renforcer la dimension symbolique de la pièce, on note ainsi l’intervention ponctuelle d’un chœur, comme celui des Erénnies dans la tragédie grecque, annonçant la fin de la fortune du roi Christophe et préparant le renversement de situation qui s’opère au milieu de la pièce.
De l’antichambre au marché populaire, la tragédie se déroule aussi sur la place publique et permet au roi de prendre la parole devant ses sujets. Le spectateur y trouve une preuve de la ferveur populaire autour du roi, qui prône le recours massif au travail pour reconstruire une identité haïtienne. Cependant, la répétition du couronnement laisse entrevoir un pouvoir aux accents grotesque et farcesque, les titres honorifiques accordés à la Cour Duc de Trou bonbon, Duc de la limonade, Duc de la Marmelade, emplis de dérision, offre une parodie de démocratie encore trop calquée sur le pouvoir colonial. Mais l’onomastique révèle aussi, et surtout, le caractère ridicule des noms donnés par les colons aux noirs d’Haïti.
Christophe tyran ou bien rêveur ?
Christophe représente avant tout l’ascension d’un homme du peuple. Il mêle des traits de tyran et de monarque éclairé et semble à la hauteur du paradoxe de l’Indépendance ; tout à la fois tourné vers l’avenir mais condamné à vivre avec un héritage trop lourd. C’est un homme face aux hommes qui tente de prouver l’auto gérance de l’homme noir « Oui, je ne hais rien tant que l’imitation servile[3]… » mais tombe dans le piège de la reconduction tyrannique et échoue dans sa tentative de changer le système.
Il n’hésite pas à éliminer ses opposants et réduit la justice à une simple mise à mort. Ainsi, Métellus l’insurgé et l’Envoyé du roi de France sont-ils exécutés au nom de la suprématie du pourvoir christophien. Comme le laissent entendre les dernières paroles de Métellus, aucun des deux systèmes proposés n’est le bon pour garantir à Haïti son Indépendance :
Christophe ! Pétion !
je renvoie dos à dos la double tyrannie
celle de la brute
celle du sceptique hautain
et on ne sait de quel côté plus est la malfaisance[4] !
L’épouse du roi rappelle dans une longue tirade l’ascension qui mène Christophe du statut d’esclave à celui de maître incontesté de Haïti.
Christophe !
Je ne suis qu’une pauvre femme, moi
j’ai été servante
moi la reine, à l’Auberge de la Couronne !
Une couronne sur la tête ne me fera pas
devenir
autre que la simple femme,
la bonne négresse qui dit à son mari
attention !
Christophe, à vouloir poser la toiture d’une case
sur une autre case
elle tombe dedans ou se trouve grande !
Christophe ne demande pas trop aux hommes
et à toi-même, pas trop !
Et puis je suis une mère
et quand parfois je te vois empoté sur le cheval
et ton cœur fougueux
le mien à moi
trébuche et je me dis :
pourvu qu’un jour on ne mesure pas au malheur
des enfants la démesure du père.
Nos enfants, Christophe, songe à nos enfants.
Mon Dieu ! Comment tout cela finira-t-il[5] ?
Elle prend seule la mesure de l’échec à venir de son mari, il n’existe pas pour Christophe de devenir heureux à sa cause, son exigence lui sera fatale. Cet avertissement se fait sous la forme d’une prière qui se transforme en la litanie suite à la réprise de l’apostrophe « Christophe ».
De la tragédie de la démocratie à la solitude d’un homme
« Antiblanc tout comme un autre, mais j’avoue que le champagne[6]. »
A l’intérieur de la pièce, le peuple est divisé en deux catégories, celle des paysans et celle des militaires, dont les intérêts apparaissent inconciliables puisqu’ils désirent posséder la même chose : de la terre. Cependant pour régner Christophe se doit de récompenser une classe plus qu’une autre afin d’assurer la sécurité de l’Etat. En délaissant les paysans Christophe ouvre une brèche et condamne ces derniers à prendre parti pour son adversaire. Il continue à décevoir en faisant preuve de clémence face à Pétion et en ne laissant pas son armée l’écraser :
Laissons cela, vous dis-je. Il n’y aura pas d’assaut. J’abandonne toute idée de campagne, et d’abord le siège de cette ville. J’ai dépêché un émissaire à Pétion. J’espère qu’il comprendra que le moment est venu d’en finir avec nos querelles pour édifier ce pays et unir ce peuple contre un danger plus proche qu’on ne suppose et qui menacerait jusqu’à son existence même ![7]
Le dialogue entre deux paysans, au moment de l’intermède entre les actes II et III, laisse entendre une lassitude, eux qui pensaient pour la première fois que leur travail leur permettrait d’accéder à la propriété se sentent trahis « Nous sommes l’armée souffrante, Monsieur Patience… même, tous colonels de l’armée souffrante, et même que je vous dis que quand elle aura perdu patience, compère Patience, ils en auront pour leur grade au château[8]. »
Le roi Christophe pense dompter les éléments et les asservir, mais l’orage et la foudre se déchaînent contre ce qu’il installe, ses travaux titanesques se soldent par une destruction massive. Tout ce qu’il croyait maîtriser lui échappe comme si le roi Christophe avait péché par orgueil en pensant venir à bout de choses qui le dépassent. Le mauvais œil guette le roi Christophe et la cérémonie vaudou ne fait que retarder de quelques jours l’issue fatale. La paralysie puis la mort de Christophe symbolisent l’impuissance et l’inefficacité de l’action de l’homme dans ces moments de l’histoire où les événements se présentent comme hors de portée. Christophe est le premier maillon d’un échec annoncé, ne prenant pas suffisamment la mesure des paradoxes propres à l’Indépendance.
La tragédie illustre l’incontournable devoir, pour les dirigeants des Indépendances, de concilier l’héritage de la colonisation et des racines africaines. Le jeu dangereux des mémoires ne doit pas conduire à l’impossible synthèse mais à l’émergence d’un nouveau regard :
Savez-vous pourquoi il travaille jour et nuit ? Savez-vous, ces lubies féroces, comme vous dîtes, ce travail forcené… C’est pour que désormais il n’y ait plus de par le monde une jeune fille noire qui ait honte de sa peau et trouve dans sa couleur un obstacle à la réalisation des vœux de son cœur[9].
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