« Trouver une langue[1] »
par Virginie Brinker
Dans Demain j’aurai vingt ans[2], son huitième roman, Alain Mabanckou conte une enfance, celle de Michel, dix ans, un enfant de Pointe-Noire dans le Congo Brazzaville des années 1970. Fils de papa Roger, son père « nourricier » (déjà marié à maman Martine avec laquelle il a plusieurs enfants) et de maman Pauline, Michel aspire à se marier avec Caroline, la sœur de son meilleur ami Lounès, et à avoir avec elle deux enfants, une voiture et un petit chien blanc.
Un roman autobiographique
Michel n’est pas Alain Mabanckou, mais il lui ressemble. L’auteur est né en 1966 à Pointe-Noire avant de partir en France à 22 ans. Le pacte autobiographique n’existe pas en tant que tel, le protagoniste ne portant pas le nom de l’auteur, en dépit de la dédicace : « Pour ma mère Pauline Kengué – morte en 1995. Pour mon père Roger Kimangou – mort en 2004 ». On a cependant affaire à une écriture autobiographique comme on le voit par la syntaxe employée qui mime parfois les paroles de l’enfant, comme pour mieux nous faire entendre sa voix, actualiser sa présence en tant que narrateur : « Il y a aussi la photo de Marx et Engels. Il paraît qu’il ne faut pas séparer ces deux vieux qui sont comme des jumeaux (…). C’est grâce à eux que les gens savent maintenant c’est quoi le communisme » (p. 16), ou encore : « Yasser Arafat c’est lui le Président de la Palestine, un pays que les gens ne veulent pas reconnaître que c’est un pays comme notre pays » (p. 175). Mais ce sont surtout les effets de double registre entre le Moi racontant (et son temps ancré) et le Moi raconté (et son temps coupé) qui ordonnent le vécu dans une dimension rétrospective et ancrent ainsi l’œuvre dans une dimension autobiographique. C’est le cas, par exemple, de la narration de la rencontre de Pauline et Roger alors qu’elle a quitté « le gendarme », le père biologique de Michel, et travaille au Grand Marché de Pointe-Noire : « Or, ce qu’elle ne savait pas, c’est que c’est là, dans ce Grand Marché de Pointe-Noire, que sa vie à elle allait changer. La mienne aussi » (p. 95).
Par ailleurs, Demain j’aurai vingt ans joue avec l’intertextualité autobiographique, comme pour mieux ancrer le récit dans le genre mais aussi pour malicieusement s’en démarquer et chanter ainsi la singularité humoristique de l’œuvre. Ainsi, l’on voit notamment l’ambivalence de l’intertextualité autobiographique dans cet extrait de la fin du premier chapitre, qui n’est pas sans évoquer le baiser du soir, véritable rituel du coucher de Combray, dans Du côté de chez Swann de Marcel Proust[3] : « Je me calme dès que j’entends ça et maman Pauline se penche vers moi, me touche juste la tête, mais ne me donne pas un baiser comme dans ces livres qu’on nous lit en classe et qui se passent en Europe, surtout en France » (p. 18). Les références aux classiques de l’enfance et de l’autobiographie ne sont ainsi pas dénuées d’humour. Dans l’exemple suivant, l’hommage est une nouvelle fois parodique : Mabélé, le rival amoureux de Caroline, est un chantre de Marcel Pagnol, « quelqu’un qui écrit des livres sur sa mère, sur son père et sur leurs quatre châteaux » (p. 112). Ancré dans la tradition autobiographique africaine, d’un Camara Laye[4] ou d’un Cheikh Hamidou Kane[5] – on pense en effet à la rencontre du fou « philosophe » lorsque Michel cherche la petite clef qui ouvrira le ventre de sa mère –, Demain j’aurai vingt ans offre un point de vue pourtant tout à fait singulier où le pays, la famille et la ville ne sont pas idéalisés.
La visée satirique et la modalité du « regard neuf »
Mais le point de vue de Michel offre une autre originalité. Via « La Voix de l’Amérique », la radio américaine qu’il écoute en famille, sorte de fenêtre sur le monde, il regarde les événements des années 70 extérieurs à son pays et s’en soucie. Il est en effet question, entre autres, de Bokassa et ses diamants, d’Idi Amin Dada, de Mobutu et de la Révolution iranienne. Le personnage du Chah d’Iran fait d’ailleurs le liant entre plusieurs chapitres du livre, Michel prenant fait et cause pour lui. Nous sommes donc aux antipodes du regard traditionnel de l’Occident sur l’Afrique, puisque c’est ici un petit africain qui regarde le monde du haut de ses dix ans. Ce procédé rappelle celui du « regard neuf » qu’ont pu utiliser certains auteurs du XVIIIe, à l’instar de Voltaire ou de Montesquieu. Michel rappelle ainsi le Candide de Voltaire dont la déconcertante naïveté est un redoutable procédé de l’ironie : « En principe un immortel c’est quelqu’un qui est comme Spiderman, Bleck le Roc, Tintin ou Superman qui ne meurent pas. Je ne comprends pas pourquoi nous on doit dire que le camarade président Marien Ngouabi est immortel alors qu’on est au courant qu’il est bien mort, qu’il est enterré au cimetière Etatolo» (p. 17). L’usage de la fausse naïveté du protagoniste ressort également dans cet exemple raillant le despotisme du président : « Les gens racontent d’ailleurs que lorsqu’il y a une réunion du président de la République, du Premier ministre, du ministre de la Défense et du président du PCT[6], notre président reste d’abord seul dans la salle pour discuter avec lui-même et il parle d’abord en tant que Premier ministre, puis en tant que ministre de la Défense, et enfin en tant que président du PCT. Voilà pourquoi cette réunion dure plus longtemps que lorsqu’il est avec ses ministres » (p. 69). Mais les cibles de la critique sont plurielles, comme l’indique cet exemple : « Les Français nous aimaient bien et nous aussi on les aimait bien. Ils nous aiment encore aujourd’hui parce qu’ils continuent à bien s’occuper de notre pétrole qui est dans la mer de Pointe-Noire sinon nous autres on va le gaspiller ou le vendre aux Américains qui en ont besoin pour faire marcher leurs grosses voitures » (p. 72-73).
Par ailleurs, les chapitres consacrés à l’école sont tout à fait édifiants. L’école valorise la répétition, le par cœur, en un mot, le « bourrage de crâne », comme dans cet exemple où Adriano, le meilleur élève de la classe, récite le discours du 31 décembre 1969 du premier chef d’État de l’indépendance, « l’immortel Marien Ngouabi » (p. 188). Dans ce passage, l’artificialité de l’intelligence est comme mise à distance par la dramatisation du texte et sa mise en scène, et même en spectacle. Tout prête à croire que Michel, quant à lui, élève plutôt discret, ne sera pas un élève perroquet « quand il aura vingt ans », l’un des enjeux du récit pour lui étant in fine et métaphoriquement, nous semble-t-il, de trouver sa propre voie/voix.
L’apprentissage des mots comme parcours initiatique
Comme dans toutes les autobiographies d’écrivains, le passage à l’écriture est un moment-clé de l’œuvre. Dans Demain j’aurai vingt ans, l’écriture est d’abord pensée en termes de manque. Contrairement à son rival Mabélé, qui écrit à Caroline, des poèmes – « Mabélé m’écrit des poèmes chaque jour, et dans ses poèmes j’ai des yeux très bleus et de très longs cheveux blonds comme les poupées des filles de l’Europe » (p. 113) – fussent-ils des pastiches truffés de poncifs, Michel n’a jamais écrit à Caroline. L’écriture fait pourtant partie de ses aspirations et d’une des activités qu’il se voit faire, quand il aura vingt ans, pour reprendre le titre, comme il le confie à Geneviève, la copine de son frère Yaya Gaston (p. 222). On assiste dans le roman, à la quête d’une écriture, la naissance d’une langue propre, conquise sur le terrain de celle des autres, certes, mais qui ne tombe jamais dans la redite stérile. L’apprentissage que Michel fait des mots des autres lui permettra en effet de trouver sa langue avec malice, une langue pleine de vie et d’humour.
C’est pourquoi la découverte des mots des autres – les adultes, les Occidentaux – est souvent présentée dans l’œuvre de façon décalée et humoristique, comme dans ce passage savoureux et résolument burlesque où les mots de l’Oncle René, un militant communiste, sont détournés de leur acception première : « Maman Pauline m’a expliqué que si quelqu’un te traite « opium du peuple » il faut que tu fasses la bagarre tout de suite parce que c’est une insulte grave et que tonton René ne peut pas utiliser un mot très difficile comme « opium » juste pour rire » (p. 14). Le décalage lié à l’usage des mots découverts est ainsi un procédé courant dans l’œuvre comme c’est le cas de l’adjectif « évoluée » employé pour Caroline, la fiancée de Michel : « Lorsque Caroline me regarde, je me sens le plus beau du monde. On a le même âge, mais elle, elle sait beaucoup de choses sur nous autres les garçons. Maman Pauline dit qu’elle est une fille évoluée. J’ignore ce que ça signifie (…). Maman Pauline dit que Caroline peut préparer un plat de feuilles de manioc aux haricots, ce que beaucoup de grandes personnes ne réussissent pas toujours. Elle est vraiment bien évoluée » (p. 23). La langue française devient aussi objet de raillerie, comme avec la découverte de la chanson de Georges Brassens et de la locution latine alter ego : « – Alter ego c’est pas du français, dit Lounès. / – C’est dans quelle langue alors si c’est pas du français ? / – A mon avis, ça vient du patois d’une tribu d’Europe. / – Une tribu ? » (p. 79). Et l’enfant apprend parfois à ses dépens à se familiariser avec les mots des autres, comme dans l’affaire du bulletin scolaire caché, motivée par tout un quiproquo linguistique, l’enfant n’ayant pas compris le terme « assidu » (p. 212) noté par le maître dans son bulletin.
Le premier pas vers l’écriture est franchi à la page 123, dans une lettre-poème à Caroline, touchante et pleine d’humour : « Je te promets que je lirai les livres de Marcel Pagnol / Quand je serai grand / Mais je ne te construirai pas un joli château / Je te construirai une jolie maison en planches / Comme celle de Maman Pauline et papa Roger / Un château c’est trop grand / J’ai peur que mes rêves se perdent dedans / Et qu’on dise de moi que je ne suis qu’un capitaliste / Or je ne veux pas avoir les globules rouges des capitalistes / Sinon mes deux sœurs ne vont plus me reconnaître / Et elles vont me chasser du Ciel le jour où j’arriverai là-haut… » (p. 124). L’humour et l’émotion sont ici suscités par une forme de connivence avec le lecteur, une forme de partage de l’intimité, cette première lettre évoquant plus ou moins directement des anecdotes ou tranches de vie déjà narrées dans le roman, comme la rivalité avec Mabélé, le matérialisme de Caroline, l’amour pour les parents, l’intolérance de l’oncle René, la mort des deux petites sœurs, sa « Sœur-Etoile » et sa « Sœur-sans nom »…
La première découverte littéraire à proprement parler intervient à la page 156. C’est celle d’ « Arthur » – « le jeune homme au visage d’ange » – Rimbaud, dont les mésaventures avec Paul Verlaine sont immédiatement rapprochées du dérisoire problème d’alcoolisme du voisin, Monsieur Vinou. Et de Rimbaud nous passerons à San Antonio… Les figures tutélaires apparaissent donc comme d’emblée marquées du sceau de la parodie. On ne s’étonnera donc pas que la quête initiatique de cette voix/voie propre passe à l’échelle de l’œuvre dans son ensemble par les deux grandes modalités de la parodie (le détournement du modèle) que sont les registres burlesque et héroï-comique. Ces deux registres, particulièrement utilisés dans l’œuvre, miment l’écart et la transgression nécessaires à l’enfant pour trouver son style, et constituent parallèlement les principales ressources comiques du roman et ce qui en fait son sel. Le burlesque, qui consiste à dégrader une figure élevée par un style bas, apparaît quelques fois au détour d’une simple phrase : « si on est mort on ne revient plus, sauf Jésus qui est capable de faire des miracles, de ressusciter, on dirait que la mort n’est pour lui qu’une sieste de l’après-midi » (p. 20). Ailleurs, le chef d’état ougandais, Idi Amin Dada est moqué parce qu’il s’appelle « Dada », « comme le nom de ce chien de notre quartier qui a une queue en spirale et un œil qui suinte du matin au soir » (p. 130) ; le Chah d’Iran dont Michel suit les pérégrinations à la radio, manque de devenir un « clochard international » (p. 152), tandis que maman Pauline appelle Engels, « Angèle » (p. 141) ! Inversement, les moustiques de la chambre de Marcel sont désignés quelques pages plus loin comme une véritable « armée » contre laquelle le Flytox ne peut rien (p. 22), « la radiocassette » de papa Roger est regardée par maman Pauline « avec crainte comme si c’était une bombe qui allait exploser dans quelques minutes et nous tuer tous les trois » (p. 54). Le procédé est ici inversé, on applique un style noble à un sujet bas, comme dans le registre héroï-comique.
La lecture jouissive de ce texte, profond et drôle, nous plonge certes dans l’esprit d’un jeune garçon des années 70 au Congo, mais peut-être avant tout dans celui d’un écrivain, dont l’objectif recherché est de « trouver une langue », comme le disait Rimbaud. Mission accomplie !
[1] Arthur Rimbaud, « Lettre à Paul Demeny, dite du Voyant », 15 mai 1871.
[2] Alain Mabanckou, Demain j’aurai vingt ans, Gallimard, août 2010.
[3] « Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. »
[4] Camara Laye, L’Enfant noir, 1953.
[5] Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, 1952.
[6] Parti Congolais du Travail.
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